Pour la pêche, comme dans la Royale ou le Commerce, l’équipage est hiérarchisé, mais beaucoup moins : en tête le maître, appelé plutôt patron après la Révolution, puis les matelots, le novice, le mousse. Il comprend de quatre à six hommes sur un sardinier du 18e siècle, jusqu’à huit à dix pour un thonier à la fin du 19e siècle. Après 1900, les premiers chalutiers embarquent numériquement plus d’hommes, mais proportionnellement au tonnage, dix fois moins !
Première région maritime de France, la Bretagne dispose d’un vivier de marins, dont le nombre augmente et même quadruple en un siècle. Elle recense en 1787 un tiers des effectifs nationaux, soit 22.000, et en 1887, les trois quarts, soit 86.000 sans compter les retraités.
Toutefois, même si le nombre de pêcheurs est multiplié par six de 3.000 à 18.000, il ne représente que 15 à 20% des inscrits maritimes. Il est insuffisant lors de certaines pêches comme la sardine, surtout dans le Morbihan. Des saisonniers sont donc embauchés. Au 18e siècle, ils sont souvent d’origine paysanne : « les bons marins viennent de la terre » disent certains. A Port-Louis, ils quittent momentanément la campagne voisine de Plouhinec, Kervignac ou Merlevenez, et doublent la population côtière bien avant la vague touristique. Malgré une pêche aléatoire, ils espèrent arrondir leur fin de mois. Ils servent principalement aux manœuvres du bateau. Ils n’ont pas de compétences spécifiques, sinon la robustesse, la vitalité, la persévérance. Ils sont donc souvent jeunes, moins de 40 ans. Ils ne sont pas systématiquement embarqués d’une saison à une autre, et ne la finissent pas toujours lorsque les travaux urgents des champs les appellent. D’autres se fixent et deviennent professionnels, comme a priori l’ancêtre Yves Le Duic en 1670. Au 19e siècle, bien des embauchés sont des fils de pauvres ouvriers des conserveries ou des chantiers navals arrivés de l’intérieur des terres une génération plus tôt en quête de fortune. Malgré la professionnalisation constante, quelques citadins, voire même des étudiants, sont encore recrutés de nos jours. Jusque dans les années 1960, les prétendants à l’embarquement sont testés lors de fêtes, se déroulant généralement le lundi de Pâques. Ils doivent ramer dans le vide avec de lourds avirons, comme sur le muret de l’église à Gâvres. Repartis entre deux plates, ils doivent aussi tirer sur des vieux filets pour faire tomber à l’eau l’équipage opposé. Ils doivent encore marcher sur des rondins, toujours sans tomber à la mer. Pendant la journée, rires et moqueries éclatent devant la maladresse de certains, vin et cidre coulent à flot, tandis que les patrons repèrent les meilleurs éléments. Le soir venu, les équipages sont constitués et se rassemblent autour d’une grande cotriade. L’ivresse aidant, de joyeuses bagarres explosent parfois. L’engagement est très souvent une promesse orale. Les premiers contrats écrits ne sont signés qu’à la fin du 19e siècle à Douarnenez entre l’armateur, qui verse l’avance forfaitaire appelée « droit de sillage », et le matelot, qui peut être poursuivi légalement par les forces de l’ordre, s’il ne se présente pas le jour prévu de l’embarquement.
Après la Révolution, avec la progression démographique et le besoin de rentabilité, l’équipage est plus professionnel, plus recruté au sein du milieu maritime, plus apparenté au patron : frère, beau-frère, fils, neveu, cousin, oncle... Ceci est bien visible à travers les rôles d’équipage. En 1785, sur la Sainte-Anne de Gâvres, seuls le patron Jean Le Duic et le premier matelot Louis Le Costevec son beau-frère sont des marins classés, le mousse Etienne, fils du patron, ne l’est pas encore. Jean Robin de Riantec et Julien Le Port de Plouhinec sont vraisemblablement des paysans. Près d’un siècle plus tard, en 1876, sur la Marie-Laurence, tout l’équipage est désormais inscrit et pratiquement apparenté au patron : Aubin Le Duic embarque notamment deux de ses fils et son beau-fils Jean-Marie Le Garrec. Bien d’autres exemples apparaîtront dans les pages suivantes.
