Je recherchais la généalogie ascendante des R.-Dubois [1] dont descendait ma belle-famille. Je disposais d’un tableau établi par une grand-tante dont l’origine était Christophe de R.-Dubois (1762 -1832) époux de Madeleine J. Ils étaient tous les deux morts du choléra en 1832 à Paris.
- Christophe de R.-Dubois & Madeleine J.
Première chance : un de mes cousins, avocat, ayant de bonnes relations avec un des cabinets de renom de recherches généalogiques établi à Paris depuis 1830, me met en relation avec son propriétaire qui accepte de m’ouvrir librement ses trésors pendant deux jours. J’avais une trentaine d’actes à rechercher. Cette étude avait cette particularité que, vers le milieu du XIXe, son propriétaire avait demandé à ses clercs de procéder au relevé de tous les mariages de Paris et quelques communes circonvoisines enregistrées dans les paroisses au XVIIIe siècle. Quand on sait que les deux dépôts d’état civil parisiens ont été incendiés sous la Commune en 1872, on imagine le trésor que représentent ces relevés. Les mariages étaient classés par ordre alphabétique des parties, tant hommes que femmes.
Je me précipite sur le patronyme R. et, à ma grande déception, je ne trouve rien. Je vais voir au nom de l’épouse, J. : elle y figurait mais le nom de son époux avait été massacré par le scribe en V. Retour à la page des V pour y trouver effectivement V. Christophe. Le mariage avait eu lieu à Saint Pierre du Gros Caillou le 7 février 1787.
J’apprenais par la même occasion que les parents de Christophe s’appelaient Philippe de R. et Geneviève D. et ceux de son épouse Antoine J. et Anne Angélique L.
Deuxième chance : un déplacement aux Archives de Paris pour divers actes me donne le temps de consulter les usuels. Je tombe sur l’extraordinaire travail de reconstitution des baptêmes, mariages, sépultures des paroissiens de Saint Eustache classées par ordre alphabétique (seule paroisse de Paris à avoir eu cette chance d’une reconstitution). Par curiosité, je vais voir s’il n’y aurait pas une fiche R. : je trouve en effet la fiche tant recherchée. J’ai ainsi la confirmation que Christophe est né le 18 décembre 1762, fils naturel du général comte Philippe Théodore de R. (absent) et de Geneviève D dite Dubois. Deux obstacles apparaissent alors :
- il n’y a donc pas eu mariage R. / D. et je vais être sans doute rapidement bloqué dans mes recherches en amont.
- pourquoi Geneviève a-t-elle ce surnom de Dubois ?
- L’église saint Eustache
Avant d’aller plus loin, il était intéressant de se demander qui était cette famille R. Il ne fut pas difficile de remonter les origines de cette illustre famille grâce aux travaux du baron Freytag achevés par l’abbé Schwennicke dans les 22 volumes de leur immense travail Europäisch Stammtefeln qui recense 4000 familles européennes.
Il y apparaissait que le général comte de R. se prénommait Philibert Bernard Charles Théodore né en 1716. Il avait épousé en 1738 à Pont-à-Mousson Barbe Gabrielle de G. dont il avait eu deux enfants dont un fils Charles Alexandre Bernard Théodore Philippe Étienne. La confusion des prénoms dans l’acte de naissance de Christophe pouvait créer un doute entre le père et le fils. Mais comme ce dernier, à la mort de son père en 1768 n’était que colonel, le doute s’évanouissait. En remontant la généalogie des R. de S. on tombe sur les Brienne, les Blois-Champagne puis une quantité de rois de France tels Henri 1er, Louis IV, Charles III etc.
