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La Révolution Française : La naissance du patriotisme (4e chapitre)

Le jeudi 19 février 2015, par Henri-Claude Martinet

« Que faut-il à un peuple libre pour être heureux ? Du pain, du fer et du salpêtre. »
Tel était le mot d’ordre. Alors que la fourniture de matières premières nécessaires à l’armement était en passe d’être garantie, il fallait, conjointement, assurer la production de salpêtre et de poudre. Cela entrait dans la mission de Claude-Antoine Prieur. Il y déploya tout autant de zèle que pour l’approvisionnement en armes des combattants, ses deux domaines d’attribution.

Quatrième partie : Le salpêtre, grande cause nationale

« Il faut de la poudre ! »

Car, de toutes les matières nécessaires aux combats, la poudre était primordiale. Si l’on ne trouvait pas le moyen de se procurer, dans un bref délai, l’énorme quantité de salpêtre indispensable, estimée à 17 millions de livres, les efforts qui permettaient de créer une armée révolutionnaire disciplinée, entraînée et dotée d’un armement conséquent, devenaient inutiles et la France était perdue.

A l’inverse de la production des armes et habillements réservée à des ouvriers spécialisés, maîtres de leur art et qui, bon gré mal gré, formaient la main-d’œuvre réquisitionnée, la production de poudre, et surtout de son élément de base : le salpêtre, allait être l’œuvre de toute la nation, car les quantités exigées imposaient le recours au plus grand nombre.

Jusqu’en 1793, l’extraction du salpêtre était un privilège, on dirait aujourd’hui un monopole, réservée aux seuls salpêtriers qui, jaloux de leurs prérogatives, s’opposaient à toute restriction de leurs droits :

Dès 1790, une Adresse à l’Assemblée nationale contre le privilège du salpêtre reconnaissait que, « sans doute, il est prudent d’entretenir, pour la sûreté de l’État, des monuments d’état(…) qu’il est toujours prudent d’avoir à tout événement, comme aussi d’assurer exclusivement la fabrication des poudres, qu’il serait dangereux d’abandonner à toutes sortes de mains, » mais les auteurs de cette adresse trouvaient que, « par le moyen de son privilège, il n’est pas nécessaire de léser une classe de citoyens plus qu’une autre » et inutile « d’entretenir des arsenaux aux frais de la nation » [1].

Le Mercure Universel du 21 octobre 1793 dénonçait semblable abus de situation acquise : « Lecointre de Versailles dénonce le citoyen Duforny, chef de la régie des poudres et salpêtres, pour avoir signifié au citoyen Barthélémy de quitter les Chartreux et d’enlever ses effets. Ce dernier, par arrêté du Comité de salut public, avait été autorisé, sur sa demande, à fabriquer des poudres pour la République, dont la qualité avantageuse est de porter plus loin et de coûter moins cher que celle de la régie des poudres. Le citoyen Barthélémy (…) n’a pas besoin de recourir aux matières provenant de l’étranger pour la fabrication de ses poudres », plus déterminant, « il les livre à 25 pour cent de moins que la régie et voilà son crime » [2].

Déjà, dès le mois de mars 1793, à la suite de nombreux rapports alarmants mettant en exergue les difficultés pour assurer les approvisionnements des combattants en salpêtre et poudre, le représentant du Comité de défense générale tire devant la Convention un bilan très réaliste de la situation présente et, pragmatique, il propose une solution conciliant tout à la fois les intérêts de la nation et ceux des citoyens : « La guerre elle-même s’oppose à ce que nous puissions tirer de l’étranger de fortes parties de salpêtre (…). (Mon) Comité ne doit pas vous dissimuler que dans plusieurs départements les salpêtriers éprouvent de grandes difficultés pour suivre leurs opérations et augmenter nos ressources. (…) Il faut donc une loi nouvelle, claire et précise, qui, en facilitant les fouilles de salpêtre, garantisse le respect des propriétés. (…) Il faut que les propriétaires chez lesquels seront faites ces fouilles puissent attendre de la loi de justes indemnités. (…) Ces différentes mesures (…) seront, n’en doutez pas, religieusement obéies par tous les citoyens français qui savent bien aujourd’hui que le salut des personnes et des propriétés est attaché au salut de la République » [3]

En conséquence, le 11 mars 1793, les premières mesures concernant les approvisionnements de salpêtre et de poudre sont proposées aux conventionnels :
« Les circonstances exigent (…) d’en diminuer la consommation dans l’intérieur », d’où une première décision simple, mais pleine de bon sens : réguler le commerce des poudres :
« Suspendre provisoirement la vente des poudres de chasse et de traite, a donc paru une mesure indispensable », car « la facilité de vendre et d’acheter les poudres de la régie nationale, peut avoir ce dangereux effet de fournir aux malveillants, le moyen d’en faire des accaparements, soit pour s’armer contre les amis de la liberté, soit pour empêcher les amis de la liberté d’être armés contre les despotes » [4].

Autre mesure d’économie : il sera demandé aux communes de s’abstenir d’employer des poudres lors des nombreuses fêtes révolutionnaires pour manifester leur joie, … mais source de nombreux accidents !

Outre ces « accaparements », les raisons de la pénurie sont multiples : le refus des citoyens à autoriser les fouilles, ainsi que les indemnités versées aux salpêtriers jugées insuffisantes, d’où « le manque d’intérêt pour animer l’industrie et l’activité des salpêtriers » alors qu’il « serait possible, dans des moments pressants, d’en doubler la fabrication au moyen d’une augmentation d’ouvriers et d’un très petit sacrifice sur la force exigée pour la réception de la poudre » [5].

Conséquence logique : dans les zones de combat, ce manque de salpêtre, donc de poudre est à l’origine de situations critiques. Le message du responsable de l’artillerie lors du siège de Lyon est exemplaire de l’inextricable situation dans laquelle se trouvent nombre d’artificiers :

« Il y a quelque temps que j’ai épuisé tous les marchands de la ville où je n’ai trouvé que 78 livres de salpêtre. J’avais déjà donné hier commission à un officier de se rendre à Romans où l’on m’avait dit qu’il y en avait ; mais comme ce ne peut être qu’une bien petite quantité en comparaison de celle qu’il faut pour les artifices incendiaires que l’on projette, je crois que l’on ne pourra se procurer (…) qu’à Chambéry et Genève. (…) Je ferai de mon côté l’emplette de tout ce qui se trouvera dans les différents endroits de ce département-ci et dans les circonvoisins. (…) Le citoyen VERD trouve la quantité de salpêtre si considérable qu’il ne croit pas pouvoir se la procurer à Genève. Il avait envie d’aller de suite à Marseille » [6].

Face à cette crise, la Convention commence, sur les recommandations de Comité de Salut public, la réorganisation de cette production, d’abord sur les mêmes bases que pour l’armement et l’habillement, c’est-à-dire en laissant aux hommes de l’art que sont les salpêtriers l’initiative, puis progressivement, au vu des structures à mettre en place et du nombre de personnes nécessaires, à finalement impliquer la nation tout entière.

La loi « Relative à la fouille du salpêtre pendant la guerre » en date du 5 juin 1793, veut être une première réponse aux revers sur les champs de bataille.
Il y est prévu que « les salpêtriers (…) pourront faire pendant la durée de la présente guerre, des fouilles de salpêtre dans les caves, celliers, granges, écuries, bergeries, remises, colombiers et autres lieux couverts », certes « sans pouvoir nuire à la solidité des murs et des bâtiments », c’est-à-dire qu’ils se voient contraints à plus de mesure et de discernement qu’auparavant, mais, par contre, « nul citoyen ne pourra porter obstacle aux fouilles, ni à l’enlèvement des matériaux salpêtrés provenant des démolitions » [7], la Convention tentant ainsi d’améliorer l’approvisionnement ! Car à cette époque, on estime encore suffisant la production des seuls salpêtriers, jaloux de l’exclusivité dont ils jouissent.

Cependant, au même moment, les interventions aux élans patriotiques se multiplient à la Convention pour briser ce monopole jugé incompatible au regard de la situation présente : « Avant que les despotes conjurés vous eussent mis dans la nécessité de déployer des forces jusqu’alors inconnues, vous vous étiez bornés à recevoir de la nature sur votre territoire, ou à chercher dans des climats lointains, le salpêtre, dont le fanatisme et l’orgueil vous rendent aujourd’hui l’usage si nécessaire ; et lorsque vos besoins se multiplient dans une proportion aussi alarmante que celle de la diminution de vos ressources, l’industrie, fille de ces mêmes besoins, en s’offrant à vous pour les satisfaire, vous présente une perspective non moins intéressante pour les instants où vous serez dans une position plus heureuse. »

Le Comité des finances, à l’origine de cette démarche, présente une proposition censée subvenir aux besoins des armées, tout en se projetant déjà vers un avenir prometteur : « Votre Comité des finances (sollicite) des facilités propres à faire prospérer un établissement dont les succès seront d’un très grand secours pendant la guerre, et ouvriront une nouvelle branche de commerce pendant la paix. » Mais prudent, « cet établissement ne devrait pas être confondu avec les établissements des salpêtriers ordinaires, qui jusqu’à présent n’ont fourni ni du salpêtre d’une aussi bonne qualité ni la quantité de produits que tout nous commande de multiplier », d’où une première ouverture en faveur d’une production hors monopole, avec des nitrières artificielles « que des jaloux reléguaient dans la classe des chimères ». Même si ce type de production est encore très encadré : « tous les fabricants de salpêtre seront tenus de porter leurs produits au magasin de la régie le plus voisin » [8], une brèche dans les prérogatives des salpêtriers vient d’être ouverte !

