Portée disparue
Paris, été 1903. Camille Louise Clapasson, jeune teinturière, souhaite convoler en justes noces avec son fiancé, Henri Gustave Guetté, de six ans son aîné. Mais encore mineure malgré ses vingt ans, elle doit pour cela obtenir le consentement préalable de ses parents avant de se présenter devant le maire [1].
N’ayant jamais connu son père, elle ne peut donc obtenir l’agrément paternel. Seule sa mère, Marie Clapasson, peut ainsi autoriser le mariage. Mais cette formalité s’avère là encore impossible, Marie étant malheureusement portée disparue depuis plus de dix ans.
C’est finalement le Juge de Paix du 20e arrondissement qui, par un acte de notoriété dressé le 10 novembre 1903, autorisera ladite noce. La cérémonie nuptiale a lieu le 7 janvier 1904 à la mairie du cinquième arrondissement en l’absence de la mère de la mariée.
Mais qu’est-il donc advenu de Marie Clapasson ?
Des montagnes de l’Isère aux faubourgs de Paris
La famille Clapasson est originaire de la région formant actuellement le département de l’Isère. Les contreforts de l’Oisans et notamment les petites villes de Bourg-d’Oisans et de Venosc conservent, au moins à partir de l’an 1700 et jusqu’au milieu du 19e siècle, la mémoire de plusieurs générations de ses aïeux. Le mariage d’Etienne Clapasson et de Jeanne Margaron (qui constitue la cinquième génération avant Camille) fut d’ailleurs célébré en l’église Saint-Hugues de Grenoble, en l’an de grâce 1727.
Est-ce la recherche d’un emploi qui conduit alors la famille Clapasson à migrer soudainement dans le département de la Haute-Saône distant de plus de 450 km ? C’est en effet en ce lieu, plus précisément à Champlitte-la-Ville,
- Champlitte la Ville
que Jean-Pierre Clapasson, menuisier et charron, alors veuf de sa première épouse Jeanne Violet, épouse le 23 février 1860 Agnès Lambert, couturière, native de ce bourg [2].
Au moins sept enfants naissent de cette seconde union : Jean-Baptiste en 1859, François Joseph en 1860, Agnès en 1862, Marie en 1863, Françoise en 1868, Annette (entre 1870 et 1876) et Berthe en 1872.
Les trois dernières filles naissent toutefois à Paris où la famille CLAPASSON a emménagé et où elle réside successivement au 19 rue d’Alger (1er arr.), au 15 rue Massonnet (16e arr.) puis au 9 impasse des Chevaliers (20e arr.).
Fille-mère de mères en filles
Fait singulier, les quatre filles Clapasson mettent au monde un enfant de père inconnu.
Marie Clapasson, née le 9 septembre 1863 à Champlitte (Haute-Saône), selon les années couturière, cuisinière ou coiffeuse, accouche ainsi le 20 mars 1883 à Paris d’une fille prénommée Camille Louise, puis le 15 juin 1887, toujours à Paris, d’Andréa Lucia, sa seconde fille, toutes deux de père « non dénommé ». Andréa aura elle-même une fille appelée Lucienne, née également de père inconnu.
- Marie Clapasson & ses filles Camille et Andréa (Photo vers 1891)
Agnès, la sœur aînée des filles Clapasson, également couturière, née le 21 mars 1862 à Champlitte, donne naissance en 1883 à Julienne Léa, née pareillement de père inconnu. Agnès épousera plus tard Joseph Gachez.
Son autre sœur Annette, elle aussi née à Paris et toujours couturière, met au monde un fils prénommé Maurice Jules, né le 26 août 1884. Ce dernier mourra prématurément en décembre 1886.
Enfin Berthe, la troisième sœur, née le 2 septembre 1872 à Paris, donne le jour le 25 septembre 1895 à Henriette, également née de père inconnu.
On le voit, cette filiation monoparentale se répète ainsi sur plusieurs générations. L’examen de l’État-Civil de cette époque nous apprend cependant que le statut de mère-célibataire est alors plus répandu qu’on ne pourrait le croire. Sans doute faut-il en rechercher la cause dans la condition sociale déplorable que subit en cette fin de siècle la population féminine du fait du manque d’éducation, de l’étroite dépendance des employées et domestiques vis-à-vis de leurs employeurs et de l’importante subordination à laquelle elles sont alors soumises.
