J’avais le double lourd handicap de mon éloignement des archives parisiennes et de ma conviction que mon implication familiale m’imposait de travailler seul sans rechercher d’aide extérieure.
Pour tenter d’apaiser mes craintes et d’exorciser mes doutes sur la culpabilité familiale, j’ai commencé à rédiger mes articles… puis vint le temps où il fut reconnu que l’inaction de ma parentèle était due à leur impuissance de petites gens face à l’Administration aveugle et non à un lâche et coupable égoïsme…
J’avais accouché dans la douleur d’un scénario cohérent et il ne me restait que quelques points à tenter d’éclaircir : comprendre quand et pourquoi la petite Odette a fini sa vie à l’hôpital psychiatrique de Plouguernevel et découvrir si Carmen Marie et Louis ont eu une postérité. Mon retour dans mon île renvoyait ces recherches à un prochain séjour métropolitain.
La publication de mes articles dans la Gazette, l’intérêt et la compassion des lecteurs me furent ensuite une thérapie salutaire : je parvins à retrouver un semblant de sérénité face à cette tragédie familiale. Pour conforter ma convalescence psychologique, je canalisais mes recherches généalogiques sur des axes de recherche moins personnelles…
Un mail laconique…
Mais quelques semaines après la parution de mes articles, un mail vint tout remettre en cause : « J’ai lu avec plaisir votre post « l’horrifique… » ; je n’ai pu m’empêcher d’effectuer quelques recherches rapides et je pense avoir trouvé des éléments qui vous manquent. Si vous le souhaitez, je vous les transmettrais par cette voie interne. »
Le laconisme du message était étonnant, mais surtout je m’interrogeais sur la non-utilisation du forum de la Gazette par mon correspondant [1] ; quant au « si vous le souhaitez », je l’ai confusément ressenti comme teinté de réticences et porteur d’un discret avertissement.
Bien sûr, je ne pouvais qu’accepter l’offre ; mais j’étais persuadé qu’il ne pouvait s’agir que de détails complémentaires. La réponse fut immédiate ; elle vint sous la forme d’un très long mail dont les premières lignes me sidérèrent : les informations n’étaient pas du tout anecdotiques ; c’était du lourd, comme disent nos ados, et même du très, très lourd.
Bernard M… m’apprenait d’emblée que j’avais zappé l’existence de deux autres petits Lagoutte, … deux autres fils d’Estelle Marie et de Louis Justin !!! … ; les dates mentionnées les donnaient nés entre Carmen Marie et Léon et montraient que le plus jeune avait survécu 75 ans au drame familial !!!
J’étais effaré par ces révélations tant elles me paraissait invraisemblables :
• certes Carmen Marie étant née en septembre 1901 et Léon en juillet 1907, il y avait largement de la place entre les deux pour plusieurs autres enfants ;
• certes, sidéré par l’annonce de l’abandon des enfants à l’Assistance Publique, je n’avais même pas envisagé cette hypothèse ; je n’avais pris en compte les enfants qu’au fur et à mesure de leur apparition dans l’histoire : d’abord Carmen Marie que je connaissais déjà, puis Léon, le grand-père de Valérie, puis Louis N°1, puis le bébé décédé Louis N°2, sans faire la recherche systématique qui pourtant s’imposait ;
• mais, logiquement, le second gamin aurait dû apparaître au cours de la tragédie et je n’en avais trouvé aucune trace …
Je lâchais immédiatement la lecture du mail pour me précipiter sur les archives en ligne de Paris et là, sous mes yeux éberlués, me laissant honteux et confus, je trouvais les actes annoncés :
- Acte de naissance de Louis LAGOUTTE le 14/4/1903 Paris 14
- Acte de décès de Louis LAGOUTTE le 14/7/1905 Paris 15
- Acte de naissance de Marius Eugène LAGOUTTE le 17/4/1905 Paris 13
Bernard M… avait raison, indubitablement raison !!!
Avoir commis une erreur aussi grossière après plus de vingt ans de pratique de la généalogie, j’étais impardonnable !
Premières réflexions et réactions après cette nouvelle sidérante :
Louis LAGOUTTE :
Le nouveau petit Louis n’avait vécu que deux ans et sa courte existence n’a interféré en rien dans l’histoire du drame. Il faut toutefois noter l’étonnante prédilection d’Estelle Marie pour le prénom Louis qu’elle attribua à 3 de ses enfants dont, très étonnamment, deux coexistèrent. Faut-il voir en cela la marque d’un attachement très fort à son mari ?
