Les circonstances de la catastrophe
Le 12 mars 1907, l’Iéna est dans le bassin Missiessy à Toulon, les travaux de visite de la mèche du gouvernail et de carénage du bâtiment sont presque terminés. Tout paraît normal dans la vie du bâtiment. Après le déjeuner l’appel est fait. Les hommes de l’équipage regagnent leur poste. Les ouvriers détachés de l’arsenal pour la réparation de l’Iéna ne sont pas encore remontés sur le cuirassé pour reprendre les travaux interrompus par le repos du midi. Après 13 h 30, une explosion a lieu dans la soute à munitions de 305 mm arrière, gagnant l’ensemble du bâtiment. Le cuirassé Patrie amarré dans la darse voisine défonce la porte du bassin d’un coup de canon pour inonder le bassin.
Selon Eric Gille, "l’explosion de l’Iéna est attribuée à un court circuit dans une soute à poudre noire, et non comme on le crut à la poudre B. Une réglementation très stricte des installations électriques est établie pour éliminer ce danger."
Mais d’après le rapport de la commission d’enquête parlementaire d’Ernest Monis, la raison est due à l’inflammation spontanée de la poudre B. C’est ainsi que le rapport conclut :
"L’étude du rôle joué par la poudre B dans l’explosion de l’Iéna n’a fait ressortir aucune différence entre cet accident et ceux qui l’on précédé. La première manifestation de la catastrophe a consisté en la brusque apparition sur l’arrière de l’Iéna d’une flamme de poudre B. Cette flamme partait de la soute 5 tribord ou soute de 100.
L’inflammation de cette soute n’a été provoquée par aucune intervention humaine ni par aucune des causes accidentelles en avant : explosion de torpilles, court-circuit, ondes hertziennes, affolement de la pompe Rateau et ses conséquences supposées ; elle n’est attribuable qu’à la décomposition spéciale à la poudre B. Cette décomposition dont le principe est inhérent à la poudre, a pu être précipitée par la réunion de trois circonstances fâcheuses :
1. La soute était située sous le compartiment des dynamos dont la température était constamment élevée.
2. Elle était dépourvue d’appareil réfrigérant ; pour l’aérer on était obligé de l’ouvrir pendant une heure le matin au risque d’y introduire à certains moments de l’air plus ou moins humide.
3. Le stock de munitions, enfermé dans cette soute dangereuse, était formé jusqu’à concurrence de 80 % de vieilles poudres dont l’accumulation avait inquiété le commandant Adigard, qui avait fait, à la date du 7 novembre 1906, dans un rapport à l’amiral Touchard, commandant de l’escadre, des réserves sur la avaries qui pourraient résulter de leur présence à bord de l’Iéna. D’autre part, cette soute était contiguë à une soute de poudre noire et les dangers de ce voisinage immédiat étaient encore augmentés par le fait qu’en vue d’un noyage simultané des deux soutes, elles communiquaient par une ouverture pratiquée dans la cloison qui les séparaient. L’inflammation de la soute 5 paraît avoir provoqué l’explosion des soutes de poudre noire et l’incendie des autres soutes de poudre B de l’arrière.
Partout l’incendie a trouvé un aliment trop facile dans le linoléum et la peinture."
La poudre B est de composition instable (seules les munitions à poudre B ont été conservées à bord pendant les travaux). Cette poudre est utilisée pour éviter la fumée qui réduit les cadences et gêne les corrections de tir. Pour la confectionner, on dissout la nitrocellulose dans de l’éther avec le risque de combustion spontanée que cela comporte. Le noyage des soutes n’a pu être effectué par le collecteur de noyage du navire, qui en cale sèche, n’était pas alimenté par la mer. Le raccordement est prescrit depuis mais on a surtout ordonné de débarquer les munitions d’un bâtiment entrant dans un bassin.
Description de l’explosion
Peu après 13 heures, une flamme jaillit sur le navire par tribord, sous la forme d’un faisceau régulier allant de la cheminée arrière jusqu’à la tourelle arrière de 305 mm. A 13 h 55, deux détonations rapprochées se produisent, suivies de cinq autres. Des débris sont projetés dans le bassin et sur le terre-plein tribord jusqu’à 500 m du navire, rendant particulièrement difficiles les opérations de secours. Pour éviter les dangers d’explosion, on remplit la cale et la porte du bassin est défoncée par un coup de canon tiré de la Patrie amarrée dans la darse voisine. A 16 heures, aucune autre explosion n’est à craindre.