Fut-ce le cas de chacune des filles de Jean-Pierre Clapasson et d’Agnès Lambert ? L’histoire familiale ne saurait nous le dire.
Marie Clapasson
Le début d’une piste…
Le 26 août 1895, une femme d’environ 32 ans, native de France et exerçant le métier de coiffeuse, débarque sur le port de New-York [3].
- CLAPASSON Marie - Débarquement NY 26-08-1895
- New York, Arrivée des immigrants
- NewYork, Mulberry Street, 1900
Voyageant seule, cette femme d’environ un mètre cinquante-sept, à la peau claire et aux yeux marron [4] a embarqué quelques jours plus tôt dans la ville du Havre, en Normandie, sur le paquebot La Champagne.
- Paquebot La Champagne
Elle se nomme Marie Clapasson et munie de son seul bagage, souhaite se rendre à Helena, capitale de l’État confédéré du Montana aux États-Unis d’Amérique. Cette ville, traversée par le Missouri, a été fondée il y a seulement 31 ans, en 1864, après la découverte d’un gisement de sable aurifère dans la région. Dès l’année 1888, la ville est en plein essor et cinquante millionnaires en dollars de l’époque y habitent déjà, ce qui représente alors la plus forte concentration au monde. C’est là que naît, en 1901, un certain Frank James Cooper qui deviendra célèbre dans le monde du Septième Art sous le pseudonyme plus connu de Gary Cooper.
L’État du Montana, au Nord-Ouest des États-Unis, constitue l’un des états les plus sauvages du pays et le paradis des grands espaces. Le "Pays du Grand Ciel" que la tradition indienne voyait comme sa terre promise est remarquablement diversifié, doté des pics majestueux des "Rocky Mountains" et de vastes pâturages de buffles. Le Montana attire alors les prospecteurs d’or et d’argent malgré son climat très rude, le baromètre pouvant descendre jusqu’à moins 40° en hiver. Aussi vaste que la France, le Montana constitue déjà à l’époque et encore de nos jours l’un des états les moins peuplés et les plus ruraux des États-Unis. L’isolement est si total et les paysages si démesurés que c’est au Montana que survit encore le mieux le mythe de l’Ouest américain. Il en a gardé pour témoignage la présence d’une centaine de villes fantômes.
Mais ces paysages enchanteurs ne doivent pas nous faire oublier pour autant les dangers du Far West auxquels Marie est alors confrontée. Les stèles des victimes de la célèbre bataille de "Little Big Horn", non loin de Missoula, sont toujours là pour nous rappeler les tristes évènements de l’année 1876. Au cours de cette bataille qui opposa les 647 hommes du 7e régiment de cavalerie de l’US Army du Lieutenant-colonel Custer à une coalition de Cheyennes et de Sioux rassemblés sous l’influence du chef indien Sitting Bull et menés par l’autre chef Crasy Horse, Custer et 267 de ses hommes périrent au combat.
Le dixième recensement de population des États-Unis, effectué durant l’année 1900, nous apprend que Marie a quitté la ville d’Helena et habite désormais celle de Missoula, dans ce même État du Montana. Le document nous confirme par ailleurs qu’elle réside depuis cinq ans aux États-Unis et précise qu’elle ne sait ni lire ni écrire et encore moins parler la langue du pays [5].
Entourée des cimes de ces Montagnes Rocheuses dont certaines atteignent presque 3 000 m d’altitude, la ville de Missoula, située dans la vallée de la rivière Bitterroot, à l’Ouest de l’État du Montana, compte alors 4 366 habitants et se développe considérablement depuis l’arrivée en 1883 du Northern Pacific Railroad, ce légendaire chemin de fer qui traverse le nord américain, amenant avec lui nombre d’aventuriers venus faire fortune dans les mines d’or ou de cuivre.
- Plan de Missoula 1884
- Missoula North Higgins Ave -1905
Dès l’année 1901, le Missoula and Hamilton City Directory, qui constitue l’annuaire commercial de la ville, indique que la jeune femme tient commerce au 258 West Front Street [6].
- CLAPASSON Mary Missoula 1901 (US City Directories)
Il s’agit d’une pension avec chambres meublées. Marie semble donc devenue en quelques années une femme d’affaires. Faisant presque face à son commerce, une échoppe de barbier tenue par un certain Edward Mack occupe alors le numéro 207 de l’autre côté de la rue.