Malgré toutes ces mesures, le perpétuel manque criant de poudre sur les différents champs de bataille rend indispensable des mesures de portée plus générale : la production de salpêtre doit être d’une envergure jusque-là inégalée. Selon une estimation, « l’absolue nécessité se situait à 17 millions (de livres) » alors que la Régie de poudres et salpêtres ne se déclarait capable que de fournir 5 millions, et encore « avec des mesures extraordinaires » ! En entendant les quantités demandées, celle-ci répondit ironiquement : « Si vous y parvenez, vous avez des moyens que nous ignorons » [9]. Ce seront C-A Prieur et l’ensemble des citoyens avec l’aide des scientifiques qui leur indiqueront les moyens !

A partir de maintenant, la récolte du salpêtre et la production de poudre vont impliquer toute la nation.

Le 28 août 1793, la loi « Relative aux poudres et salpêtres » ôte aux salpêtriers leurs prérogatives exclusives pour les conférer au Conseil exécutif [10] : Ce qui correspond à une véritable nationalisation de la production : « toutes les terres et matières salpêtrées (…) sont mises à la disposition du Conseil exécutif provisoire » [11].
 
Cette décision a comme première conséquence que les employés et ouvriers des raffineries de salpêtre sont réquisitionnés, au même titre que les volontaires des gardes nationales et leur nombre augmenté. De plus, on agrandit le champ d’exploitation : on livre aux recherches des salpêtriers des biens nationaux et ceux des émigrés. Peu après, le 21 septembre, toutes les matières premières qui concourent à la confection des poudres sont frappées de la même réquisition : « les cendres, salins et potasses servant à la confection des salpêtres, les soufres, bois et charbons propres à la fabrication de la poudre » [12].

Carnot, conscient de la nécessité de continuellement accroître par tous les moyens possibles la production du salpêtre, autorise, en novembre 1793, tous les citoyens à établir des nitrières artificielles soumettant cependant « les entrepreneurs des salpêtrières (à) la surveillance des préposés de la régie » [13]. En ouvrant ainsi la production de salpêtre à tous, le salpêtrier ordinaire n’est plus qu’un des acteurs parmi les autres. Et ainsi, on passe d’une production de type artisanal à une véritable production industrielle.

Et, nouvel échelon dans l’implication générale, C-A Prieur, soutenu par Carnot, expose devant la Convention, le 14 Frimaire an II (4 décembre 1793), « Le rapport sur le salpêtre », « qui prescrit des mesures pour multiplier les fabriques de salpêtre » : la production du salpêtre devient alors cause nationale. En mettant la production sous la tutelle directe du Comité de Salut public et en en faisant « une mesure révolutionnaire » [14], il accentue l’importance que revêt cette loi : « La loi du 14 frimaire sur l’extraction du salpêtre par tous les citoyens est une de celles qui doivent contribuer le plus à la défense de la République et au soutien de la cause de la liberté » [15].

Sa justification est tout à la fois simple et logique : « considérant que tous les citoyens français sont également appelés à la défense de la liberté, que tous les bras doivent être armés pour elle, que toutes les propriétés doivent concourir aux moyens de repousser la tyrannie et qu’au moment où les manufactures d’armes à feu se multiplient sur toute la République, il faut multiplier les fabriques de salpêtre en même proportion. »

Constatant que « les travaux de la régie nationale en ont même constamment augmenté la production annuelle ; mais les récoltes accoutumées ne répondent plus à l’ardeur républicaine et le riche dépôt de salpêtre que la nature confie sans cesse à nos terres, demande à passer en plus grande abondance dans la main de nos guerriers », il fait voter par la Convention un décret en 16 points qui organise cette production par « les habitants de la France qui tous sont devenus soldats ». Concrètement, cela correspond à la mobilisation de toute la population.

Probablement conscient des réticences que son rapport risque de provoquer dans les campagnes déjà soumises à tant de réquisitions, il fait preuve, dans son exposé, de beaucoup de psychologie et de tact et adopte un ton conciliant qui pourrait laisser croire au libre arbitre de ses interlocuteurs.

« Pour mettre cette opération à la portée de tous les citoyens, il sera envoyé (…) dans toutes les communes, une instruction sur l’extraction du salpêtre : cette instruction sera lue sous l’arbre de la liberté trois décadis consécutifs. » A noter que nous sommes le 14 Frimaire An 2 (4 décembre 1793), saison peu propice à rester sous l’arbre de la liberté, tout révolutionnaire que l’on soit ! Puis il explique plus loin : « Et ne croyez pas qu’il s’agisse ici de l’exercice d’un art difficile. Une instruction, à peine de deux pages, (…) suffira pour mettre ce travail à la portée de l’intelligence la plus commune. » En réalité son rapport comptera 7 pages qui seront lues en pas moins de deux heures durant, et cela à trois reprises … sous l’arbre de la Liberté … en décembre !

Il va même jusqu’à tenter de provoquer une certaine émulation entre tous les citoyens : « Les difficultés apparentes de convertir tous les citoyens en salpêtriers seraient nulles pour des républicains qui sont prêts à tout faire pour leur patrie. (…) Qu’on n’oublie pas qu’en quelques décades des hommes que leurs occupations avaient éloignés du métier des forges et des ateliers d’armes, sont devenus non seulement habiles dans cet art, mais même capables de diriger les travaux des autres et de leur apprendre ce qu’ils n’avaient pas encore pratiqué. » Et de conclure flatteur : « L’énergie et l’adresse des Français sont, il faut le dire sans cesse, au-dessus de celles de tous les autres peuples. » Mais en fait, la menace est omniprésente : « les sans-culottes de toutes les municipalités (…) gardent l’œil toujours ouvert », confortés par la vigilance patriotique des Sociétés populaires.

Et maintenant de présenter, étape par étape, de façon « claire et précise » son plan pour obtenir le salpêtre tant recherché.

A la base, « tous les citoyens (…) sont invités à lessiver eux-mêmes le terrain qui forme de leurs caves, de leurs écuries, bergeries, pressoirs, celliers, étables, ainsi que les décombres de leurs bâtiments », travail rétribué par la loi à 24 sous la livre de salpêtre ainsi produite.

Ensuite, « les municipalités sont invitées à former un atelier commun destiné à lessiver les terres ou à faire évaporer les lessives que les citoyens y feraient transporter. »

Puis, « les citoyens et les municipalités porteront ou feront porter leur salpêtre au chef-lieu de district. » Cette production au niveau du district sera soumise à l’autorité d’agents du district « qui seront chargés de faire une tournée dans toutes les municipalités du district. Ils répandront la connaissance des procédés les meilleurs et les plus économiques. »

Ultime étape : « Les salpêtres ainsi rassemblés dans les chefs-lieux de district seront à la disposition de la régie des poudres qui les fera transporter dans les établissements pour le raffinage. »

Production escomptée : « L’aperçu du résultat que doit produire la loi (…) est une récolte de 30 à 40 millions de salpêtre ; ce qui fait une quantité suffisante pour exterminer tous les ennemis de la liberté que pourraient vomir l’Europe et l’Asie, si elles étaient liguées contre elle. »

Finalement : Dernière étape dans la production des matières premières indispensables, C-A. Prieur expose que pour transformer ce salpêtre en poudre, il faut lui adjoindre de la potasse, produit jusque-là importé dans son intégralité. Mais là encore, Prieur a la solution : « L’accroissement de la fabrication du salpêtre exigeait une quantité de potasse proportionnée, et l’on sait que jusqu’à présent nous n’en avons pas fabriqué pour nos besoins. Il n’y a que deux moyens d’y pourvoir. L’un, à la vérité, est momentané ; mais il a l’avantage de remplir une vue politique bien importante, celle de réduire en cendres ces forêts qui forment les repaires des brigands de la Vendée et de la Lozère. Le second est de transformer en soude le sel marin, qui est en quantité inépuisable sur nos côtes. »

Et ainsi se met en place un système pyramidal que l’on peut considérer comme les prémices d’une économie moderne : de l’extraction la plus large au niveau communal, on passe à des unités de production de plus en plus centralisées, à mesure que l’on approche du produit fini, sans oublier la logistique qu’est le transport, « le charroi », organisé par Lindet, pour finalement atteindre en bout de chaîne l’utilisateur final : le combattant !

Pour vulgariser l’art nouveau du raffinage du salpêtre, la science est très largement sollicitée. Tous les savants, volontaires ou pas, sont mis à la disposition du Comité ! Certains, comme Chaptal, professeur de chimie, alors détenu à la prison de Montpellier comme suspect, reçoit de Paris une invitation à diriger les ateliers de Grenelle : « Pars, fais-nous du salpêtre, ou je t’envoie à la guillotine » [16]. Injonction qui motive son engagement ! Comme nous le verrons plus tard, Lavoisier aura beaucoup moins de chance que lui. Malgré ses apports, il finira sur l’échafaud ! Ces deux exemples justifient l’implication des autres scientifiques.