Sous l’Ancien Régime, le patron est souvent le seul marin professionnel. Il a acquis une solide expérience en embarquant comme mousse sur la chaloupe de son père, de son oncle ou de son frère aîné, lorsque le premier est prématurément décédé. Il est parfois très jeune, lorsqu’il s’agit de remplacer l’ancien maître disparu, absent ou âgé. Car lorsque les familles sont propriétaires de leur outil de travail, comme à Port-Louis, elles ne veulent pas le laisser inactif. Si l’âge minimum requis semble être de 18 ans, les deux tiers des patrons sont âgés de plus de 40 ans. Un bon patron de sardinier sait repérer les bancs, préparer la rogue, choisir le moule de filet adéquate au maillage des poissons, vendre au meilleur prix. Il doit être énergique. Son autorité n’est jamais discutée, mais il l’impose rarement, car ses hommes connaissent parfaitement leurs rôles et sont un peu comme ses associés. Il a de grandes responsabilités vis à vis d’eux. Sa fierté en fin de carrière est de n’en avoir jamais perdu un en mer.
Le fils aîné devient le plus souvent patron, en reprenant la chaloupe de son père, mais pas toujours. Certains cadets le deviennent aussi, lorsqu’ils quittent le domicile paternel, surtout au 18e siècle. La plupart font toutefois carrière dans le commerce ou dans la Royale. Lorsqu’ils embarquent à la pêche, c’est plus en simples matelots entre deux campagnes au long cours. Dans certaines familles, le père teste ses fils avant de confier son bateau au plus capable.
Lorsque que le père vieillit, il cède le commandement de sa chaloupe à l’un de ses fils. Dans la 2e branche de Gâvres, Aubin II confie la Marie-Laurence à son aîné Laurent, puis à son benjamin François, qui deviendra définitivement patron pêcheur. Dans la 3e branche de Gâvres, Paul II confie la Marie-Florentine à son aîné Louis, qui doit toutefois s’absenter pour son service de 1878 à 1880. Plus tard, ce dernier cède à son cadet Julien le Fête-de-Dieu.
Un mousse embarque souvent dès 10 ou 12 ans et devient novice vers 16 ou 18 ans. Lorsqu’il débute à plus de 20 ans, il devient rapidement matelot. « Aussitôt que le fils d’un matelot sait marcher, il joue au bord de la mer, il monte dans les manœuvres, il suit son père à la pêche. Il voit le danger sans le connaître, il se familiarise avec lui sans y faire attention. A peine a-t-il atteint l’âge de huit à dix ans qu’on lui donne de l’emploi sur le bateau-pêcheur. Son grade et ses fonctions augmentent avec l’âge, il les a faites toutes alternativement lorsqu’il parvient à l’âge mûr, et il a alors acquis des connaissances, une expérience, une hardiesse qu’aucune autre voie ne peut procurer et auxquelles rien ne peut suppléer », selon le maire de Dieppe en 1775. Le mousse est affecté aux tâches et corvées les plus ingrates : garde du bateau pendant que les hommes sont au café, nettoyage du plancher et des bancs, entretien des filets, préparation de la rogue, approvisionnement en eau douce et en bois pour le feu, préparation et service des repas à bord... Il fait souvent l’objet de brimades, de plaisanteries, mais au fond, plus qu’au long cours, les matelots le respectent, car c’est souvent le fils du patron, et peut-être même leur futur patron ! _ D’ailleurs, il tient parfois la barre. Il commence parfois comme « mousse à terre », s’occupant uniquement de la préparation du bateau, même s’il est inscrit sur le rôle d’équipage. Avant le premier embarquement, il doit néanmoins être baptisé à travers un bizutage. Ses camarades de jeu le mettent à nu de force, l’enterrent dans le sable jusqu’à la ceinture, ou lui briquent tout le corps avec du gravier et des vers de vase, selon des témoignages vers 1900 à Audierne. Ils lui attribuent ensuite pour toute sa vie, un sobriquet inspiré de son attitude, de ses travers ou ceux de sa famille. Et tous ensemble, ils entonnent des chansons paillardes, comme les « Plaisirs de l’homme saoul ». Le jeune marin revenu à la maison, le père s’empresse de connaître son nouveau nom, tandis que la mère s’inquiète plus de sa santé. Les mousses orphelins sont prioritairement embarqués.