Marius Eugène LAGOUTTE :
La mention en marge dans l’acte de naissance nous apprend qu’il est décédé à 82 ans à Sens et qu’il a donc survécu 75 ans au drame familial. Il était donc bien vivant le jour du rapt des enfants et pourtant il n’était jamais apparu dans le dossier de L’Assistance Publique… Pourquoi ???
Je repris la lecture du mail… Bernard M… avait effectué un important travail de recherche et étayé ses informations : entre autres, il avait vérifié que Marius avait bien échappé à l’Assistance Publique...
Logiquement ma réaction aurait dû être de dialoguer directement avec lui pour comprendre ce que fut sa démarche et me faire confirmer ou rectifier ce que je croyais avoir lu ; mais je ne pus m’y résoudre car j’avais trop besoin de digérer ce nouveau rebondissement si ahurissant et de surmonter le choc d’avoir été pris en flagrant délit d’incompétence … De plus j’étais réduit à une quasi impuissance du fait de mon éloignement des archives.
Mal à l’aise devant l’incivilité que j’allais commettre, je décidais de m’en tenir aux seules données de son courrier, je le remerciais par mail en lui promettant de le tenir au courant de mes avancées lors de mon prochain séjour.
Après bien des cogitations, ayant quelque peu ravalé ma honte, la nouvelle de l’apparition de Marius et de son exemption de l’A.P me paraissait être une bonne nouvelle puisqu’Estelle Marie avait conservé l’un de ses enfants … encore que la présence de l’un constituait un rappel permanent ô combien douloureux de l’absence des trois autres.
Quant au gamin, je ne pouvais m’ôter de la tête le traumatisme qu’il a subit : comment dire l’indicible à un enfant de 7 ans ? Comment lui expliquer que son petit frère était mort, qu’il ne reverrait jamais sa grande sœur et ses deux autres frères emmenés on ne sait où ? Comment lui faire comprendre pourquoi sa maman et les adultes de sa famille n’avaient pas su les protéger ?... Comment a-t-il pu vivre avec une maman désespérée, ravagée par un amalgame complexe de sentiments d’injustice et de culpabilité mêlés ?
Mais avait-il vécu avec sa maman après la tragédie ou bien avait-il été recueilli par la famille ?
Bernard M… avait relevé le fait que Marius était décédé à Sens dans l’Yonne ; l’Yonne où il avait repéré dans mon arbre qu’avait vécu par la suite la famille d’Armand Baumgarth, l’un des frères d’Estelle Marie … Je ne retenais pas l’hypothèse du recueil par Armand car celui-ci ne s’était marié qu’un an après le drame et de plus, il eut été plus logique que le recueil temporaire ou définitif soit le fait d‘Eugénie, la sœur cadette d’Estelle Marie, mariée, deux garçons de 4 et 2 ans et qui avait perdu sa fille de 6 ans l’année précédant le drame.
De plus il est très probable que ce qui a sauvé Marius de L’A.P. est le fait qu’il était déjà chez Eugénie le jour de la tragédie : dans le rapport bâclé de l’enquêteur, à la question « Ont-ils d’autres enfants que celui ( = Carmen Marie ) qu’ils délaissent », il y avait noté : « deux garçons 5 et 7 ans chez une tante, un à charge de la mère, 10 mois, aux enfants malades ».
Certes il n’y était question que de deux enfants et non de trois, mais Léon et Louis avaient seulement 5 et 3 ans ; quant à Marius, lui, il avait bien 7 ans… Deux années de plus, à ces âges, c’est énorme… À l’époque de mes recherches, j’avais bien noté cette incohérence, mais, au vu des nombreuses anomalies des trois dossiers et dans l’ignorance de l’existence de Marius, je l’avais interprétée comme significative de la désinvolture ou de l’incompétence de l’enquêteur face au discours forcément perturbé d’Estelle Marie.
Je pouvais donc espérer que, passé l’acmé de la tragédie, Estelle Marie et Marius s’étaient retrouvés et avaient partagé leurs besoins de tendresse ; mais comment m’en assurer ?