Pour parachever le système mis en place, la Régie des poudres et salpêtres est supprimée au profit du Comité de Salut public avec à sa tête Robespierre, lui-même. Le Comité crée en son sein la Commission des armes et des poudres chargée d’administrer tout ce qui concerne leur fabrication et cela à seule fin de rationaliser au maximum le système de production. Désormais, il n’y a plus qu’un seul centre décisionnaire, la Commission des armes et des poudres, avec à sa tête ses trois membres : Carnot, Lindet et C-A Prieur !

De sa loi du 14 Frimaire An 2, C. A. Prieur tire un fascicule de 7 pages : « Instruction pour tous les citoyens qui voudront exploiter eux-mêmes du salpêtre  [17] », signé de tous les membres du Comité de salut public, révélateur de son importance à leurs yeux, envoyé à profusion à toutes les communes et aux multiples associations patriotiques.

Outre son introduction politique : « il fallait avertir le peuple sur un de ses plus importants moyens de défense », l’essentiel concerne la description détaillée, en termes simples et paternalistes, de la manière d’atteindre les objectifs, mais en y joignant constamment des injonctions patriotiques auxquelles tout bon citoyen ne saurait résister :

« C’est du nitre ou salpêtre, base de la poudre, que nous venons vous occuper. Le sol de la République française est riche de cette production. »

La motivation politique de la loi du 14 Frimaire y est réitérée : « Aujourd’hui que la liberté offre partout à ses braves défenseurs la foudre qui doit frapper les tyrans, il faut qu’elle multiplie en même proportion la matière qui la lance. (…)Tous les citoyens sont donc intéressés individuellement à recueillir le salpêtre que la nature dépose journellement dans leurs asyles. (…) Sous l’Empire de la Liberté & de la Raison, le bon citoyen offre de lui-même ce qu’il possède d’utile pour la patrie ; & si l’égoïste s’y trouve contraint par des mesures révolutionnaires, ce n’est qu’à son opiniâtreté qu’il peut imputer la gêne qu’il éprouve. (…) Les sans-culottes de toutes les municipalités auront, par la loi que nous vous présentons, l’œil toujours ouvert sur leur malveillance. (…) L’amour-propre de chaque citoyen est aujourd’hui l’amour de la République ; toutes les choses, comme toutes les personnes & tous les talents, sont en réquisition. »

Maintenant que le but est fixé, il s’agit de tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Ce sera la mission des Comités révolutionnaires locaux, instruments aux mains du Comité, qui se servent aussi bien de la carotte en achetant le salpêtre aux citoyens dociles, que du bâton en arrêtant ceux qui chercheraient à s’opposer à cet élan patriotique : « Quel est donc le républicain qui ne s’efforcera pas d’en fournir à sa patrie ? »

Qui est visé par cette interrogation ? Ceux, qui, sourds à ces appels patriotiques, se réfèrent, par exemple, à une loi de 1793 stipulant « qu’il ne pourra être fait aucune fouille dans les lieux d’habitation sans la permission des citoyens » pour s’y opposer.

Étape essentielle si l’on veut atteindre le but fixé : former l’ensemble des citoyens totalement novices : c’est-à-dire leur enseigner de façon simple, avec des termes tirés de leur quotidien, la méthode de production.

« Le travail en est facile ; chacun dans son ménage pourra l’exécuter en suivant les procédés que l’on va exposer. Ces procédés se réduisent en trois opérations principales :
1° Reconnaître et choisir les terres salpêtrées ;
2° Lessiver ces terres ;
3° Évaporer ou réduire la lessive pour en obtenir le salpêtre. »

Et d’indiquer avec minutie étape par étape la manière de pratiquer :
Première opération : Reconnaître si une terre contient du salpêtre : « Le plus simple (…) consiste à goûter la terre qu’on soupçonne salpêtrée. (…) Si la terre est salpêtrée, on la trouve fraîche, amère, légèrement piquante et un peu salée. »

Seconde opération : le lessivage :

« Le salpêtre se dissout dans l’eau, (…) Si donc on délaie une terre salpêtrée dans une quantité suffisante d’eau, le salpêtre se fond et se dissout, mais la terre ne se fond pas : c’est ce qui donne le moyen de séparer le salpêtre de la terre par le lessivage. »

Pour cela, on utilise trois « cuviers » : « on remplit de terre les trois cuviers ; ensuite on verse sur le premier de l’eau ; on laisse reposer ; on ouvre la bonde et on laisse écouler l’eau. (…) Ensuite on la reporte sur le second et enfin sur le troisième ; et cette eau (…) doit être réservée pour l’évaporation. »

Ultimes opérations : l’évaporation et le raffinage du salpêtre.

« L’évaporation consiste à faire bouillir à petits bouillons, dans une chaudière ou dans un chaudron, l’eau qui a passé sur les terres salpêtrées, jusqu’à ce qu’elle soit assez réduite pour donner son salpêtre par le refroidissement. (…) On laisse reposer cette liqueur pendant 3 ou 4 jours ; il se forme au fond et tout autour du vase des cristaux brillants : c’est le salpêtre dans l’état où on doit le livrer. »

Économie oblige : rien ne se perd !

« On prend grand soin de recueillir cette eau (…) pour la faire évaporer de nouveau comme la première fois. (…) Pendant cette seconde évaporation, il se forme des cristaux d’un sel différent du salpêtre : c’est du sel marin, du sel de cuisine. »

Et comme lors des productions précédentes, la nécessité rend ingénieux : tous les moyens, même les plus empiriques, sont retenus pour améliorer la production : par exemple, on obtient une plus grande quantité de salpêtre, si « en place d’eau simple au lavage des terres », on ajoute à la terre salpêtrée de la potasse, des cendres ou « les coulages des lessives » [18]. Chaque amélioration, et surtout si elle provient d’un simple citoyen, fait l’objet d’une annonce à la Convention avec l’immanquable « mention honorable ».

Objectif final : « Si chaque citoyen s’imposait le devoir de fournir au moins une livre de salpêtre, il en résulterait presque en un instant un approvisionnement de 25 millions, qui serait plus que suffisant pour terrasser tous les esclaves des tyrans. »

Mais, ce document théorique pourtant simplifié à l’extrême, restait encore inexploitable, malgré la triple lecture sous l’arbre de la liberté, pour la grande majorité des citoyens qui, pour la plupart, ne savaient ni lire ni écrire et qui ne connaissaient pour seule technique que celle pour laquelle ils avaient été formés, essentiellement les travaux agricoles. Il s’agissait maintenant de trouver ceux qui seraient capables de former tous ces citoyens pleins de bonne volonté et de les répartir sur tout le territoire français !

Nouveau dilemme :

Comment trouver et former ces futurs salpêtriers-formateurs ?
Et ainsi fut, une nouvelle fois, mis sur pied un système de formation pyramidal, mais celui-ci sera inverse à celui concernant la production du salpêtre qui partait d’une large base pour progressivement se réduire. Cette fois-ci, le sommet sera une formation initiale à Paris pour quelques élèves qui, formation terminée, vont se disperser dans tous les districts pour, à leur tour, initier les futurs citoyens-salpêtriers qui, eux aussi, formeront au niveau communal leurs concitoyens !

Dans ce but, débuta, dans chaque section locale, la désignation des futurs élèves-formateurs, « deux citoyens, qui sont robustes et patriotes » et qui, sitôt désignés, partent pour Paris où a lieu cette formation centralisée. Lorsque tous sont arrivés, même ceux venant du midi, il y a là près de 800 ouvriers en formation : « On leur fait des cours rapides le matin à l’amphithéâtre du Jardin des Plantes, le soir à la salle des électeurs de Paris, au ci-devant évêché. Le reste du jour était employé à visiter les ateliers de salpêtre des sections de Paris qui étaient déjà en activité. La nuit, dans leurs casernes, ils rédigeaient les leçons de théorie et de pratique qu’ils avaient reçues dans la journée, ou ils s’occupaient du perfectionnement des procédés nouveaux. Au bout de trois décades, 800 ouvriers furent disséminés dans les manufactures. »

Naturellement, outre leur formation, ces « députés de tous les départements pour apprendre la fabrication du salpêtre » seront promenés de clubs en sections et en sociétés patriotiques afin de parachever leur éducation politique avant d’être renvoyés dans leurs départements respectifs ! « Les citoyens appelés à Paris par le Comité de Salut public, pour s’instruire de la fonte des canons, des boulets, et de la fabrication du salpêtre, se présentent en foule (ici, au club des Jacobins) et sont introduits dans la salle, aux acclamations unanimes des membres et citoyens des tribunes. (…) Tous ces citoyens sont animés d’un zèle si pur que plusieurs d’entre eux ont pris la poste pour devancer le vœu du comité de salut public. Arrivés depuis une décade, ils ont tellement profité des leçons qui leur ont été données, qu’ils ont appris dans ce terme si court tout ce qui est nécessaire pour composer la foudre qui doit écraser les tyrans coalisés contre la liberté française, » discours accueilli naturellement « avec transport et couvert d’applaudissement, (…) scène sublime » qui, pour marquer l’importance de cette formation, doit être « célébrée par une fête solennelle célébrée entre les patriotes de Paris et leurs frères venus des départements pour apprendre à fabriquer la poudre » [19].