Le second maître mécanicien Le Formal, embarqué sur l’Amiral-Baudin, a assisté à la catastrophe et raconte en ces termes à la commission d’enquête judiciaire ce qu’il a vu :
" Le 12 mars, vers 1 heure 40 environ, je me dirigeais vers l’Iéna où j’allais voir un camarade.
Je me trouvais exactement le long du bassin que venait de quitter le Masséna, dans la matinée, et à l’hauteur de la tourelle arrière de 305 de l’Iéna, dont j’étais séparé par une distance d’environ 40 mètres, et j’avais les yeux fixés sur le compas de la passerelle arrière, lorsque subitement, je vis surgir un faisceau de flammes s’étendant de l’arrière de la cheminée arrière jusqu’à l’avant de la tourelle arrière de 305. Les flammes étaient bleues et mélangées de jaune rouge, formant une gerbe, limitée horizontalement et s’élevant uniformément à la hauteur de la hune arrière. A ce moment là, il n’existait aucune trace de fumée.
Je restai quelques secondes immobile et saisi de stupeur, puis machinalement je fis quelques pas, poursuivant mon chemin vers l’Iéna, dans l’attente anxieuse de ce qui allait survenir.
Je ne savais que penser et j’étais dans l’attente d’une explosion que je ne voyais pas se produire.
Je trouvais le temps très long, et cette détonation que je croyais toujours imminente, finit par se faire entendre au bout d’un temps que je crois pouvoir dire être au moins de dix secondes.
Cet intervalle entre l’apparition des flammes et le bruit de l’explosion, je l’estime au chiffre de secondes que j’indique, sans crainte d’exagération parce que c’est pour moi un minimum.
Pour ma part, j’ai perçu très nettement les bruits produits par cette explosion.
J’ai d’abord entendu une détonation sourde et aussitôt après une deuxième détonation beaucoup plus tonnante. Bien des témoins ont pu croire qu’il ne s’était produit qu’une seule détonation, tant elles ont été rapprochées."Le témoin décrit alors les fumées qui ont apparu après la première explosion.
Il ajoute :
"Du côté tribord, également, avant la première explosion, j’avais vu les flammes sortir également par toutes les issues débouchant sur le pont (panneaux et manches à air) et aussi par les hublots et sabords."
Les dégâts
Après la catastrophe, l’Iéna est dans le bassin Missiessy qui a été inondé par le défonçage du bateau-porte par un coup de canon tiré par la Patrie. Le bâtiment est maintenu par un ensemble de madriers que l’on appelle des accores. Ces accores ont pour but de maintenir latéralement le navire lors de la mise au sec pour que la quille porte parfaitement sur la ligne de tins disposer au fond du bassin et aussi pour l’empêcher de déverser dans le bassin.
Les dégâts causés par les explosions sont considérables, ne laissant aucune chance aux marins se trouvant dans la zone lors de l’accident. Le coeur de l’explosion se situe sous la tourelle de 305 mm arrière dans les soutes à munitions se trouvant à l’arrière du compartiment dynamos et dans les fonds du navire. La cloison principale étanche74 (cloison avant des soutes et cloison arrière de la chambre des machines) est complètement déformée et déchirée à sa partie supérieure.
Les effets de la catastrophe ont été doubles car il y a eu les explosions avec l’effet de souffle et les projections métalliques et l’incendie avec les ravages des flammes et des fumées. Le rapport de la commission d’enquête du Sénat décrit en ces termes l’accident et les dégâts :
" La flamme, partant, de la région des soutes arrière et d’un point à préciser, avait lancé la brusque ascension de ses gaz enflammés par les monte-charges, les manches à air, les descentes, fissurant, brisant tous les conduits, se répandant sous le pont, du couple 78 au couple 61, à tous les étages et sur le pont, partout dévorant instantanément le linoléum et les peintures, brûlant profondément le métal lui-même ; elle allait de l’arrière de l’Iéna jusqu’à la tourelle de 305 avant, restée indemne, et atteignait même au delà les appareils de la passerelle du blockhaus et le mât de hune après son passage, les ponts supérieurs restaient affaissés sur toute la région arrière, surtout autour du grand mât ; et depuis, dit l’ingénieur Davaux, cet affaissement a continué, "malgré une forêt d’épontilles". Les tôles et barrots des ponts supérieurs, complètement brûlés, n’ont plus aucune résistance. Les explosions, quand vint leur tour, éventraient le navire et lui faisaient, à tribord et à bâbord, des déchirures allant sensiblement du couple 74 au couple 84, et montant jusqu’à la chaise de cuirasse, détruisant toutes les machines qui se trouvaient dans cet espace."