Le Comte de R., né vers 1712 en Lorraine, fils de Jean Charles François Joseph, pair du duché de Bouillon entre comme cadet de l’armée à Strasbourg en 1727 et au Royal Roussillon Cavalerie en 1730. Nommé lieutenant au Régiment de la Sarre en 1732 et pourvu d’une compagnie dans le Régiment Harcourt Dragons en 1733, il obtient une commission de mestre de camp en 1738. Après un passage au Royal Suédois en 1743, il a eu la levée du Régiment dénommé le R.- Hussard qu’il a l’honneur de commander la même année. Aide-major en 1744, il est promu capitaine au Régiment de Nassau puis brigadier l’année suivante et maréchal de camp en 1748. En 1753 il était noté comme « bon colonel qui donne beaucoup de soins et d’attention à son Régiment ». Il prend rang de mestre de camp en 1754 puis devient lieutenant-colonel et son régiment prend le titre de Volontaires Liégeois. Il est nommé lieutenant-général des Armées du Roi et reçu en 1746 Chevalier de l’Ordre Royal et Militaire de Saint Louis. Il participera à de nombreuses campagnes en Bavière, Bohème, Allemagne, Suisse et Flandre. Il terminera sa carrière à la suite du Royal Allemand en 1762, année de la naissance de Christophe. Son attachement au service du Roi n’a pas besoin d’autre preuve que son refus en 1754 du grade de lieutenant-général et d’un régiment de cavalerie dans un service étranger.
Troisième chance : je mène parallèlement depuis de nombreuses années plusieurs recherches dans le Minutier Central de Paris, et je garde toujours à l’esprit les patronymes de R. et de D. (ce dernier malheureusement très répandu). Le dépouillement systématique d’un registre de notaire me met un jour devant l’acte d’inventaire après décès d’une certaine Geneviève D. dite Dubois le 23 août 1771. Est-ce celle que nous cherchons ?
L’inventaire est requis par les quatre frères et sœurs de Geneviève mais personne pour représenter Christophe âgé d’à peine 9 ans ! Aucune mention de l’enfant dans le corps du texte. L’inventaire représente une valeur globale insignifiante voisine de l’indigence. Parmi les papiers, nous trouvons :
- une constitution passée en 1768 par un nommé A. au Cap Français, isle de Saint Domingue au profit de Geneviève de 1000 livres de rente viagère réversible à son décès sur la tête de Julie Etiennette sa fille : voici donc qu’apparaît un nouvel enfant d’un nouveau père.
- un extrait baptistaire de Julie Etiennette et un autre de Louise toutes deux filles dudit A. et la demoiselle Dubois.
- un écrit daté au Cap Français en 1769 par lequel ladite Dubois reconnaît avoir reçu du sieur A. la somme de 1200 livres tant pour les couches de l’enfant dont elle était enceinte que pour les soins de l’enfant quand il serait en nourrice après quoi le Sr A. s’est obligé d’en avoir soin et a reconnu que ledit enfant lui appartenait ;
- un écrit fait entre un sieur Collignon et la Dlle Dubois du 13 juillet 1771 (5 semaines avant sa mort) par lequel ledit Collignon ferait mettre un écriteau aux risques, périls et fortune de la Dlle Dubois sur l’appartement qu’elle tenait rue Saint Nicaise qui demeurerait pour son compte jusqu’au mois de janvier prochain, qu’elle lui paierait les loyers échus et la capitation et ferait les réparations locatives avant de pouvoir enlever ses meubles.
Nous avons là tous les indices de la situation précaire d’une fille-mère avec deux enfants reconnus (et Christophe dont personne ne parle).
Quatrième chance : mes recherches systématiques dans les répertoires du Minutier Central me font un jour tomber sur un contrat de mariage qui attire mon attention : celui de Nicolas Protais D., maître fondeur, avec une demoiselle Dubut. Or ce double prénom, peu fréquent, correspondait, dans l’inventaire après décès de Geneviève, à celui de son frère maître fondeur. Il ne faisait guère de doutes qu’il s’agissait de la même personne : grâce à ce rapprochement je trouvais les parents de Geneviève. Il s’agissait de Protais D. et de Marguerite Guerlet. Plus tard, je trouverais également le contrat de mariage d’une sœur de Geneviève dans lequel le père, Protais D., est dit maître fondeur rue Bordet sur la Montagne Sainte Geneviève.
Nous cernons donc plus précisément cette famille D., petits artisans fondeurs (en bronze en général) avec cinq enfants qui exigeront des parents qu’ils placent leurs filles dès que possible pour contribuer au revenu familial. Les domestiques étaient engagés dès l’âge de 14 ou 15 ans mais si l’enfant avait une jolie frimousse, il était vite attiré par la danse puis la prostitution. Fut-ce le cas de Geneviève ?