Cet accueil ressemble en beaucoup de point à celui du rassemblement à Paris des commissaires des Assemblées primaires en août 1793. Et il a, en fait, exactement la même finalité : convertir ces futurs formateurs départementaux en propagateurs zélés des idées révolutionnaires parisiennes.

Comme annoncé, la fin du premier cours fut l’occasion, le 30 ventôse An 2 (10 mars 1794), d’un jour de fête où les 48 sections de Paris se joignent aux 800 élèves pour présenter à la Convention les résultats de leur formation : des pains de salpêtre, évidemment, mais aussi un canon et un affût.

« Un grand cortège se forma le long des quais. Les drapeaux flottaient au vent ; une musique guerrière accompagnait les chants patriotiques. Chacun apportait son offrande, ornée des attributs de la Liberté. Ici le salpêtre était porté sur une peau de lion ; là il s’élevait en pyramides ; ailleurs il figurait des faisceaux, des colonnes, des bonnets phrygiens, des piques. Partout il était surmonté de palmes, de branchages, de couronnes de chêne, de fleurs et de guirlandes. Le cortège défila devant la Convention. Cette fête, dans laquelle on chanta l’Hymne du salpêtre [20] fut, au dire de Monge, une des plus belles de celles qui ont eu lieu pendant la Révolution. » [21].

C’est à la Commune de Paris que revint l’honneur d’organiser avec une extrême minutie l’ordre de marche de ce cortège. On n’y comptait pas moins de 31 détachements, députations, commissions, entrecoupés de fanfares et de corps de musique entourant les élèves arrivés de tous les départements. Cortège entrecoupé de chars symbolisant les valeurs allégoriques de la République et de bannières annonçant leur spécialisation ou à la gloire de la République, et « bordé de deux hayes de la force armée » !

Combien de personnes dans ce cortège ? Probablement des milliers, dans la mesure où toutes les sections parisiennes et tous les corps constitués y participaient également.

Imaginez l’impact sur ces provinciaux qui ne connaissaient pour la plupart que leur modeste district et qui, maintenant, se trouvaient au centre d’une fête donnée en leur honneur au milieu d’une foule qui les acclamait. Ils devaient être enivrés par tout ce qui se passait autour d’eux ! Ce devait être l’expérience unique de leur vie ! Alors de retour dans leur commune, conquis par tout ce qu’ils avaient vécu, leur récit devait être un hymne à la gloire de la Révolution qui, sans conteste, devait décupler l’élan patriotique de leurs concitoyens.

Ce type de cortège se rendant à la Convention pour y présenter le produit des « essais dans l’art des salpêtriers » accompagné d’une foule joyeuse et d’une musique militaire se répéta à maintes reprises, soulevant à chaque fois l’enthousiasme des citoyens élevés, pour l’occasion, « en physiciens et en chimistes » ! Ces cortèges étaient fréquemment le prétexte à une « fête civique » accompagnée d’un « repas, afin de jurer une nouvelle union pour terrasser les tyrans » [22]. Repas au cours duquel les participants écoutaient, s’ils n’entonnaient pas eux-mêmes, des chants patriotiques à la gloire de l’évènement, car à chaque évènement son chant révolutionnaire. Les départements qui ne manquaient pas une occasion de copier la capitale, organisèrent des fêtes identiques « excitant » [23] par là le patriotisme et le civisme de chacun : « La joie donne plus d’activité au patriotisme »  [24] !

La conséquence immédiate de cette perpétuelle agitation était que le processus de production de salpêtre était en continuel perfectionnement du fait d’une véritable émulation entre les différents intervenants ; la collaboration des scientifiques fut particulièrement fructueuse. A chaque fois qu’un obstacle se présentait, on faisait appel à eux. Le grand nombre de rapports à ce sujet en est l’illustration. Le tome 20 des « Annales de Chimie ou Recueil de Mémoires concernant la chimie et les arts qui en dépendent » avec, entre autres C. A Prieur et Chaptal comme auteurs, relate toutes les avancées en ce domaine entre 1793 et 1797.

A titre d’exemple :

Alors que l’habituel procédé de cristallisation pour convertir le salpêtre brut en salpêtre pur était une opération assez longue, Lavoisier, directeur-général des poudres et salpêtres à l’Arsenal, du fond de sa cellule, résolut cet inconvénient en préconisant le lavage du salpêtre brut par l’eau froide, ce qui diminuait de façon notable la durée du raffinage.

De même, les chimistes inventèrent des procédés rapides pour le raffiner et le sécher.
Ultime étape : la fabrication de la poudre : il fallait auparavant des moulins où étaient mélangés les différents ingrédients : charbon, soufre et salpêtre. Deux handicaps limitaient la production : le processus était relativement long et le manque de moulins. Là encore, une solution simple, rapide et accessible à tous, fut mise sur pied : « On y suppléa en faisant tourner par des hommes des tonneaux où le charbon, le soufre et le salpêtre étaient mêlés avec des boules de cuivre. Par ce moyen la poudre se fit en 12 heures. »

Ainsi on s’approcha de la formule de Monge : « On montrera la terre salpêtrée et trois jours après on en chargera le canon » [25].

Symboliques de cet élan patriotique, les rapports des commissaires observateurs s’accumulent pour glorifier le zèle des Parisiens. Ainsi le 2 Ventôse An 2 (20 février 1794) : « Le cours du salpêtre se continue avec force ; on admire avec plaisir ce concours prodigieux de citoyens qu’il attire, tous veulent apprendre à exploiter le salpêtre. (…) Ainsi que doivent penser nos ennemis de nos travaux, cela seul doit les faire trembler. Voilà comme on parle et comme pensent les vrais sans-culottes de Paris » [26]

Résultat, on passa de 5 à 6 000 livres de poudre fabriquée par jour à 25 voire 30 000 livres !

A Grenelle fut créée une vaste poudrière avec à sa tête … Chaptal, arrivé entre-temps à Paris.
A Meudon, fut développé un établissement spécial affecté à la recherche de moyens nouveaux « aussi terribles que puissants ». Ces travaux secrets concernaient les poudres fulminantes, les boulets incendiaires, les boulets creux, mais aussi le télégraphe et les aérostats : c’est-à-dire tout ce qui touchait de près ou de loin à cette industrie militaire qui devait permettre une prochaine victoire sur l’ennemi.

Là encore, l’influence Carnot est primordiale : deux exemples parmi tant d’autres : afin de recevoir dans les plus brefs délais des nouvelles du front, il décide en 1793 la construction entre Lille et Paris d’une première ligne de télégraphe optique par sémaphore mise au point par Chappe. Il en sera de même pour l’aérostat, utilisé pour la première fois en tant que ballon d’observation lors de la bataille de Fleurus le 26 juin 1794.

Maintenant que la technique pour fabriquer rapidement le salpêtre était au point, il fallait la développer dans chaque district. Ce sera la tache de Boudet [27], inspecteur des poudres & salpêtres, nommé par le Comité de Salut public qui, en s’adressant personnellement à chaque agent responsable de sa fabrication, va de manière très imagée faire appel à leur patriotisme.

Pensez qu’il s’adresse directement à ces agents qui, formation à Paris terminée, reviennent dans leur district encore tout subjugués par ce qu’ils ont vu et vécu et encore tout enivrés par ces moments de gloire qu’ils ont connus : « Ce serait te faire injure que de te recommander d’être un patriote énergique, un homme probe, un républicain entièrement dévoué à tes devoirs. (…) Il faut du salpêtre ; il en faut beaucoup ; il le faut promptement ; il faut par conséquent diriger tes facultés morales & physiques vers cet objet. Il faut en même temps y attirer tous les sentiments des autres individus. (…) Remue, électrise les cantons, les municipalités, les habitants du district ; fais leur sentir le besoin présent que nos braves défenseurs ont de ce sel précieux ; fais leur connaître qu’entre leurs mains le salpêtre aura la propriété de faire détoner les trônes des rois coalisés ; excite leur vengeance contre nos féroces ennemis par le récit des horreurs dont ils se sont rendus coupables envers nos frères. Appelle à ton secours & les sociétés populaires & les sans-culottes fort de leur patriotisme & de leur énergie, échauffe l’indifférence, consume la malveillance & alors livre-toi à tes fonctions » et suis un plan d’action en 13 points, avec une attention particulière à l’égard de tout récalcitrant : « Montre-lui la loi qui l’engage à ce travail & fais lui sentir qu’il ne peut se refuser à une pareille invitation, changée en ordre par l’impérieuse nécessité. (…) Sois sage, prudent & cependant sois aussi prompt que la foudre dont tu prépares les matériaux. »

Chaque commune, contrainte de créer « un atelier général », vit ainsi ses habitants se mettre à la recherche de ce fameux salpêtre révolutionnaire : par patriotisme, par peur d’être dénoncés comme suspects ou tout simplement par désir d’améliorer son ordinaire en le vendant à l’administration : ainsi, à Gourlizon en Bretagne, Louise Le Doaré, veuve de cultivateur, journalière, a la charge de quatre enfants : « pour gagner quelques sols, elle gratte les murs humides de sa demeure afin d’en retirer quelques onces de salpêtre : Tous les bras doivent être dévoués » [28]

Dans chaque district, furent créés des ateliers de salpêtre pour « la fabrication de toutes les poudres de guerre et de chasse ». Dans l’Aube, par exemple, à Bouilly et à Javernant, les églises sont devenues des ateliers de la Patrie ; on y dépose les cendres et le salpêtre qui serviront à la défense nationale. A Saint-Phal, les cendres sont mises en dépôt dans une chambre du ci-devant château [29]

Le récit de Jeanne Martel sur l’histoire d’Aix-en-Othe sous la Révolution nous permet de suivre pas à pas le processus de fabrication du salpêtre dans cette commune.