La mention en marge du mariage de Marius pouvait m’apporter la solution en comparant les adresses respectives de la mère et du fils : si elles étaient identiques la preuve serait apportée ; si elles étaient différentes, le doute subsisterait.
Je demandais donc l’acte à la mairie de Paris 13e ; le document m’apporta d’étonnantes et précieuses données, mais ne me permit point de conclure :
- Mariage de Marius Eugène LAGOUTTE le 15/5/1926 Paris 13e X Adrienne DOMERGUE
Il confirmait que Marius avait bien échappé à l’A.P. comme l’avait précisé Bernard M… puisque l’autorisation parentale n’était pas celle de ladite administration, mais celles d’Estelle Marie, présente et consentante et de …Louis Justin, absent, mais consentant par acte authentique [2] [3].
J’avais bien trouvé l’adresse d’Estelle Marie, mais pas celle de son fils puisqu’il était en garnison à Ajaccio où il effectuait son service militaire [4]. Encore une fois, je devrais prendre mon mal en patience et attendre mon prochain séjour parisien pour récupérer le dossier militaire de Marius aux archives.
Finalement j’avais assez bien encaissé le rebondissement « Marius », même s’il était encore susceptible d’avoir des retombées difficiles lors de mes recherches ultérieures à Paris.
Raymonde apparaît ex nihilo…
Le mail de Bernard M… se terminait par quelques autres informations sans rapport apparent avec l’histoire d’Estelle Marie, mais concernant mon patronyme : il me signalait l’existence de quelques sites d’obédience anglo-saxonne qui le mentionnaient et terminait en me révélant l’existence d’une naissance Baumgarth qu’il avait repérée comme ne figurant pas dans mon arbre : une petite Raymonde née le 22/4/1913 à Paris 14e.
Mon nom est rarissime en France [5] et tous les Baumgarth que j’y ai retrouvés au cours de mes recherches tout azimut depuis le milieu du 19e siècle étaient de ma parentèle ; donc a fortiori les Baumgarth parisiens…
Cette naissance m’interpela à double titre : d’une part parce que j’avais épluché les tables décennales aux archives lors de mon précédent séjour et que je ne l’avais pas relevée [6] ; d’autre part parce que je ne voyais aucune place pour elle dans mes branches parisiennes que je croyais avoir exhaustivement répertoriées jusqu’aux années trente. Je demandais l’acte aux archives de Paris 14e.
Trois semaines plus tard l’enveloppe ( timbrée ) à mon adresse que j’avais jointe à ma demande était dans ma boite aux lettres ; je la décachetais fébrilement pour satisfaire ma curiosité quelque peu teintée d’angoisse…
- Naissance de Raymonde BAUMGARTH 22/8/1913 Paris 14éme
La petite Raymonde, née de père inconnu, était fille … d’Estelle Marie et celle-ci était donc enceinte le jour du drame !!!
J’étais perplexe : cette naissance Baumgarth, le mail de Bernard M…l’avait présenté incidemment, comme un renseignement hors-propos de l’histoire d’Estelle Marie ; mais l’avait-il fait par ignorance de la réalité ou sciemment par délicatesse ?
Pourtant, à dire vrai, la découverte de la filiation de Raymonde avec Estelle Marie n’avait pas été une totale surprise pour moi car j’avais été très largement échaudé par l’incroyable accumulation des horreurs subies par ma grand-tante et l’avalanche des rebondissements dans son histoire ; d’emblée cette conjecture de parenté s’était donc insidieusement présentée à mon esprit lors de la lecture du second mail de Bernard M…, mais mon subconscient l’avait promptement refoulée : je ne pouvais pas ( et surtout ne voulais pas) croire qu’il fut possible d’ajouter une situation aussi calamiteuse à l’incroyable accumulation de tant de calamités.
J’étais évidemment très perturbé par les arrivées extravagantes de Marius et de Raymonde dans notre histoire : ces rebondissements étaient aussi peu crédibles que les coups de théâtre de la série Dallas ou des télénovelas ; mais pourtant ils étaient bien réels puisque je les avais vérifiés de visu.
À l’évidence Estelle Marie était ignorante de sa grossesse puisqu’elle se terminera 9 mois plus tard ; celle-ci n’a donc joué aucun rôle dans le déroulement du drame et l’existence occultée de Marius n’avait pas non plus interféré sur celui-ci puisqu’il est resté ignoré de l’administration.