En juin 1905, Marie Clapasson alors âgée de 41 ans, rentre de nouveau aux États-Unis après un voyage au Canada. Elle franchit alors la frontière à Sumas, dans l’État de Washington.
- CLAPASSON Marie - Passage frontalier Canada-USA Sumas juin 1905
Le registre administratif [7] nous apprend qu’elle voyage seule, avec cinquante dollars en poche, et qu’elle se dit cuisinière. De nationalité française et précédemment domiciliée à Paris, elle se rend à présent chez Madame Gleim, au 255 Main Street, dans la ville de Missoula, sa destination finale où elle réside depuis déjà sept ans.
La Dame de Missoula
Mary Gleim qui fut surnommée « la Dame de Missoula » reste la femme la plus tristement célèbre de l’histoire de cette ville. Capitaliste et remarquable femme d’affaires, elle a été l’une des rares femmes du Far West à faire fortune.
Née Mary Gleeson à Tipperary en Irlande en février 1845 pendant la famine de la pomme de terre, elle épouse l’homme d’affaires John Edgar Gleim. Pourtant, elle ne peut s’abaisser à la légalité. Une fois arrivée à Missoula, elle ne tarde pas à acheter de nombreuses propriétés sur West Front Street et à les transformer en maisons closes dans le « Red Light district », proche du centre-ville, le long de la rivière, le quartier historique qui constituait alors le lieu de divertissement pour adulte. Ces établissements apparaissent dans les années 1890 puis se multiplient avec l’arrivée des équipes de construction du chemin de fer pendant la décennie suivante. Leur clientèle est en effet en grande partie constituée des travailleurs du Northern Pacific Railroad nouvellement construit.
Au sommet de sa prospérité, Marie Gleim possède des biens considérables à Missoula, San-Francisco, Saint-Louis et dans bien d’autres villes. Elle est alors propriétaire d’au moins huit maisons de prostitution à Missoula, mais également d’une briqueterie.
Elle est aussi à l’origine d’agressions diverses et de meurtres dans la ville et est, par beaucoup, autant crainte que respectée. Son quasi-monopole sur le plus vieux métier du monde dans le « quartier rouge » se termine en 1894. Cette année-là, elle est envoyée au pénitencier de Deer Lodge pour purger une peine de quatorze ans de prison à la suite d’un attentat à la bombe sur la maison de Bobby Burns, proxénète et principal concurrent.
Une fois libérée, Mary Gleim retourne vivre sur West Front Street et y meurt en 1914. Ses biens personnels sont évalués lors de sa succession à plus de 148 000 dollars. Sa pierre tombale, l’une des plus importantes du cimetière de Missoula, est orientée différemment des autres, Mary Gleim ayant en effet demandé qu’elle soit tournée face à la voie ferrée afin que les ouvriers du chemin de fer puissent la saluer à chaque passage.
Mary Gleim était notamment propriétaire des maisons closes situées aux numéros 255/257, 258 et 265 West Front Street
- Gleim Building 265 West Front Street
ainsi qu’au 255 West Main Street à Missoula. Résidant au moins à deux reprises dans l’un de ces bâtiments, il est fort probable que Marie Clapasson ait été l’une de ses employées, peut être en tant que cuisinière ou comme couturière car les petites mains françaises étant à cette époque très estimées et recherchées.
Le 30 mars 1907, après un séjour en France d’environ un an, Marie Clapasson embarque dans le port du Havre, pour une nouvelle traversée, cette fois-ci sur le paquebot La Touraine.
- Compagnie Générale Transatlantique 2 mai 1904
Au cours du long et difficile voyage sur l’entrepont du paquebot, elle côtoie de nombreux étrangers parlant différentes langues qu’elle ne comprend pas. Les dortoirs de 3e classe hébergent jusqu’à 614 passagers, gens de peu de moyens ou émigrants condamnés à voyager avec le minimum de confort, prenant leur repas sur de longues tables en bois, assis sur des bancs. Tous ont choisi, souvent à contrecœur, de quitter leur pays natal et de voguer vers les États-Unis d’Amérique, pays en pleine croissance, symbole de la réussite et de la liberté [8].
Marie arrive à New York le 7 avril 1907 après huit jours de traversée transatlantique. Elle voyage seule, avec vingt dollars en poche, et indique curieusement aux autorités d’émigration la ville de Vancouver, au Canada, comme destination finale. Après une halte à l’Hôtel Lafayette à New-York, elle doit en effet se rendre chez sa sœur Annette Pyke, au 21, Westminster avenue à Vancouver.
