Ainsi aurait pu commencer l’histoire de la vie du bébé Joannes Mickaël Mann et j’aurais bien aimé vous en raconter la suite et les rebondissements ; malheureusement ma vision quelque peu déficiente et mon latin que je perds trop souvent quand il est confronté à celui du curé Kieffer ne m’ont permis qu’un déchiffrage très approximatif des deux textes qu’il nous a laissé.
- Le baptême de Joannes Mickaël MANN
- Le 23 avril 1755, registre de Gerstheim, 1682-1788 page 90.
- La protestation du père désigné
- Ce texte - non daté - est inséré entre deux actes de baptême consécutifs des 2 mai et 4 juin 1755 (registre de Gerstheim 1682-1788 page 91).
J’ai une pratique déjà ancienne et assidue des BMS, mais c’est là ma première rencontre avec une dénégation de paternité, d’où mon vif intérêt et mes cogitations que j’aimerais que nous partagions.
Mais auparavant, je me dois de vous faire part des résultats de mes recherches :
- 1) Joannes Mickaël Mann, le père désigné, est dit habitant de Hoënheim : il s’agit d’un village protestant situé à une quarantaine de kilomètres de Gerstheim ( lieu de l’accouchement) et à 3 kilomètres de Reichstett le village catholique où résidait la mère.
- 2) Quant à Gerstheim, c’est l’un des 4 villages mixtes de la région et les protestants y sont majoritaires à 70%.
- 3) Je n’ai trouvé aucun lien familial pour la mère Anna Maria Hünenberger à Gerstheim.
- 4) Je n’ai trouvé aucun acte de mariage concernant le père et la mère ni à Hoënheim ni à Reichstett avant la naissance.
- 5) Je ne suis pas parvenu à déchiffrer la mention en marge de l’acte de baptême ; j’ignore s’il date de la rédaction de l’acte ou s’il a été rajouté lors de celle du texte de protestation ; la comparaison des encres semble néanmoins favorable à la première occurrence.
- 6) La naissance hors-mariage est certaine puisque le nom de la mère n’est pas suivi de la mention « conjugum » d’usage pour les couples mariés et que, comme il l’a fait pour tous les bâtards, le curé KIEFFER indique que les précisions concernant le père désigné proviennent de la sage-femme qui les a obtenus lors des douleurs de l’accouchement ; néanmoins, en marge de l’acte, les prénoms et nom du nouveau-né ne sont pas ici suivis de la marque infamante « illeg. » dont il a gratifié les onze autres enfants naturels ( aucun de père inconnu ) baptisés pendant les 16 années de son ministère.
- 7) Je n’ai trouvé aucun acte ultérieur (décès ou mariage) concernant la mère, le père et l’enfant (sous les deux patronymes Mann et Hünenberger) dans les trois villages de Gerstheim (registres catholique et protestant ), Hoënheim et Reichstett.
- 8) Je n’ai pas su où chercher la suite donnée à la protestation : l’enfant est-il resté Mann ou est-il devenu Hünenberger ?
Il s’en suit que les trois protagonistes de notre histoire ont disparu sans laisser aucune trace…
Interrogations et réflexions…
Au delà du regard amusé que l’on peut porter sur ce texte insolite et anecdotique de déni de paternité, ce document incite à la réflexion ; je vous livre quelques unes de mes interrogations.
- 1) Dans la marge des actes de baptême le curé KIEFFER indique les prénoms et le nom du nouveau-né et ce nom est toujours celui du père désigné par la sage-femme pour les naissances hors-mariage.
Le vicaire faisait donc fi de la reconnaissance de sa paternité par le présumé géniteur et attribuait d’autorité son patronyme au baptisé.
Cette pratique, qui choquerait fort la gent masculine de nos jours, était-elle d’usage courant à cette époque où la société primait sur l’individu et où la religion était la colonne vertébrale de la vie sociale ?
La question est d’importance car elle pose le problème du statut social de l’enfant :
L’inscription sous ce nom sur le registre des baptêmes signifiait-elle reconnaissance du fait par toute la communauté ?
Si oui, qui de la mère ou du père putatif avait autorité sur l’enfant et en était responsable ?
Le père malgré-lui était-il de facto astreint à l’entretien de l’enfant ou bien une décision de justice civile ou religieuse était-elle nécessaire pour le lui imposer ?
- 2) La très probable appartenance des parents à deux religions différentes a sans doute joué un rôle dans notre histoire.
L’amour - dit-on - n’a pas de frontière, mais je m’interroge : que pouvaient faire deux jeunes gens dans cette situation ?
Comment vivre une idylle quand on est piégés entre deux communautés séparées et hostiles, l’une résistant farouchement à l’agressive morgue de l’autre confortée par le soutien affiché du pouvoir royal et toutes deux gardant bien en mémoire les exactions de l’autre camp lors de l’abominable guerre de trente ans (1618-1648) qui vida notre Alsace de près de la moitié de ses habitants ?
Les amours mixtes ont forcément existé ; le mariage était-il toléré ? Si oui, à quelles conditions ? Ou bien fallait-il se résoudre au bannissement et à l’exil ? …
Nous ignorons la motivation du choix d’Anna Maria d’accoucher à Gertstheim, village mixte et éloigné (Strasbourg n’était qu’à 10 km…). Mais les prénoms de son fils méritent notre attention ; lui donner ceux de son père n’est pas anodin : plutôt que d’y voir la vengeance d’une femme délaissée décidée à « faire un enfant dans le dos » à son vil suborneur, j’ai la faiblesse de préférer croire à une fuite de la demoiselle face aux pressions de sa famille et de la société, fuite menée de connivence avec le garçon.
La protestation, imposée par l’entourage du garçon, n’aurait été qu’une diversion de sa part pour gagner du temps face à ses propres pressions familiales.
Hélas, les trois modestes héros de notre histoire ont disparu sans laisser aucune trace et nous resterons donc sur notre faim, sauf si mes lecteurs parviennent à compenser les lacunes de ma laborieuse lecture des textes, y dénichent des détails qui m’auraient échappé ou si, au cours de nos recherches dans les BMS d’autres lieux, un hasard facétieux fait resurgir un acte les concernant.
Comme je suis un incorrigible romantique, il me plaît de rêver que j’apprendrais alors que la cigogne gaffeuse du début de notre récit était devenue très compétente et a assuré des livraisons ultérieures de plein de petits frères et sœurs au bébé Joannes Mickaël.