Un équipage est rarement composé d’hommes tous jeunes ou tous vieux. En général, le maître est un peu plus âgé que ses matelots, sans être toujours le plus vieux. Il embarque en effet souvent un matelot de plus de 50 ou 60 ans. Ce matelot possède l’expérience. C’est parfois un ancien maître, voire même le père, qui a cédé définitivement ou provisoirement son rôle à son fils. C’est le cas de Louis et François Le Duic, les deux plus jeunes patrons de la famille au 19e siècle.
D’après les chiffres précédents, avec un équipage de quatre hommes, hormis le patron, les matelots embarquent sur le même bateau en moyenne pour quatre années à la fin de l’Ancien Régime. Au 19e siècle, d’après les données sur la famille Le Duic, ils ne le font plus que pour 15 mois sur 2,3 saisons d’armement pas spécifiquement d’affilées (soit environ 6 mois par saison). Plus précisément, 71% n’embarquent que pour 2 saisons et 63% pour au plus 12 mois cumulés. Seuls 18% embarquent au moins 4 saisons et 6% au moins 48 mois. Ils sont très souvent apparentés au patron, un fils surtout, un frère parfois. Louis (1853+1931), le plus fidèle, reste souvent plus de dix saisons sur chaque bateau, peut-être aussi avec le même patron.
Tant que sa santé est bonne, un pêcheur professionnel peut embarquer 70 années, de l’âge de 10 à 80 ans ! Comme les autorités maritimes ne s’intéressent guère aux hors de services, les fins de carrières sont parfois incomplètes sur les registres de matricules. D’ailleurs, les anciens ne s’inscrivent pas toujours sur un rôle d’équipage non plus. Ils embarquent pour le plaisir et pas systématiquement. Ils posent des casiers, relèvent quelques lignes... Ils montent parfois un canot à plusieurs, le « canot des anciens ». A partir de l’âge de 50 ans, ils deviennent hors de service s’ils ne l’ont pas été plus tôt, et surtout ils obtiennent de l’Etat une pension de demi-solde.
Avec l’évolution des techniques de pêche, de nouveaux métiers apparaissent. Les premiers grands chalutiers embarquent beaucoup plus d’hommes, outre le patron, cinq à six matelots, un novice, un mousse, un cuisinier, mais aussi un radio, trois mécaniciens, trois chauffeurs. Ils recrutent des hommes issus plus du cabotage que de la petite pêche. Les pêcheurs côtiers ont en effet souvent des réticences : « Avec la flotte industrielle, il n’y avait pas de concurrence, ce n’était pas la même pêche, la même vente, le même monde, un peu comme les terre-neuvas de Saint-Malo. On ne connaissait même pas les patrons, ni les matelots, et eux non plus ne s’intéressaient pas à nous », constate Georges Duic. La professionnalisation s’accentue donc au cours du 20e siècle, d’abord pour la grande pêche, puis pour toutes. Mais l’apprentissage et le recrutement s’effectuent de moins en moins dans le milieu familial. Après la scolarité obligatoire, les futurs matelots sont formés à partir de l’âge de 16 ans dans un Centre d’apprentissage maritime, devenu aujourd’hui Lycée maritime professionnel ou Ecole maritime aquacole, comme à Etel, à Concarneau, au Guilvinec, à Douarnenez ou quatorze autres sites en France. Ils y apprennent les règles de navigation, la manœuvre, la sécurité, la météorologie, les techniques de pêches, la conservation du poisson... Ils suivent aussi un stage en mer. Mais aujourd’hui, provenant des villes ou de la campagne, certains ne sont pas très motivés. Sur une promotion de trente élèves, seuls quelques-uns s’engagent réellement dans le métier, essentiellement les fils de pêcheurs. Les futurs patrons poursuivent dans une Ecole de pêche, souvent regroupée aujourd’hui avec les lycées maritimes. Assurée par d’anciens capitaines, la formation dure quatre à neuf mois pour une promotion d’environ douze élèves. Elle est sanctionnée par un diplôme en fonction des zones de navigation pour les patrons, les lieutenants ou les capitaines de pêche. L’âge minimum requis est de 21 ans avec une expérience d’au moins 12 mois en mer. Après avoir navigué cinq ans comme matelot, Georges Duic a suivi l’Ecole de pêche de Port-Louis, aujourd’hui transférée à Lorient, y a obtenu son brevet de capacitaire, et est devenu patron côtier à l’âge de 26 ans en construisant son bateau.