Le scénario de la tragédie tel que je l’avais reconstitué restait donc cohérent.
L’existence de Marius-rescapé du drame rendait un peu moins calamiteuse la situation psychologique et sociale d’Estelle Marie au lendemain du drame ; mais quelques semaines plus tard le doute s’est forcément installé… d’abord l’incertitude, puis la prise de conscience tardive de la réalité de cette grossesse inopinée qui décuplera sa désespérance …
Y’a quelque chose qui cloche là-d’dans … [7]
Faute de pouvoir avancer dans mes recherches du fait de mon exil, j’aurais dû mettre le dossier en attente, mais je ne pouvais pas m’empêcher de ruminer ces nouvelles données tant mon subconscient me disait confusément que quelque chose clochait dans mon interprétation.
Comme à mon habitude, ce furent la nuit et mes insomnies qui m’apportèrent la lumière sous la forme d’une simple question : comment Estelle Marie, empêtrée dans une invraisemblable accumulation de difficultés majeures, accablée de problèmes inextricables, submergée de contraintes incompressibles, a-t-elle pu se retrouvée enceinte ?
Abandonnée depuis de nombreux mois, affublée d’une ribambelle de 5 enfants dont un encombrant nourrisson de 10 mois, épuisée par l’impossible gestion de sa marmaille et par son emploi à la rémunération évidemment trop insuffisante, réfugiée de manière précaire et fort inconfortable dans un l’hôtel minable faute de pouvoir payer un toit stable, obligée de répartir une partie de ses gamins chez sa mère et sa sœur…voilà une situation bien trop incertaine et compliquée pour supposer une histoire d’amour et qui ne laissait même aucun espace temps et aucune opportunité pour s’offrir ne serait-ce qu’une simple pause galipette.
À l’évidence la petite Raymonde n’était pas que la suite fâcheuse d’une rencontre désirée… Qui avait contrainte Estelle Marie ? Était-ce seulement la misère et la nécessité ou bien la pression, les harcèlements et les menaces d’expulsion de l’hôtelier déterminé à se payer des retards de loyer sur la bête ? Il y aurait eu là une motivation supplémentaire du gargotier pour se débarrasser de l’encombrante famille de la locataire devenue compromettante.
Certes ce n’est là qu’une hypothèse, mais elle comblait à la fois mes besoins incoercibles de comprendre et d’exprimer ma compassion pour Estelle Marie.
Première et trop brève visite aux archives de Paris…
En mai, je débarquais à Paris, mais je ne disposais que d’une seule journée de séjour ; je me précipitais donc dès l’ouverture aux archives avec comme objectif principal de savoir si Marius avait vécu avec sa mère après le cataclysme. L’acte de mariage de Marius m’avait donné l’adresse d’Estelle Marie, mais pas la sienne puisqu’il était à l’armée ; consulter son livret militaire était donc LA solution.
J’explorais en vain les registres matricules de Paris : pas de Marius ! Je réitérais ma recherche par deux fois… rien ! ; j’élargis le champ aux années adjacentes…toujours rien ! Comment était-ce possible puisque j’avais la preuve qu’il avait bien été mobilisé et qu’il était né à Paris 13e où il s’était marié pendant son service militaire ? J’ai demandé conseil à l’accueil, mais sans solution.
Pas de numéro matricule, pas de dossier militaire et donc pas d’adresse de Marius... Grâce au numéro du régiment ( 175e régiment d’infanterie en garnison à Ajaccio en 1926 ) je pourrais peut-être les retrouver, mais pas ici aux archives.
Désemparé, je n’avais plus qu’une solution de replis : les recensements de Paris ; autrement dit l’horreur de registres plus que pléthoriques avec de plus le handicap du nombre très réduit des années où ils furent effectués.
Ce n’était vraiment pas mon jour de chance car le premier ne fut réalisé qu’en 1926, donc l’année du mariage et la probabilité qu’il ait été antérieur au départ pour l’armée de Marius était faible. Néanmoins, faute de mieux, je me lançais dans l’entreprise.