Cinquième chance : J’avais lu un ouvrage de ma bibliothèque municipale dont le titre m’avait attiré : « Les Ripoux des Lumières » de R.Muchembled. Bien entendu il s’agissait de dévoiler tous les côtés sordides de la police de l’époque de Louis XV dont un des pivots était le lieutenant-général Sartine. Remarquablement documenté, le livre m’a passionné et surtout m’a suggéré des pistes nouvelles pour mes recherches. Il signalait notamment, parmi sa longue bibliographie, divers manuscrits conservés à la Bibliothèque Nationale et un ouvrage intitulé « Journal des Inspecteurs de M. de Sartine » par Lorédan Larchey (1863). Ces documents étaient composés de procès-verbaux rédigés par les inspecteurs du Lieutenant-Général de Police relatant les détails de la vie des prostituées de Paris. Les activités de celles-ci, bien que légales quand ne s’ajoutaient pas les jeux de hasard à ceux du sexe, étaient la source d’informations indiscrètes sur la vie de leur clientèle pouvant être utilisées contre eux à l’occasion. De plus, les confidences sur l’oreiller étaient souvent rapportées aux services de police pour leur usage personnel. Ces ragots, en général remaniés par le chef de la police lui-même, étaient souvent rapportés au Roi pour son plus grand bonheur. La chance voulut là aussi que la période survolée par ce livre aille de 1761 à 1764 correspondant exactement à celle qui m’intéressait.
Les deux manuscrits de la B.N. m’apportèrent une lumière étincelante sur notre héroïne Geneviève D.. Le premier, signé Marais, daté du 16 mai 1760 [2], m’apprenait que la demoiselle demeurant rue des Deux Portes Saint Sauveur, âgée de seize ans, blonde de cheveux, d’une très jolie figure, petite mais bien faite et d’un caractère fort doux, avait été entretenue depuis plus d’un an par diverses personnes. Elle manifestait son désir d’entrer dans un corps de ballet et avait trouvé dans un certain M. de Villemur un entreteneur lui permettant de poursuivre sa vocation. Le second, signé du même, daté du 8 août 1760 [3] la qualifie de danseuse dans les ballets de la Comédie Française mais, M. de Villemur ayant fait défection à son égard, elle a dû voler de ses propres ailes et fit la connaissance d’une Mme Brissault, tenancière d’une maison célèbre où elle la présenta au Duc d’Uzès [4].
L’ouvrage de M. Larchey prend la suite des manuscrits précédents. La première relation qui est faite de Geneviève est datée du 6 novembre 1761( p. 59) : « La Dlle Dubois que j’ai fait connaître ci-devant pour être entretenue par M. le Duc d’Uzès duquel elle a tiré de bonnes nippes et de bons effets il y a six mois, a eu le bonheur de réparer cette perte depuis quelque temps par la connaissance qu’elle a faite de M. le comte de R., lieutenant-général des Armées du Roi. Ce seigneur lui donne exactement quinze louis par mois et lui fait de nombreux cadeaux très avantageux. Il vient la voir tous les jours et reste avec elle depuis 2 h après-midi jusqu’à 16 h le soir. Il n’y couche jamais. Cette conduite ne déplaît pas au guerluchon [5] et tout jusqu’à présent se passe le mieux du monde. » Ainsi il n’est plus de doute possible : la demoiselle D. dite Dubois est bien la maîtresse du Comte de R.
Plus loin, le 18 juin 1762 (p.145), il est écrit : « Cette demoiselle est entretenue depuis quinze mois par M. le comte de R. qui est actuellement dans ses terres où il a des procès à faire juger et c’est sans doute par raison d’économie qu’elle accepte les offres de M. de Polisy, afin de ménager l’argent que le comte lui a laissé en attendant son retour. »
Sixième chance : et voici que surgit le document clé de cette histoire d’amour qui aurait pu n’être qu’une banale affaire d’infidélité. Le 18 février 1763 (p.247), un procès-verbal d’inspecteur indique : « L’abbé Darty a fait emplette de la Dlle Dubois qui relève des couches de M. le comte de R., lieutenant-général. Cet abbé lui fait faire un habit d’honneur pour la mener à une campagne qu’il a à quelques lieues de Paris. » La naissance de Christophe est ainsi parfaitement actée deux mois après celle-ci.
