Je passe sur les détails scabreux de l’exhumation du cadavre et de l’autopsie par le célèbre Pr Lacassagne pour retenir un passage du texte qui concerne l’exposition au public de la malle sanglante.
Le voici :
Le 23 novembre [1889] furent (...) exposées à la morgue du Châtelet la malle de Millery ainsi que sa réplique fabriquée (...) par un layetier-emballeur. (...) Plusieurs gardiens de la paix veillaient sur la funèbre relique car il fallait éviter que les fétichistes du crime, qui raffolent de ce genre d’exhibition, ne parvinssent à dérober quelques morceaux de la moleskine rouge dont était capitonnée l’intérieur de la malle.
En l’espace d’une douzaine de jours, vingt mille personnes défilèrent sans grand succès devant la pièce à conviction. Selon Le Petit Journal du 24 novembre, « les femmes restaient toutes pâles et toutes heureuses à la fois de l’émotion que leur procurait le sinistre colis... Plusieurs vieilles dames essayaient d’enlever subrepticement une parcelle quelconque de la moleskine rouge-brun qui recouvre la malle du crime » .
- « Nous au village aussi l’on a de beaux assassinats. » G. Brassens.
- Saint-Germain-Lespinasse (Loire) - Plaque tombale en hommage aux époux Laboure, fermiers assassinés dans la nuit du 18 avril 1909.
Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est la mention chiffrée de la foule qui se déplace pour voir l’un des objets du crime. Vingt mille personnes c’est considérable mais pas étonnant pour l’époque. En effet, selon Bruno Bertherat, « les trente dernières années du siècle connaissent une recrudescence du goût pour la mort ». Ainsi, en 1876, au moins deux cent mille personnes ont été voir à la morgue de Paris le cadavre de « la femme coupée en morceaux ». De même, le journal L’Éclair dans son numéro du 29 août 1892 précise que l’établissement parisien a reçu en un an pas moins d’un million de visiteurs ! La curiosité, malsaine, semble être la seule motivation des badauds pour le spectacle de la mort. L’exposition publique des cadavres dans les morgues, comme les exécutions capitales sont alors un spectacle populaire qui fascine comme on le voit lors de l’exécution des assassins des dames Gayet à Saint-Cyr-au-Mont d’Or, près de Lyon, en 1859 :
Dans la nuit qui précéda l’exécution, une foule considérable se transporta de Lyon à Saint-Cyr. Les ouvriers de la Croix-Rousse y vinrent en rangs serrés. Depuis minuit, la foule s’entassa le long du coteau et dans les creux des chemins. Il n’y avait pas un espace vide sur l’herbe, ni dans la poussière des routes. Par moment, des feux de bengale jetaient des lueurs rouges ou bleues sur ces masses qui se culbutaient et parfois se poursuivaient jusque devant l’échafaud qui avait été dressé la veille. (...) On s’arracha la place aux fenêtres des maisons qui furent l’objet d’une scandaleuse spéculation, même celles des sœurs de Saint-Joseph.
À 5 heures du matin, la troupe et la gendarmerie arrivent et préparent l’enceinte réservée. Le contemporain anonyme dont nous rapportons le récit continue ainsi : « C’était le plus curieux spectacle la foule entassée, empilée à droite de l’échafaud, ondulait constamment de haut en bas et, à chaque instant, il semblait que ces vagues humaines allaient se briser sur les baïonnettes des fantassins. Les champs étaient ravagés et piétinés, les récoltes pillées. Les arbres étaient habités jusqu’aux plus hautes branches, une branche de noyer où se trouvaient au moins dix personnes se rompit, néanmoins sans accident sérieux. »
À 6 heures, le cortège apparut précédé par un peloton de dragons. La voiture cellulaire s’avança escortée de gendarmes entre deux haies de militaires. Trois prêtres accompagnaient les criminels. Successivement, Joannon, puis Chrétien et Deschamps subirent leur châtiment. Il y eut à Saint-Cyr, ce matin-là, une foule immense, peut-être cent mille personnes, comme un vieux contemporain nous l’a affirmé, en tout cas sûrement trente mille à quarante mille.
On le voit, « les beaux assassinats passionnent le siècle » et une foule bigarrée, issue de tous les milieux sociaux, se déplace en famille à l’exécution capitale et à la morgue comme elle va alors à une représentation théâtrale.
À noter : Par un décret de mars 1907, le préfet de police Lépine a mis un terme à l’exposition publique des cadavres dans les morgues. Mais il faut attendre 1939 pour que les exécutions capitales cessent d’être ouvertes au public. |
Pour en savoir plus :
- Pierre Darmon, La Malle à Gouffé, le guet-apens de la Madeleine, Paris Éditions Denoël, 1988.
- Une présentation de l’affaire de Millery par la Bibliothèque de Lyon.
- Bruno Bertherat, Les visiteurs de la morgue, in L’Histoire, numéro 180, septembre 1994, pages 16-21.
- Docteur Gabourd, Saint-Cyr et les Monts d’Or, Lyon, Éditions Égé, 1977.