En 1926, Estelle Marie habitait 11 rue Vandrezanne dans le 13e ; mais le 13e, c’était au bas mot 200 000 recensés … le recueil se répartissait sur 8 quartiers… Sur des arguments approximatifs, j’optais pour celui de Maison blanche et, résigné, j’attaquais le registre par son début en recherchant le nom des rues… Ce fut long, très long ... À la page 457, à mon grand soulagement, je tombais enfin sur la rue Vandrezanne et, au numéro 11, je dénichais Estelle Marie cohabitant avec 3 autres personnages : un Louis Gobin qui lui était attribué comme époux, la petite Odette Baumgarth et un Georges Baumgarth [8] né en 1885 et qualifié d’oncle.
Je consultais de même les trois autres recensement disponibles, mais j’opérais beaucoup plus rapidement car si je n’avais pas compris la clé du mode de classement [9], j’avais supputé qu’il y en avait une et, prudemment, j’avais commencé ma recherche dans la même zone des registres où j’avais trouvé la rue Vandrezanne dans le premier.
1931 : Estelle Marie y était inscrite avec Louis Gobin et Odette.
1936 : Estelle Marie y vivait seule.
1946 : plus personne ; c’était logique puisqu’Estelle Marie était décédée en novembre 1945.
Marius
Marius n’y figurait donc pas ; je m’étais fourvoyé dans une longue recherche qui ne pouvait pas aboutir car, à la réflexion, le résultat était hautement prévisible : le mariage datait du 15 mai et son départ pour l’armée devait forcément être bien antérieur pour qu’il aie pu obtenir l’autorisation au mariage de son chef de corps...
Néanmoins, je n’étais pas bredouille car j’avais une preuve indirecte du lien fort qui liait Marius à sa mère : son unique témoin sur l’acte de son mariage s’appelait Louis Gobin et ce n’était pas un ami personnel comme je l’avais cru, mais c’était celui que le recensement attribuait comme conjoint à Estelle Marie… Pour jouer le rôle de son témoin, un marié fait son choix entre ceux en lesquels il a le plus confiance, estime et affection ; ce sont là trois qualités qui impliquent l’existence d’une grande convivialité partagée par les deux hommes et donc cela conforte la conjecture d’une longue vie en commun de Marius et d’Estelle Marie.
Louis Gobin
J’avais aussi été heureux d’apprendre qu’Estelle Marie avait refait sa vie ; de plus j’avais probablement retrouvé le père de la petite Odette ; je me suis donc intéressé à Louis Gobin.
Son absence au recensement de 1936 laissait présager son décès ; les tables décennales 1932-1942 pour Paris 13e me donnèrent un Louis Ernest Gobin décédé le 16/3/1933 ; je recherchais l’acte : le déclarant était … Marius Lagoutte dont l’adresse était mentionnée : 28 rue du moulin de la pointe ( Paris 13e ), à deux pas de la rue Vandrezanne [10].
Louis Gobin était de la classe 1904 et donc certainement mobilisé à la naissance d’Odette le 15/4/1918… matricule 3789… la fiche militaire me révéla que Louis fut déclaré « déserteur intérieur (sic) en temps de guerre le 25/7/1916, condamné dans sa séance du 25/8/1916 par le 2e Conseil de guerre de Paris à « 3 ans de travaux publics ( sic ) » et embarqué pour l’Indochine le 17/7/1917. Il ne fut libéré que le 13/3/1920…
Louis Gobin ne pouvait donc pas être le père biologique d’Odette …
Odette
Je m’étais heurté au mutisme du directeur actuel de l’hôpital de Plouguernevel quant à la date de son internement et j’avais été réduit à formuler les deux seules hypothèses possibles induites par l’adresse mentionnée sur son acte de décès ; son absence au 11 de la rue Vandrezanne lors du recensement de 1946 excluait qu’elle ait repris l’appartement de sa mère au décès de celle-ci ; l’internement avait donc eu lieu du vivant d’Estelle Marie.
Son absence à celui de 1936 montrait que le placement psychiatrique avait eu lieu auparavant.
Le décès de Louis Gobin, père nourricier à défaut d’être père biologique, survenu le 16/3/1933, a très probablement provoqué chez Odette une décompensation psychiatrique majeure que l’environnement hospitalier délétère et la séparation d’avec sa mère et son frère, induite par son exil forcé au fin fond de la Bretagne, ont pérennisé et figé.