Première étape : l’extraction des terres salpêtrées : un citoyen dans chaque ménage aixois est requis « pour piocher les bergeries, vacheries, écuries, granges, vinées, caves, basse-goutte, chambres terrées et en général dans tous les lieux couverts ». Les cultivateurs les moins occupés sont réquisitionnés pour transporter ces terres vers des ateliers de lessivage. Le 22 Messidor An 2 (10 juillet 1794), tous les ouvriers ne travaillant pas à la moisson sont mis en demeure d’aller piocher les terres salpêtrées des granges des différents hameaux environnants et de les déposer sous des hangars désignés à cet effet.

La collecte des cendres, indispensables à la fabrication du salpêtre, se fait selon le même principe. Dans un premier temps, chaque ménage doit en fournir un à deux boisseaux (13 à 26 litres). Mais le 22 Messidor An 2, toutes les cendres indispensables au salpêtre sont mises en réquisition tant que durera la fabrication révolutionnaire du salpêtre et un recensement avec les noms des chefs de famille sera envoyé au district d’Ervy.

Parallèlement, obligation est faite de ramasser et convertir en cendres fougères, mousse, genêts, bruyères, … « par les personnes dont les bras ne sont pas utiles pour la récolte des grains et foins et de préférence les enfants », soit environ 150 citoyens. Le « brûlement » de tous ces végétaux inutiles et nuisibles doit fournir des cendres de bonne qualité et en plus grande quantité possible.

Aix-en-Othe doit fournir 15 feuillettes d’eau salpêtrée par décade (environ 200 litres) et 80 boisseaux de cendres (1 000 L).

Seconde et troisième étapes : le lessivage des terres salpêtrées. Il se fait dans l’atelier de lessivage installé sous la halle où les terres sont arrosées, puis les eaux recueillies sont conduites à Saint-Mards, commune limitrophe, dans l’atelier d’évaporation où elles sont chauffées jusqu’à cristallisation [30].

Cet atelier de Saint-Mards nécessite 40 hommes pour fonctionner, mais comme ce travail est insalubre et pénible, la plupart de ces ateliers ne fonctionnent qu’avec des citoyens réquisitionnés. Tous les moyens sont bons pour y échapper : dans plusieurs districts de l’Aube, ce domaine d’activité semble plus particulièrement dévolu aux prisonniers de guerre et déserteurs étrangers : ainsi à Ervy-le-Châtel, seize déserteurs y furent envoyés dès leur arrivée, parmi eux un enfant de douze ans, de même à Rigny-le-Ferron, à Champignole, etc. De plus, ces actes de générosité en faveur de la Révolution permettaient aux communes de s’en débarrasser et de ne plus avoir à subvenir à leur entretien.

Le Comité de Salut public avait certes imaginé le moyen d’extraire le salpêtre des terres imprégnées, mais ce sont les Comités révolutionnaires et les Sociétés patriotiques, ses bras armés, qui se chargèrent de son application. Si à Aix-en-Othe, l’engouement populaire pour extraire le salpêtre restait d’une extrême modestie, dans de nombreuses communes, commença la frénétique course à celle qui obtiendrait les meilleurs résultats.

A Paris déjà, toutes les chaudières en cuivre employées à la confection de la bière ou au raffinage du sucre furent mises en réquisition afin de produire « le sel qui devait lui procurer la liberté. »

Mais, cet enthousiasme, feint ou réel, comme déjà vu à maintes reprises, sera à l’origine de débordements : car les multiples incitations et l’obligation de faire preuve de patriotisme, sous peine d’être qualifié de suspect provoquèrent un empressement dévastateur. Cet empressement aveugle doublé de fanatisme et de manque de discernement fut à l’origine d’excès : de vieilles maisons s’écroulèrent sous la pioche de salpêtriers ineptes ; des rues furent sillonnées de tranchées, puis abandonnées les recherches terminées provoquant l’interruption de la circulation ! Il fallut jusqu’à l’intervention du Comité de Salut public pour mettre, selon sa méthode habituelle, un terme à ce patriotisme outrancier en taxant leurs auteurs d’être les complices de l’étranger et, en conséquence, de mériter la mort ! Immédiatement, le désordre cessa et chacun se borna à exploiter le sol des caves et des endroits privés.

Depuis le Comité de Salut public, Carnot et Prieur veillaient à ce que leurs instructions soient scrupuleusement respectées, d’où une correspondance abondante avec les représentants des différents districts. Ces derniers semblent avoir utilisé ce procédé d’une part pour se mettre en valeur, mais également pour prévenir toute dénonciation comme suspect ! Et pratiquement à chaque fois, Carnot et Prieur y répondaient en y joignant, intimement mêlés, encouragements et menaces, moyen pour eux de garder un contact direct avec les citoyens.

L’exemple devant venir d’en haut, Carnot au nom du Comité de Salut public envoie dès le 14 Frimaire An 2 (4 décembre 1793) une lettre au ministre des Affaires étrangères, mais probablement aussi à tous les autres ministres, pour qu’ils le soutiennent dans son action :
Les « administrations principales sont plus que les autres dans la nécessité de donner le premier exemple de l’obéissance de la loi et de la célérité dans les actions qu’elle exige. Nous t’engageons donc à faire exploiter sur-le-champ les terres salpêtrées des souterrains de la maison que tu occupes et à faire propager promptement cet exemple utile par tous les citoyens employés dans les différentes parties de l’administration qui t’est confiée. Par-là, non seulement tu continueras à bien servir la République, mais tu contribueras à exciter le zèle de tous les citoyens qui environnent ta demeure, (…) et cet exemple, gagnant de proche en proche et de maison en maison, accélérera l’exécution d’une loi dont le retard ou l’oubli deviendrait funeste à la chose publique » [31]. Cet exemple que doit donner le ministre ne serait rien moins, en politique moderne, qu’une opération de communication.

Même tonalité lorsque, le 29 Pluviôse An 2 (17 février 1794), il écrit aux représentants de Nantua : « Le Comité de Salut public, citoyens, voit avec plaisir que vous avez montré beaucoup de zèle et d’empressement à remplir ses vues consignées dans l’instruction qu’il vous a envoyée ; il vous invite de continuer de prendre les mesures que vos lumières vous suggéreront pour accélérer l’extraction et la fabrication du salpêtre. Dans le cas où un salpêtrier ne remplirait pas son devoir, soit par négligence, soit par incapacité, (…) sur une dénonciation bien fondée, on ne manquera pas d’ordonner sa destitution et d’ordonner son remplacement » [32].

Parfois le message est plus menaçant comme celui adressé à l’agent de Ville-sur-Saône (Châteaulin) dans le Finistère : « Ta lettre du 6 (Germinal An 2) nous apprend qu’il n’existe point de salpêtre dans ton canton. Ce ne peut être que malveillance ou ignorance de la part de ceux qui ont fait la recherche des terres propres à en produire. (…) Si l’amour de la patrie eût animé ces recherches, elles n’auraient pas été infructueuses. Arme-toi d’un nouveau courage, communique-le aux communes du district, et, jalouses de mériter de la patrie, elles trouveront des terrains d’où elles extrairont du salpêtre. Tu nous rendras compte du produit de cette matière que les circonstances nécessitent » [33]. En bon entendeur salut !

A la même époque, l’Agent du district de Bar-sur-Aube dans l’Aube avait envoyé un rapport similaire au Comité de Salut public qui ne tarda pas à lui répondre : « Plusieurs agents de districts écrivent (…) qu’ils n’y a pas de salpêtre dans leur arrondissement ; quelques-uns annoncent qu’il y en a que très peu et que celui qui existe dans les terres de leurs habitations, ne vaut pas la peine d’être extrait. Après avoir recueilli et examiné avec attention, toute la correspondance relative à cette prétendue pénurie de salpêtre, le Comité a reconnu que ce n’était pas le zèle, mais les lumières qui manquaient en quelques endroits. (…) Il te charge (…) de donner au mouvement patriotique qui doit faire extraire le salpêtre contenu dans toutes les terres, toute l’activité dont l’amour de la patrie et l’ardeur républicaine le rendent susceptible. »

Et de joindre à cette lettre une « Instruction sur l’existence du salpêtre, imprimée par ordre du Comité de Salut public et réimprimée par celui de l’Agent national, près le district de Bar-sur-Aube »  [34] ! Rien d’étonnant à ce qu’après une telle invitation, les recherches produisirent le succès escompté : du salpêtre fut trouvé … au grand soulagement de l’agent responsable qui se fit un plaisir d’en informer le Comité de Salut public !

