Le 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Dans les jours qui suivent, l’armée française réquisitionne tous les chevaux dont le pays dispose. Marcel [1], à regret, doit se défaire de Mignon, un magnifique cheval de trait, haut, puissant et gentil.
Quand est-ce qu’il reviendra ?
Après trois mois d’instruction militaire à Bayonne, Marcel est versé dans le 25e RI. L’offensive débute le 10 mai 1940, et se termine le 22 juin par la signature de l’armistice. Il est alors fait prisonnier à Montmirail (Marne), puis transféré, provisoirement, à Épernay, chez Moët & Chandon, pour donner un coup de main aux vendanges. C’est que l’envahisseur sous la houlette d’Otto Klaebisch [2] apprécie aussi ce noble breuvage !
Un hennissement se fait entendre à l’autre bout du vignoble. Marcel, qui vaque dans la cour, se retourne brusquement dans la direction du cri. Il croit rêver. Ce n’est pas possible ! Il aperçoit au loin une monture que l’on dételle de la charrette à comportes (hottes). Un trouble soudain l’envahit. Il l’interpelle, en gascon :
- Alabéts Beroy, e-m recounéches ? (Hé alors Mignon, tu me reconnais ?)
Le cheval hennit à nouveau. Les oreilles tendues vers l’avant, la queue relevée, il se dirige vers lui à petit trot. Abandonnant ses occupations, Marcel se porte à sa rencontre.
Le contremaître vigneron, qui surveille la récolte, n’en croit pas ses yeux : « mais, qu’est-ce qu’ils font ces deux-là ? » chuchote-t-il à mi-voix. Ébahi, il tire énergiquement sur un pan de la chemise qu’il passe sur sa figure comme s’il doutait de sa vue. Intrigué, il s’approche de Marcel :
- Qu’est-ce que tu lui racontes à cette bête, il ne comprend pas un mot !
Les yeux de Marcel brillent :
- C’est Mignon, mon cheval, il me reconnait. Je suis très ému.
- Ton cheval ? S’étonne le viticulteur, comment ? Mais ce n’est pas possible...
- Si, ça fait presque un an que je ne l’ai pas vu ! L’armée française l’a « mobilisé » sur Tarbes.
- Ça alors ! Et moi qui croyais que c’était un canasson allemand ! Je l’ai découvert dans les parages. Abandonné, il pacageait tranquille dans les prés. Je l’ai capturé facilement, mais il n’entend rien à mes ordres !
Tout en flattant l’encolure de Mignon, Marcel sourit largement :
- C’est normal, il ne comprend que le gascon !
- Le gascon ?
En guise d’explication, Marcel donne quelques injonctions en gascon : avance, recule, arrête, et le cheval s’exécute.
Le vigneron encore tout ému par la démonstration d’affection du cheval pour son maitre lâche :
- Ah oui, en effet ! Écoute, les vendanges finies, si tu retournes dans ton Sud-Ouest, je te rends Mignon.
- Hé non ! Avec cette fichue guerre, je ne suis que de passage. Je préférerai me retrouver au pays avec Mignon. J’ai entendu dire que la prochaine affectation [3] serait l’Allemagne.
Néanmoins, comme s’il s’agissait d’un secret, Marcel révèle au viticulteur quelques ordres en gascon pour se faire obéir :
- Pour avancer, dis « en daban ! » pour l’arrêter « arrè ! ôôh ! », pour reculer « darrè ! », pour aller à droite « à dréte », pour aller à gauche « à gauche ». Tu verras, c’est un bon petit, il t’obéira !
...Ainsi à Épernay, dans les années quarante, on entendait un drôle de patois se murmurer à l’oreille d’un cheval...
En conclusion, si l’amitié appartient à l’homme, et l’attachement aux animaux [4], votre cheval vous ressemble comme votre reflet dans un miroir [5] !