Raymonde
Les recensements de 1926 et 1931 ne mentionnaient pas sa présence au foyer d’Estelle Marie ; pourtant elle était vivante puisqu’une mention en marge de son acte de naissance la donne décédée en 1995…
Mon inconscient avait perçu la signification profonde de cette anomalie, d’autant que j’avais déjà été alerté par un fait troublant lors de la réception de son acte de naissance :
- Mention en marge de l’acte de naissance de Raymonde BAUMGARTH
Raymonde s’était mariée à 23 ans à Béhen dans la Somme … La Somme !!! … comme Carmen Marie, comme Léon, comme Louis …
Bien sûr, j’avais demandé l’acte à la mairie de Béhen ; mais je n’avais obtenu aucune réponse et j’avais réitéré ma demande sans plus de succès.
Son absence aux recensements laissait donc bien peu de place au doute ; en conséquence, j’aurai dû me précipiter immédiatement pour consulter le registre des admission à l’Assistance Publique ; mais la trop forte charge affective de cette conjecture me fit tergiverser : encore une fois je renâclais devant l’obstacle et je fuyais en opérant d’abord quelques recherches annexes de beaucoup moindre importance.
Finalement je me résolus à franchir le Rubicon … la preuve tant redoutée était là : Raymonde Baumgarth figurait dans le registre 1913 des admissions à l’Assistance Publique sous le numéro 199928…
Mais l’horloge marquait alors 17 heures révolues et donc la fin des commandes de consultation…
Mon séjour parisien se terminait donc sur une nouvelle expectative dont la résolution était reportée à 4 mois lors de mon passage à Paris pour mon retour en Martinique : j’étais donc condamné à voir mes insomnies peuplées de longues ruminations sur les « pourquoi ? » du tragique destin de la petite Raymonde.
Septembre… nouvelle visite aux archives…
Le triste sort de Raymonde avait bougrement alimenté mes cogitations pendant ces longs mois : pourquoi Estelle Marie s’était-elle résolue à son abandon malgré le traumatisme qu’avait été ceux de Carmen Marie, Léon et Louis ? ; j’ avais tourné et retourné à l’infini dans ma cervelle les possibles tenants et aboutissants du problème et il me fallait les comparer aux données du dossier de l’A.P. ; la consultation de celui-ci était donc ma priorité.
Mon impatience me fit arriver à la porte des archives bien avant l’heure d’ouverture, mais mon ardeur fut bien vite douchée : « Vous n’avez pas de chance, on vient de découvrir des moisissures dans la section où sont conservés ces documents ; ils doivent être traités et seront indisponibles pendant quelques mois ».
Tout penaud de ma déconvenue, je me lançais dans une ultime recherche aux archives : ma découverte de l’adresse de Marius en 1933 sur l’acte de décès de Louis Gobin me donnait l’opportunité de rechercher sa présence dans les recensements. J’espérais en déduire d’une part la descendance de Marius et d’autre part vérifier qu’Estelle Marie avait été accompagnée par son fils jusqu’à la fin de sa vie.
Ce fut encore un fiasco : si, au recensement de 1931, je retrouvais bien Marius et sa femme Adrienne au 13 rue de la pointe à Paris 13e, il n’y avait aucun enfant avec eux ; quant aux recensements de 1936 et 1946, pas de traces de Marius...
Le décès de Louis Gobin, l’internement psychiatrique d’Odette… Il ne restait plus à Estelle Marie que la tendresse de Marius …Mais qu’était devenu Marius ? Avait-il simplement déménagé dans une autre rue du quartier ou bien était-il parti sous d’autres cieux bien plus loin de sa mère ? …Et qu’est-il devenu pendant la guerre 39-45 ?
Seul le dossier militaire me fournirait la réponse … Mais faute de ce foutu numéro matricule, j’étais dans l’impasse. Je me résolus donc à contourner l’obstacle en prenant le chemin du château de Vincennes vers les archives de l’armée.
J’y trouvais un accueil fort sympathique, mais une réponse négative : Marius n’étant pas officier, le centre ne dispose d’aucun moyen permettant de remonter de la donnée « soldat au 173e régiment d’infanterie basé à Ajaccio en 1926 » au dossier militaire de Marius.