Mais, de trop nombreuses localités tentant d’échapper à ce qu’elles considèrent comme une corvée, le Comité de Salut public réagit sèchement en envoyant à tous les agents ses vues « tant sur les moyens d’exploiter révolutionnairement les terres salpêtrées de la République que sur ceux de porter dans les opérations des salpêtres, cette unité, cet accord, cet ensemble sans lesquels on ne peut se promettre de succès. Toutes les terres salpêtrées de la République doivent être exploitées en quelques mois. (…) Les administrateurs et tous les préposés à l’exploitation des salpêtres sont solidaires pour le succès. Le temps n’est pas éloigné où la République va leur demander à tous des comptes sévères sur leur conduite » [35].
Ici, la menace est directe, l’impatience du Comité risquant à tout instant de se transformer en foudre s’abattant, sans aucun discernement, sur tout détenteur d’une parcelle de pouvoir, le spectre de la guillotine faisant le reste !

Plus motivés par l’impact de leur politique sur le Comité de Salut public que du bien-être de leurs concitoyens, les Comités locaux de Salut public et les Sociétés patriotiques agissaient, comme à chaque fois, avec toujours le même manque de doigté. Quiconque n’avait pas fourni de salpêtre ou travaillé à son exploitation était regardé comme suspect. En conséquence, pour éviter l’arrestation, chacun affichait sur sa porte : « Pour donner la mort aux tyrans, les citoyens logés dans cette maison ont fourni leur contingent de salpêtre » [36]

Cependant, les excès de zèle de certains comités locaux annihilant tout progrès dans la production, obligèrent la Commission des poudres à intervenir pour que soit pris en compte les besoins élémentaires des citoyens : par exemple laver le linge ! Sa réponse ambiguë semble vouloir concilier deux aspects diamétralement opposés : « Convaincue de la nécessité de pourvoir aux besoins des citoyens, mais aussi pénétrée qu’elle est de son devoir de ne rien négliger pour accélérer la fabrication du salpêtre, la Commission (…) invite les agents nationaux à ne rien intervenir à la réquisition sur les cendres, mais seulement à laisser aux citoyens le moyen de lessiver le linge. (…) En portant leur sollicitude sur les besoins des citoyens et leurs regards observateurs sur le superflu, ils trouveront un juste milieu en conciliant les intérêts de la République avec ceux des citoyens. » La justification qu’il avance pour ces excès : « des égoïstes, des mauvais citoyens refusent de remettre aux préposés les cendres, même superflues » [37] !

Et alors débute, comme pour les dons patriotiques, l’approvisionnement en matières premières pour la fabrication des armes ou l’habillement, une rivalité entre chaque commune pour connaître celle qui offrirait à la Nation la plus grande quantité de salpêtre, le but étant, là aussi, d’obtenir une reconnaissance de la Convention que l’on pourrait assimiler à un brevet de patriotisme !

D’abord à Paris où une grande émulation existe entre les différentes sections : des tableaux affichés à leurs portes proclament la quantité de « sel vengeur » fournie.

La Convention accueillait avec un plaisir non dissimulé de simples citoyens qui venaient lui présenter les résultats de leurs travaux et savait y donner un retentissement apte à susciter de la part des plus réfractaires un réveil patriotique : « Le citoyen Mariette, dégraisseur, rue des Bourdonnais, section des Gardes-Françaises, est venu offrir à l’Assemblée le premier produit de salpêtre retiré de la terre d’une cave de la maison qu’il habite. » Sa déclaration à partir de la tribune : « Trois jours d’un travail facile et simple nous ont fournis de quoi tuer plus de 400 ennemis » justifiait bien évidemment les habituelles « Mention honorable, insertion au Bulletin » [38].

Même mention honorable avec insertion au Bulletin pour ces deux habitants de Bordeaux qui offrent à la Convention assez de cuivre pour fabriquer quatre chaudières destinées à raffiner le salpêtre. Plus le donateur est humble et modeste, plus grand est l’hommage de la Convention, l’exemplarité du geste justifiant la politique du Comité. Ce sera le cas de cette pauvre vieille qui, chaque jour, dépose devant sa porte son sceau de cendres.

Les manifestations de patriotisme dans les différents clubs sont l’objet d’une exaltation frénétique en faveur du pouvoir : « Un citoyen a montré plusieurs pains de salpêtre et en les montrant il disait : Voilà la mort des rois. On a encore crié : Vive la République ! vive la Convention ! »  [39].

Mais, comme souvent, le patriotisme, l’exaltation, mais aussi l’ignorance, sont à l’origine d’accidents tragiques. Ainsi, le 2 Fructidor An 2 (19 août 1794), « le feu prend dans la maison de l’Unité (Abbaye de Saint-Germain des Prés) où une fabrication considérable de salpêtre a été établie. » Cet incendie, causé par l’imprudence d’ouvriers, détruit une grande partie de la précieuse bibliothèque des Bénédictins, en particulier un grand nombre de manuscrits.

« Quelques jours après, vers 7 1/4 du matin, le sol de Paris frémit d’une commotion subite ; dans plusieurs quartiers, des portes sont arrachées de leur gond et une grande quantité de vitres volent en éclats. (…) On apprend que l’immense poudrerie de Grenelle vient de sauter » [40].

Pour remédier à ces accidents, mais aussi pour préserver les bibliothèques, œuvres d’art, etc., le Comité de Salut public réagit immédiatement en éloignant les ateliers d’armes et de salpêtre des bibliothèques. De même, les manufactures d’armes ayant envahi sans discernement les places publiques, les promenades, les couvents et les églises, il fut décidé qu’à partir de décembre 1794, un grand nombre de ces centres de fabrication parisiens serait supprimé pour être établi en province, sans pour autant porter préjudice à l’approvisionnement des armées, la production étant maintenant garantie.

A partir de janvier 1795, la fabrication des armes était effectuée exclusivement « à l’entreprise », l’Etat abandonnant progressivement ses prérogatives exclusives en ce domaine au profit d’établissements privés (début d’une économie libérale ?).

Dans le même registre, la fièvre révolutionnaire avec ses débordements irréfléchis faisait négliger les précautions les plus élémentaires. « L’acceptation de la Constitution a été célébrée dans la ville de Mende par des réjouissances publiques. Dans l’une de ces fêtes patriotiques, un canonnier a été tué et un autre a eu la main emportée. Ce citoyen est sans fortune. La Société populaire de Mende prie la Convention de lui accorder une pension et un secours provisoire de 300 livres » [41]. Ce genre d’accidents se produisait assez fréquemment. Ou encore, le Comité de Salut public « instruit que quelques citoyens se proposaient de mettre dans leurs jardins des terres provenant des lessives de salpêtre » interdit dans un arrêté « cet expédient (qui) rendrait leur culture inutile parce que cette terre (…) sera longtemps stérile » [42].

Cependant l’enthousiasme, supposé général, n’empêchait pas des manifestations de mécontentements et des dénonciations d’injustices au sein même des sections patriotiques au sujet de la production du salpêtre : « Il y a eu une discussion vive, bruyante et tumultueuse, relativement aux citoyens chargés de travailler au salpêtre. Des citoyens ont dit : On ne voit jamais à ce travail que le pauvre. Les gens riches restent tranquillement chez eux, ou préfèrent leur petite partie de société au bien général. Les marchands s’occupent à censurer le misérable et payent avec répugnance les pauvres qui les remplacent »   [43] !

Quoi qu’il en soit, finalement, la Nation entière obéissait par crainte, par conviction ou par enthousiasme. L’énergie républicaine ravivait le patriotisme de tout un chacun qu’il soit sincère ou feint. L’habileté du gouvernement révolutionnaire à aiguillonner sans relâche la conscience nationale au salut de la patrie était encore attisée par les dirigeants locaux de la plupart des départements qui ne voulaient pas être en reste. Sous leur conduite, des usines, des manufactures et des fabriques abandonnées étaient remises en route pour la fabrication d’armes et les ateliers de salpêtre virent le jour sur tout le territoire national. En février 1794, on n’en comptait pas moins de 6 000.

La conséquence immédiate de ces incitations ou « excitations », selon l’expression utilisée à l’époque, fut une kyrielle de messages plus dithyrambiques les uns que les autres venant de toutes les communes de France annonçant les quantités de salpêtre produites. Même si les productions annoncées étaient surestimées, fait est que les armées avaient maintenant à leur disposition suffisamment de poudre pour entreprendre des combats d’envergure.

Le 30 Messidor An 2 (18 juillet 1794), Carnot, Lindet et d’autres membres du Comité de Salut public pourront dresser un premier bilan de leur action :
« Le génie de la Liberté a couvert la France d’ateliers ; nous avons des armes et du salpêtre. Rien ne pouvait remplacer les subsistances qui nous manquaient : le Français s’est fait un devoir de la plus sévère économie. Il s’est privé de tout, il a souffert : il va recueillir le fruit de la constance et de la victoire » [44].

Et dans son journal militaire « le Défenseur de la patrie » distribué aux armées afin de provoquer l’émulation entre elles, Carnot rend personnellement compte de la « campagne héroïque (…) qui commença à la bataille d’Hondschoote, ne finit qu’à la prise de Roses (c’est-à-dire entre le 8 septembre 1793 et le 3 février 1795) et dont le résultat fut :

  • 27 victoires, dont 8 en bataille rangée ;
  • 120 combats de moindre importance ;
  • 80 000 ennemis tués ;
  • 91 000 prisonniers ;
  • 116 places ou villes importantes prises, dont 36 après siège et blocus ;
  • 230 forts ou redoutes enlevés.
  • 3 800 bouches à feu.
  • 70 000 fusils.
  • 1 900 milliers de poudre.
  • 90 drapeaux » [45].