Dans cette catastrophe, il y a eu 117 morts et 33 blessés.
Après la catastrophe, monsieur Thomson, le ministre de la Marine, se rend sur les lieux pour se faire une opinion sur l’ampleur des dégâts. Il est accompagné par les autorités de la Marine et par des ingénieurs de l’arsenal.
La recherche des morts
Une fois l’incendie complètement éteint, il a fallu explorer l’ensemble du navire pour retrouver toutes les personnes ayant péri lors des explosions ou celles qui sont décédées asphyxiées par les fumées dégagées par l’incendie. Voici la liste complète des 100 corps ayant été retrouvés à l’intérieur du Iéna (Pour certains, l’identification n’a pas été possible) :
- Balen, canonnier breveté.
- Bodenès, second maître canonnier.
- Gallen, canonnier.
- Thomas, lieutenant de vaisseau.
- Gié, officier mécanicien.
- Baucle, quartier-maître torpilleur.
- Adigard, commandant.
- Vertier, commandant.
- Latty, second maître fourrier.
- Roustan, médecin de 2e classe.
- Gicquel, fusilier.
- De Buonavita, timonier.
- Regnier, timonier.
- Le Doriol, quartier-maître manoeuvre.
- Pouillot, second maître mécanicien.
- Cicion, ouvrier mécanicien.
- Isoird, chauffeur auxiliaire.
- Leguen, canonnier breveté.
- Le Capelain, canonnier breveté.
- Caussidère, second maître mécanicien.
- Huelvent, quartier-maître mousqueterie.
- Jouanne, ouvrier mécanicien.
- Rouault, ouvrier mécanicien.
- Hervé.
- Boudot.
- Estève, officier mécanicien.
- Gouenou, chauffeur breveté.
- Bonniou, chauffeur breveté.
- Ledet, chauffeur breveté.
- Ricard, chauffeur breveté.
- Rougier, chauffeur breveté.
- Gloaguen, maître mécanicien.
- Berthèle, quartier-maître chauffeur.
- Choimet, ouvrier mécanicien.
- Lhostis, chauffeur auxiliaire.
- Félici, chauffeur auxiliaire.
- Scala, chauffeur auxiliaire.
- Guillen, chauffeur auxiliaire.
- Mevel, chauffeur auxiliaire.
- Le Bozec, chauffeur auxiliaire.
- Briens, chauffeur auxiliaire.
- Gueguen, second maître mécanicien.
- Hazebrouk, chauffeur breveté.
- Ortolan, élève mécanicien.
- Ricouard, ouvrier mécanicien.
- Chevert, second maître mécanicien.
- Bozec, ouvrier mécanicien.
- Chaussignaud, ouvrier mécanicien.
- Goujon, fusilier breveté.
- Mazel, ouvrier mécanicien.
- Jay, ouvrier mécanicien.
- Charvey, ouvrier mécanicien.
- Leroy, quartier-maître chauffeur.
- Milhoud, quartier-maître mécanicien.
- Premel, quartier-maître chauffeur.
- Sichriste, ouvrier mécanicien.
- Sciorato, élève mécanicien.
- Maulin, second maître mécanicien.
- Voisin, quartier-maître mécanicien.
- Descamps, ouvrier mécanicien.
- Camusat, maître mécanicien.
- Danielou, torpilleur breveté.
- Amigas, quartier-maître mécanicien.
- Aglantier, élève mécanicien.
- Grandin, chauffeur auxiliaire.
- Le Fleur, ouvrier mécanicien.
- Bonneric, ouvrier mécanicien.
- Campion, quartier-maître chauffeur.
- Lassus, maître mécanicien.
- Vaillant, ouvrier mécanicien.
- 29 non identifiés.
Les funérailles
Le 17 mars 1907, les funérailles des victimes de l’explosion du Iéna ont lieu en présence de monsieur Fallières, président de la République. La cérémonie d’hommage est célébrée pour l’ensemble des 117 victimes (100 à bord du Iéna et 17 aux alentours).
Les caractéristiques et un bref historique du Iéna sont donnés en pièce jointe.
Bibliographie
- de Balincourt (commandant) - Les flottes de Combat en 1909 - Editions Berger -Levrault et Cie, Editeurs - 1909.
- Gille (Eric) - Cent ans de cuirassés Français - Marines Editions - 1999.
- Monis (Ernest) - Rapport N° 244 concernant la catastrophe du Iéna de l’année 1907 du Sénat - P. Mouillot, imprimeur du Sénat - 1907.