Il est toutefois peu probable que Marie eut le temps de terminer son voyage vers le Canada. Et pour cause : seulement dix jours plus tard, de retour à Missoula, elle épouse Edward Mack, le barbier de West Front Street et l’un de ses proches voisins. Elle a 43 ans. Edward, fils de William Mack, que l’on dit instruit puisque sachant lire et écrire, est issu d’une famille noire originaire de l’État de l’Arkansas [9] où il est né, 48 ans plus tôt, dans la petite ville d’Atchison. Il ne s’agit pas de sa première épouse, étant en effet divorcé d’un précédent mariage [10].
- m MACK Edward & CLAPASSON Marie 17-04-1907 Missoula
A compter de cette date, Marie et Edward semblent couler des jours heureux. Ils logent ensemble au 225 West Cedar Street, dans le même quartier de Missoula où les deux conjoints continuent chacun de leur côté leur activité professionnelle, elle comme logeuse et lui comme barbier [11].
Chose singulière, les personnes de couleur sont encore très peu nombreuses à l’époque dans le nord américain d’autant que la profession de barbier pour un homme noir ajoute encore à la singularité. Le pauvre Edward ne devait donc pas passer inaperçu à Missoula.
Mais le bonheur n’est jamais éternel. Le 2 octobre 1914, après seulement sept ans de vie commune, Marie s’éteint d’une tumeur cérébrale à l’Hôpital Saint Patrick de Missoula. Elle a 51 ans. Le diagnostic est confirmé par le Docteur Charles Pixley qui signe le jour même le certificat de décès [12]. Les obsèques ont lieu quelques jours plus tard et Marie est enterrée le 5 octobre au cimetière catholique Sainte-Mary de Missoula où elle se repose depuis d’une vie bien mouvementée.
- Avis de décès Mary Mack 03-10-1914
Le mystère d’une migration
Marie Clapasson disparaît ainsi en cet automne 1914 alors qu’éclatent en Europe les conflits de la première guerre mondiale, emportant avec elle le mystère de sa migration.
Quelle raison secrète a donc poussé une jeune femme française à quitter son pays natal, à traverser ainsi l’Atlantique et les États-Unis au cours d’un voyage particulièrement long et onéreux [13] pour migrer vers ces contrées si lointaines et encore dangereuses ?
Certes plusieurs de ses frères et sœurs sont décédés prématurément, Jean-Baptiste en 1879 à l’âge de dix-neuf ans, François l’année suivante, à vingt ans, mais aussi Françoise, disparue en 1869 à l’âge d’un an. Marie a également assisté aux obsèques de sa mère Agnès Lambert et son père Louis Clapasson, décédés respectivement en 1879 et 1882.
En 1895, l’année de son départ, il ne lui reste donc pour toute famille que ses sœurs Agnès, Annette et Alice ainsi que Berthe qui décédera en 1904, à l’âge de 32 ans. Mais Marie laisse également derrière elle ses deux filles, Camille et Andréa, alors âgées de 8 et 12 ans. On peut alors s’interroger sur les raisons d’un tel départ.
Certes, au XIXe siècle, une femme élevant seule un enfant est sujette à la honte, cette situation jugée humiliante et dégradante étant parfois tempérée par un départ précipité par lequel la mère et l’enfant, éloignés de tous commérages, sauvent quelque peu l’honneur familial. Durant ce siècle, le Code Civil prive en effet la femme de tout pouvoir. Le statut de « fille-mère » est dramatique socialement et conduit souvent la femme à l’avortement, l’abandon ou l’infanticide. Il faudra attendre la fin du siècle, sous l’influence des mouvements féministes, pour voir apparaître le désir de protéger la femme socialement et médicalement, améliorant ainsi le sort de ces filles-mères. Les Maisons maternelles se multiplient alors, permettant aux mères célibataires d’accoucher dans de bonnes conditions.
Si le déshonneur a poussé Marie à un tel voyage, pourquoi alors n’avoir pas fui dès la naissance de ses enfants ? Est-ce le goût de l’aventure ou tout simplement l’espoir d’une vie meilleure qui l’a conduite vers ces contrées lointaines que beaucoup assimilaient alors à une terre promise ?
Autant de questions restées sans réponse.
La nouvelle épouse d’Edward
Alors divorcé de son premier mariage et veuf du second, Edward Mack, fils de William Mack et d’Harriet Brown, épouse en troisième noce Miss Callie Wilson. Le mariage a lieu le 5 avril 1916, un an et demi après le décès de Marie.