Le 14 Ventôse An 3 (4 mars 1795), Carnot, au nom du Comité de Salut public, présentera le chemin parcouru durant son action au sein de ce même Comité :

« Il sera beau de voir, (…) comment des recrues mal armées, sans habitude des exercices militaires, sans autre discipline que la confiance, souvent dénuées d’habillement et de subsistances, ont arrêté ce débordement de légions réunies contre elles de toutes les contrées de l’Europe ; comment de bons cultivateurs, qui ne demandaient qu’amour et simplesse, forcés de combattre pour la défense de leurs foyers, menés par des chefs choisis parmi eux, chantant tous ensemble des hymnes à la liberté, ont vaincu et dispersé ces cohortes silencieuses et tacticiennes » [46].

Laissons Albert Lévy donner dans « Les Causeries » le résultat des sacrifices, volontaires ou contraints, de toute la population :
« Carnot pourra annoncer à la Convention le résultat de tous ces efforts :

« La France était sauvée !  [47] »

D’où une certaine glorification de son action :
« Carnot a organisé la victoire. »
« Sans Carnot peut-être, point de Bonaparte et de Napoléon »  [48].

Épilogue

Quel bilan pouvons-nous tirer de ces quelques 12 mois, si nous prenons en compte la période juillet 1793 – juillet 1794 ?

Sans hésitation aucune, un bilan très contrasté : « Un mélange inextricable d’aspirations humanitaires et de cruautés révoltantes, les appels à la Liberté aboutissant au plus horrible despotisme, des invocations perpétuelles à la Fraternité ou à la mort (…) constituent un ensemble sans nom (…) « C’est la Terreur qui a sauvé la France de l’étranger, » disent les uns. « C’est l’enthousiasme de toute la jeunesse républicaine se précipitant à la frontière, répondent les autres » [49].

Que de chemin parcouru entre juillet 1793 où la nation impuissante se désespérait devant « les désastres de toute espèce dont la France venait d’être accablée » et juillet 1794, début de « la mémorable campagne » qui permettra d’annoncer que la France était sauvée !

Ce redressement que nous pouvons considérer comme inespéré au vu de la rapidité de sa réalisation, sera le résultat d’un concours de circonstances inimaginables du fait de l’action coordonnée d’hommes providentiels qui surent user de leurs pouvoirs en qualité de membres du Comité de Salut public pour atteindre leurs objectifs.

« Les trois travailleurs », Carnot, Lindet et Prieur étaient, par leurs connaissances du terrain, leur analyse, leur clairvoyance et leur persévérance, les hommes de la situation : ils poursuivaient imperturbablement la mission dont ils se croyaient investis, et au lieu de solutionner les différents problèmes les uns après les autres, ils s’attaquèrent conjointement à tous à la fois dans la mesure où chacun permettait de faire un petit pas vers le but final : le salut de la France.

Pour se faire ils eurent recours à tous les moyens mis à leur disposition. D’abord l’intimidation que propageait le spectre de la guillotine jusque dans les plus petites communes, aidés en cela par Robespierre et « les gens de la haute main » qui se servaient de la guillotine à Paris comme d’un moyen pour asseoir leur politique sanguinaire. Car, le mot même de guillotine insufflait au citoyen une peur d’autant plus grande que l’énorme majorité n’en avait connaissance que par la rumeur amplifiée au fur et à mesure de sa propagation. Peu l’avaient effectivement vue : c’étaient ceux qui, venant des différents départements, se trouvaient à Paris pour leur formation de salpêtrier et qui avaient peut-être eu l’opportunité de la voir dressée sur la place de Grève ou la Place du Carrousel, peut-être avaient-ils même assisté à une exécution. Et « témoins d’une barbarie qui fera frémir », ils en faisaient à leur retour dans leur campagne une description qui provoquait soit un indicible effroi soit le sentiment d’un châtiment « très doux et très humanitaire » [50], selon l’engagement révolutionnaire de leur interlocuteur. Et parfois, certains avaient, eux-mêmes, assisté de visu à ce supplice, car dans quelques villes comme Rennes, Arras, Cambrai, Lyon l’échafaud était en fonction. Par contre à Troyes, « où la guillotine fut dressée pour parade mais ne fonctionna point » [51], sa présence se suffisait en elle-même.

L’autre phénomène sur lequel s’appuyaient Carnot, Lindet et Prieur étaient la lassitude de l’énorme majorité de la population victime de la liberté ! Car, cette Liberté, hautement proclamée dans la Déclaration des Droits de l’Homme, avait été l’objet de tellement d’excès et le prétexte à tant d’exactions, à l’image des Volontaires de Paris qui semaient la terreur sur leur passage, que le simple citoyen aspirait, pour lui et sa famille, à plus de sécurité, à plus de sérénité, devait-il en passer par un système autoritaire.

D’où une certaine acceptation générale de la part de la population qui, pour « un retour dans la voie de la régularité », était prête à beaucoup de sacrifices pour que, d’une part, soient rétablis ordre et « règne des lois » au quotidien et, d’autre part, soit sauvée la patrie menacée sur toutes ses frontières. Ainsi, bon gré mal gré, chaque citoyen participa à la réussite de cet objectif final continuellement mis en avant par les dirigeants : la victoire sur les ennemis de la Révolution. Celle-ci apparaissait alors comme un futur prometteur justifiant un patriotisme qui incitait chacun à œuvrer pour son avènement avec, comme conséquences, l’acceptation des obligations militaires, la production du salpêtre révolutionnaire et la mise sur pied d’une industrie essentiellement tournée vers la guerre !

Mais ce volet à dominante militaire n’est qu’un aspect de l’œuvre de la Révolution :

Car, outre les avancées scientifiques pour l’industrie de guerre, telles que « la fabrication des armes, du salpêtre et de la poudre, l’extraction du cuivre des cloches, l’emploi des aérostats et l’établissement du télégraphe » [52], qui seront à l’origine de la création de l’École Centrale des travaux publics, future École Polytechnique, la Convention œuvra positivement dans de nombreux autres domaines à dominante sociétale.

Cet aspect de l’action du Gouvernement révolutionnaire provisoire est d’autant plus étonnant qu’il provient des mêmes personnes qui usaient et abusaient de la guillotine comme s’ils considéraient cette période comme la funeste transition obligatoire pour asseoir une politique qui permettrait l’avènement d’un avenir garant du bonheur de chacun où culture, santé et éducation ne seront pas de vains mots.

Fréquemment, c’est l’émergence d’un problème concret qui sera l’origine d’une avancée qui va se pérenniser.

Ainsi, à la suite de l’explosion de l’entrepôt de salpêtre de Saint-Germain, il fut décidé de séparer ces entrepôts des bibliothèques et après inventaire et confection des catalogues de chacune d’elles, d’en protéger le contenu dans des dépôts : c’était la naissance des archives.

Lorsqu’un conventionnel déplora à la tribune qu’au nom de la liberté, « des malveillants ne cessent de dégrader les plus belles sculptures », sous prétexte qu’elles étaient les vestiges de l’Ancien Régime, le Comité d’instruction publique fut chargé « de faire enlever des jardins et parcs nationaux et déposer au musée de la République, celles des statues qui lui paraîtront les plus précieuses » [53] : ainsi naissaient le Museum des monuments nationaux, puis le Museum des tableaux dans la galerie du Louvre.

Le 10 juin 1793, au Jardin des Plantes, où, outre l’anatomie et la botanique, des leçons de minéralogie, de géologie étaient données, était créé un conservatoire « des arbres, arbustes et plantes rares, soit indigènes, soit exotiques ». (Conscience de la biodiversité avant l’heure ?)

Et toujours en 1793, alors que les troupes étaient défaites sur tous les champs de bataille, furent entrepris la mesure d’un degré du méridien, et la confection des nouveaux étalons pour les poids et mesures.
Pour ne noter que les avancées les plus remarquables.

Autre priorité pour la Convention : l’éducation.
A la suite de la loi imposant la création d’une école dans chaque commune, il fallut former « par des moyens révolutionnaires » un grand nombre d’instituteurs. La Convention se référa expressément au système mis en place pour la formation des salpêtriers : 5 citoyens de chaque district furent envoyés à Paris pour y suivre une formation. Celle-ci terminée, ils retournèrent dans leur département pour à leur tour former ceux qui vont devenir instituteurs dans les « écoles primaires »« la lecture, l’écriture, l’arithmétique et la morale » [54] seront enseignées. C’est dans ce but que, le 12 Brumaire An 3 (2 novembre 1794), les Écoles Normales, nationale et secondes, étaient officiellement créés, ancêtres de l’ENS et des ex-Écoles Normales d’Instituteurs !
Selon les mêmes principes, l’École centrale de santé voit le jour le 14 Frimaire An 3 (4 décembre 1794), origine des différentes Ecoles de santé.

Est-ce que tous ces apports auraient vu le jour sans la Terreur et la guillotine ?

Fort probablement oui, car, comme évoqué à plusieurs reprises, cela correspondait aux aspirations du plus grand nombre à une vie normale au sein d’une société en paix. Mais il est fort à parier que l’objectif final n’aurait pas été atteint en un si bref laps de temps d’autant que chaque décision aurait été l’objet d’interminables débats à la Convention, cause d’une inertie politique prévisible.