Cette absence du numéro matricule était une énigme bien irritante : il existait forcément puisque Marius avait été incorporé et, puisque il était inexistant au recrutement du lieu de naissance, il ne pouvait être qu’à celui d’un lieu de résidence ultérieur où il s’était fait enregistré.
Où diantre Marius pouvait-il avoir résidé ? Chez sa grand-mère Marie, sa tante Eugénie ou l’un de ses oncles ? Mais tous habitaient Paris ou le département de la Seine et les registres matricules auraient été les mêmes que ceux que j’avais consultés.
Il pouvait aussi avoir habité seul ou avec sa future épouse : l’acte du mariage, intervenu au début du service militaire, les donne respectivement « coupeuse en chaussures » et « ouvrier en chaussures » ; ils travaillaient donc très probablement dans la même entreprise où ils se sont connus ; or, sur l’acte, Adrienne est déclarée « domiciliée à Villejuif … et résidant à Paris 28 rue du moulin de la Pointe » … Mais Villejuif et Paris sont aussi du ressort des registres matricules de la Seine…
Alors ???... Mon argumentation me semblait pourtant imparable ; où était la faille dans le raisonnement ?
Eureka, j’ai trouvé ! … ou presque…
De retour en Martinique, je continuais de ruminer ce problème au cours de mes insomnies, lesquelles sont pour moi un temps privilégié pour laisser libre cours à des cogitations sans a priori ni inhibitions.
Une hypothèse des plus extravagantes me traversa l’esprit : « Louis Justin Lagoutte… domicilié à Nice, 32 avenue Borriglione… absent et consentant par acte authentique… » … et si, aussi invraisemblable qu’il y paraisse, Marius avait été recensé à Nice ?
Sans réelle conviction, je consultais le registre des matricules militaires de Nice pour 1925 :
À la page 28 Marius Eugène Lagoutte y était inscrit sous le numéro 1310 !!! Ses adresses successives et sa carrière pendant la guerre 39-45 étaient maintenant à ma portée…
J’avais trouvé !
… ou presque car, hélas, les fiches militaires de Nice ne sont en ligne que jusqu’à 1912…
Et maintenant…
J’ai été poursuivi par la guigne et le bilan de mon séjour parisien s’était révélé calamiteux : le dossier A.P de Raymonde était indisponible pour une durée indéterminée et la fiche militaire de Marius me restait inaccessible.
Toutefois un nouveau rebondissement venait de perturber ma reconstitution du destin d’Estelle Marie : le recensement militaire de Marius à Nice prouvait que celui-ci avait vécu un certain temps chez son père ; Louis Justin avait donc assumé - en partie - son rôle de père…
Mon enquête est donc loin d’être terminée, mais, ici dans mon île, je suis contraint de prendre mon mal en patience.
Il était grand temps pour moi de livrer les résultats de mes recherches à Bernard M… ; il m’a expliqué ce qu’avait été sa démarche lors de l’envoi de ses mails ; il ignorait le lien de Raymonde et d’Estelle Marie … Nous avons partagé nos analyses avec grand plaisir. Il a souhaité rester anonyme.
Quant à Valérie, ma petite cousine, c’était pour moi un dilemme : après avoir déjà tellement bouleversé son existence devais-je à nouveau la perturber par de nouvelles révélations que pourtant elle a le droit de connaître ? Après avoir tergiversé, je décidais de lui poser la question ; elle me rassura et voulu tout savoir pour maintenant et pour les données encore à venir.
Bloqué dans mes investigations pour plusieurs mois, il me fallait choisir entre deux options : attendre la fin de mes investigations ou proposer à Thierry Sabot un article en l’état actuel de mes recherches.
Deux arguments m’ont fait choisir la seconde option.
En publiant mes deux premiers articles, j’ai de facto contracté vis à vis de mes lecteurs l’engagement de leur conter au mieux le tragique destin d’Estelle Marie ; je leur dois donc un « service après vente » de qualité autant sur le fond que sur les délais d’exécution.
Plus égoïstement, parvenu à un âge où il est raisonnable de mettre en ordre ses affaires et de tenir les valises prêtes au cas où… , il me serait extrêmement désagréable de partir sans lire les réactions et commentaires de mes lecteurs.
À suivre donc…
PS : L’intervention de Bernard M… dans cette histoire est une illustration magistrale de l’intérêt de l’entraide généalogique et (mais est-il besoin de le dire) de notre Gazette.