La boucle semble bouclée. Mais ce n’est qu’une apparence car la bonne fortune du chercheur lui laisse toujours une marge de surprise, une chance de faire mieux. En effet, quelques mois après toutes ces découvertes, au milieu de mes éternelles investigations des registres des notaires parisiens, je découvre le contrat de Mariage de Christophe de R. en date du 4 février 1787. Représenté par M. Nicolas Delannoy, intendant du Marquis de Péreuse, Christophe de R., mineur, épouse Marie Madeleine J. Christophe y déclare qu’il ne lui appartient aucun bien si ce n’est ses habits, linges et hardes à son usage d’une valeur de 300 livres. « Les parties observent que depuis le mois de mai 1775 que ledit Sr futur époux demeure chez les Sr et Dame J., ledit Sr J. a reçu annuellement pour lui une somme de 300 livres de M. le Comte de R. A cet égard les parties ès-noms ont par ces présentes compensées cette somme annuellement de 300 livres avec la pension, nourriture et entretien que les Sr et Dame J. ont fourni depuis ce temps jusqu’à ce jour audit futur époux pour quoi elles se quittent et déchargent respectivement de toutes choses à cet égard ».
Il est donc clair que le général de R. a implicitement reconnu Christophe comme son fils puisqu’il lui a attribué une pension annuelle jusqu’à sa majorité ou son mariage. Que le général ait effectué cette donation d’une façon discrète vis-à-vis de sa femme semble assez naturel (on n’a pas retrouvé d’acte de donation) mais qu’il ait autorisé Christophe à porter son nom nous parait signifier que sa relation avec Geneviève J. n’a pas été qu’une aventure en passant.
Il reste à élucider le surnom de Dubois que Geneviève a pris.
- Louis Dubois de Francueil & Madame d’Epinay
J’avance ici une hypothèse qui attend une confirmation. La maison de Mme Brissault, fréquentée par Geneviève, avait la visite coutumière d’un personnage qui s’appelait M.de Francueil, connu pour être l’auteur des « Observations sur l’Esprit des Lois », receveur général des Finances, fils du Fermier Général Dubois. Il se faisait appeler indistinctement Francueil ou Dubois.
Madame d’Epinay, qui avait été l’amie de Rousseau, disait de M. de Francueil :
« Il a une politesse si aisée, de la grâce en tout ce qu’il fait, une complaisance, une douceur charmante ; sa figure prévient en sa faveur et sa conversation a tant d’intérêt qu’on ne peut se défendre d’en prendre beaucoup à lui. Auprès de qui ne réussirait-il pas ? Il peint à merveille, il est grand compositeur de musique, il a toutes sortes de connaissances et d’une gaîté précieuse pour moi ».
Geneviève n’a pas pu ne pas rencontrer cet homme admirable soit au cours des nombreux dîners de la maison Brissault qu’elle fréquentait, soit éventuellement de façon plus intime. Il l’a certainement subjuguée par sa beauté et sa culture. Comme il était de coutume que toutes les danseuses de ballet se donnent un surnom, elle a choisi celui de Dubois qu’elle portait déjà à l’âge de seize ans.
Si on se réfère au premier procès-verbal mentionné, Geneviève n’avait que 16 ans (environ) en 1760, de sorte qu’à sa mort en 1771, sans doute due à une « maladie professionnelle », elle n’avait que 27 ans et se trouvait dans un grand dénuement.
Finalement, cette triste histoire de prostitution apporte un éclairage pathétique sur la vie très courte de cette jeune femme, contrainte, dès son plus jeune âge, par suite de la misère de ses parents, de servir de domestique. Afin d’assurer son autonomie, elle pratiquera très tôt la prostitution d’où elle tentera de se sortir par la danse dans les ballets. Elle y fera des rencontres dont elle portera les fruits jusqu’à leur terme. La misère restera son lot jusqu’à sa mort.
On ignore à ce jour comment elle a élevé Christophe et pourquoi M. J., avocat, et son épouse ont été choisis pour l’élever à partir de 1775. Ce qui frappe au final de cette histoire compliquée c’est que Christophe ait accolé à son nom le surnom de sa mère. N’est-ce pas la preuve manifeste qu’il lui vouait un grand respect et une profonde affection parce que celle-ci n’avait cessé de l’entourer de son amour autant qu’elle le pouvait ?
Tous les éléments de cette affaire ont été réunis sur près de dix ans grâce à plusieurs chances majeures dans mes recherches qui ne se seraient pas dévoilées si je n’avais pas écumé d’innombrables répertoires et dossiers en gardant toujours à l’esprit les patronymes concernés.