Et lorsque, après les désastres de juillet 1793 qui avaient servi de prétexte à Robespierre pour imposer la Terreur, se succédaient, dès juillet 1794, les victoires sur les différents champs de bataille, la Terreur ne se justifiait plus, sinon comme violence pour la violence, ce que Robespierre paiera de sa vie une semaine plus tard. Symbolique de ce changement, ce même 9 Thermidor An 2 (27 juillet 1794), alors que Robespierre était arrêté, Jourdan à la tête de l’Armée de Sambre-et-Meuse entrait triomphalement dans la ville de Liège !

L’impact de son exécution sur la population

« La mort de Robespierre !... Tel est le résumé des événements de la veille pour la population parisienne en proie au délire de la joie. Chacun se sent délivré de l’affreux cauchemar qui l’oppressait jour et nuit. Tous croyant renaître à la vie, vont et viennent par les rues, riant, pleurant, serrant la main à des gens qu’ils n’ont jamais vus. (…) Plusieurs montent dans les voitures publiques ou prennent la poste sans autre but que de répandre eux-mêmes la nouvelle du salut général » [55]

Mort sur l’échafaud symbolisée par cette estampe où le bourreau présente au peuple la tête de Robespierre avec en exergue la légende :

« Vive la Convention Nationale qui par Son énergie et Surveillance a délivré la République de Ses Tyrans » !

Bibliographie

Gallica.BNF.fr :

  • Annales de Chimie ou Recueil de Mémoires concernant la Chimie …, tome 20
  • Archives Parlementaires de 1787 à 1860
  • Convention nationale, tomes 52-61, 63-82.
  • Campagne des Français depuis le 8 septembre 1793
  • Campagnes de la Révolution française dans les Pyrénées-Orientales
  • Causeries. Les pompiers, guérison de la rage, la peste, la fête du salpêtre.
  • André Lévy.
  • Code militaire, ou Recueil méthodique des décrets relatifs aux troupes de ligne...
  • Correspondance générale de Carnot
  • Décrets de la Convention nationale
  • Esquisses historiques des principaux événements de la Révolution française.
  • Gazette des tribunaux tome 9
  • Histoire de France depuis 1789 jusqu’à nos jours.
  • Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales (1789-1815)
  • Journal Militaire : contenant tout ce qui (…) concerne les militaires
  • La Convention Nationale
  • La démagogie en 1793 à Paris.
  • La guillotine pendant la Révolution.
  • La Révolution dans l’Aube.
  • Société d’histoire départementale de la Révolution 1908-1912
  • L’Armée et la Garde nationale
  • Les actes du gouvernement révolutionnaire (23 août 1793-27 juillet 1794)
  • Les volontaires nationaux pendant la Révolution.
  • Les Volontaires nationaux de Paris.
  • Les Vosges pendant la Révolution, 1789 – 4795 - 1800
  • Mémoires historiques et militaires sur Carnot.
  • Paris en 1794 et en 1795
  • Paris pendant la Révolution 1789-1798
  • Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale.
  • Recueil des actes du Comité de Salut public.

Autres Origines :

  • Actes du Tribunal révolutionnaire de Paris (justice.gouv.fr)
  • La naissance de l’industrie à Paris. Entre sueurs et vapeurs. André Guillerme
  • L’armée républicaine pendant la révolution.
  • Le gouvernement révolutionnaire (1793-1795) Université Lyon 3
  • L’histoire d’Aix-en-Othe sous la Révolution. Jeanne Martel (Bibliothèque d’Aix-en-Othe)
  • La petite histoire des voitures à fourrage
  • La terre aux sabots. Pierrick Chuto

Documents iconographiques :

  • Gallica.BNF.fr
  • Les uniformes de la Grande Armée
  • La naissance de l’industrie à Paris. André Guillerme
  • Wikipédia.

[1Adresse à l’Assemblée nationale p. 3-4

[2Histoire parlementaire tome 7 p. 364-365

[3Archives Parlementaires tome 60 p. 85

[4Archives Parlementaires tome 60 p. 85

[5Archives Parlementaires tome 65 p. 456

[6Archives Parlementaires tome 77 p. 196-197

[7Archives Parlementaires tome 66 p. 67

[8Archives Parlementaires tome 68 p. 29-31

[9L’Armée et la garde nationale tome 3 p. 170

[10Chargé à la place du Roi de toutes les fonctions de l’exécutif, il compte 6 ministres, dont Danton, Garde des Sceaux. En rivalité avec le Comité de Salut public, il disparaît en 1794.

[11Archives Parlementaires tome 73 p. 121-122

[12Archives Parlementaires tome 74 p. 590

[13Archives Parlementaires tome 78 p. 221

[14Recueil des actes du Comité de Salut public, p.602

[15Correspondance générale de Carnot, tome 3, p. 849

[16Causeries p. 83

[17Archives parlementaires Convention nationale tome 80 p. 620-622

[18Archives parlementaires, tome 80, p. 616-621

[19Paris en 1794, p. 107-108

[21Causeries p. 83-85

[22Paris en 1794 et 1795, p.244

[23L’Armée et la garde nationale, tome 3, p. 181

[24Archives Parlementaires, tome 79, p. 365

[25L’Armée et la Garde nationale, tome 4, p. VI

[26Paris en 1794 et 1795, p 68

[27Boudet … à l’Agent du district p. 1-10

[28Pierrick Chuto, La terre aux sabots, p. 78

[29La Révolution dans l’Aube, 1910, p. 151

[30L’histoire d’Aix-en-Othe sous la Révolution, p. 65-67

[31Correspondance générale de Carnot p. 849

[32Correspondance générale de Carnot p. 290

[33Correspondance générale de Carnot p. 290p. 320

[34Les représentants du peuple … de Bar-sur-Aube p. 1-2

[35Les actes du gouvernement révolutionnaires, p. 149

[36La démagogie en 1793 à Paris, p. 341

[37Les actes du gouvernement révolutionnaires, tome 2 p. 29-30

[38Archives Parlementaires, tome 82, p. 538

[39Paris en 1794 et 1795, p 126

[40L’Armée et la Garde nationale, tome 4, p. 11

[41Archives Parlementaires tome 77 p. 364

[42Procès-verbaux du Comité d’instruction public p. 52

[43Paris en 1794 et 1795, p 203

[44Correspondance générale de Carnot, tome 3, p. 506

[45Mémoires historiques et militaires sur Carnot, p. 70-71

[46Campagne des Français, p. 5-7

[47Albert Lévy : Causeries p. 80 à 86

[48Mémoire historique et militaire de Carnot, p. XIII

[49L’Armée et la garde nationale tome 4, p. 428-429

[50La Guillotine pendant la Révolution p.251

[51La Révolution dans l’Aube. Bulletin d’histoire moderne, 1908, T 1, p. 32

[52L’Armée et la Garde nationale, tome 4, p. 39

[53Archives parlementaires, tome 80, p. 69

[54Procès-verbaux du Comité d’instruction publique p. 190

[55L’Armée et la Garde Nationale, tome 4, p. 2

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3 Messages

  • La Révolution Française : La naissance du patriotisme (4e chapitre) 11 décembre 2015 13:21, par thierry PROSPER

    Merci pour cet excellent article, documenté et vivant ! J’ai trouvé recemment en vide grenier un livre de prix scolaire du Collège d’Avranches, daté de 1902 pour l’élève "Chemin" : "Carnot, l’organisateur de la Victoire" par H. de Font-Réaulx. L’auteur s’y révèle fortement républicain, beaucoup moins Robespierriste, et très objectif... J’y joins votre article avec bonheur !
    Th PROSPER licencié d’Histoire, ex étudiant de A.Soboul à la Sorbonne en 1974, Retraité Ex cheminot SNCF.

    Répondre à ce message

  • Bonniour
    bravo pour cet article passionnant et si documenté.
    puis je apporter un tout petit caillou .
    parmi les ancêtres de mon mari j’ai ren contré un collatéral Eustache de Forceville à Amiens . Je cite :
    " sur la pétition des citoyens Ladame et Bezancon , fondés de pouvoir des citoyens Fizeauxqui réclament des soudes et potasses à eux appartenant chez le citoyen Forceville, commissionnaire, .. Les citoyens Thuillart et Gérard Sellier ont apposé les scellés chez le citoyen Forceville . source Geneanet , documents pour servir à l’histoire de la Rev. frcse dans la ville d’Amiens . Cordialement
    o.daugy

    Répondre à ce message

    • La Révolution Française : La naissance du patriotisme (4e chapitre) 22 février 2015 10:20, par Henri-Claude MARTINET

      Bonjour,
      Merci pour cette information qui est symbolique de l’époque.
      Les soudes et potasses étant un enjeu "politique", il se peut qu’elles aient été réquisitionnées alors que les citoyens Ladame et Bezancon souhaitaient en disposer librement (peut-être pour les vendre directement aux armées). Ce sera alors ou au tribunal ou au Comité de Salut public d’Amiens de décider. Si ce sont de "bons" Républicains alors tout n’est pas perdu, sinon elles iront grossir un "don révolutionnaire" à la Convention.
      Cordialement
      H-Cl. Martinet

      Répondre à ce message

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