Edward est âgé de 58 ans et Callie, native de la ville de Franklin dans l’État de Tennessee, 37. Comme lui, elle est veuve et de peau noire [14].
Callie reprend rapidement l’activité de logeuse de Marie et tient la pension dénommée « Columbia rooms » située 234, West Mains Street à Missoula.
Rien n’augure alors le drame qui va se jouer quelques années plus tard, brisant une nouvelle fois la vie du pauvre Edward.
Un drame à Missoula
L’histoire nous témoigne parfois d’étranges coïncidences. Le deuxième jour du mois d’octobre restera pour Ed Mack une bien triste date. En effet, le 2 octobre 1924, soit exactement dix ans jour pour jour après le décès de Marie Clapasson, Callie, la nouvelle Madame Mack, est retrouvée le visage renversé dans une mare de sang, le corps criblé de balles, un revolver serré dans sa main droite.
Mme Ed Mack, propriétaire de la pension Columbia, au 234, West Main Street, est découverte morte par son mari vers 9 heures du matin dans le hangar à bois à l’arrière de la pension. La dépendance, située sur la ruelle qui passe par l’Hôtel de ville, est à moins de douze mètres de la station de police.
L’arme est placée près la tempe de Callie qui présente des impacts de balles et la position dans laquelle se trouve le corps ainsi que les différents indices laissent alors penser à un suicide.
Cette théorie est pourtant rapidement dissipée après un hâtif examen des autorités qui concluent alors à un assassinat prémédité. Le témoignage du coroner John Forkenbrock, ainsi que des Docteurs J.G. Randall et A.R. Fose qui ont effectué l’autopsie du corps de la victime, affirment que les blessures qui ont causé la mort de Mme Mack ne peuvent avoir été auto-infligées. Trois balles ont en effet atteint la victime, deux à la tête et la dernière dans la poitrine, toutes trois fatales, excluant ainsi un suicide.
- MACK Callie - Permis d’inhumer Missoula
Par ailleurs, Edward n’était pas à la maison la nuit du drame. Comme le confirment les témoins, il est resté la nuit dans sa boutique de barbier et n’est rentré à la pension qu’au matin pour prendre son petit-déjeuner. C’est chose habituelle car Ed ne vit jamais à la maison durant la nuit, il y prend seulement ses repas.
- The Independant - Helena (Missoula) 04-10-1924, p.2
Un homme de couleur prétendant se nommer Tom Burns, ayant séjourné à Missoula ces quelques derniers jours et qui était à la pension mercredi soir est arrêté quelques jours suivants vers dix heures du matin. Il est alors transféré à la prison du comté dans le cadre de l’affaire.
Le long interrogatoire effectué par les officiers n’apporte cependant que peu d’informations. L’homme raconte plusieurs histoires contradictoires et donne deux versions de son arrivée à Missoula que la police, d’après d’autres éléments en sa possession, sait être fausses.
Cependant, l’affaire prend une nouvelle tournure le 23 octobre 1924. Ce jour, Edward Mack, Helen Lewis, femme noire assistante de Mrs Mack au Columbia rooms et amie intime de la victime, et Dick Lavelle sont tous trois arrêtés pour meurtre. L’origine de l’accusation contre le trio incombe à B. Tullow, un frère de la victime qui laisse entendre à la police une querelle domestique entre Mack et sa femme.
- Daily Missoulian 24-10-1924 p1, Ed Mack
- Daily Missoulian 24-10-1924 p2,Ed Mack
- Daily Missoulian - Identity of suspect
Un procès mouvementé
Le procès des accusés devant la Cour du District de Missoula commence au tout début du mois de février 1925. Ses développements font pendant deux semaines les gros titres des journaux locaux qui ne manquent pas de relater les moindres rebondissements de l’affaire dont l’horrible crime a particulièrement touché la population. Beaucoup de gens se bousculent sur les bancs du tribunal pour assister au procès.
Ed Mack, alors âgé de 66 ans, petit et légèrement grassouillet, le visage au teint chocolat, a décidé de plaider non coupable.
Le jury est composé de George Yeager, L.T. Cahoon, F.V. Williamson, Normand D. Mix, John H. Miller, Ira Free, O. J. Mueller, W. Nelson, W.G. Tompkins, F. X. Owens, Phillias Louiselle et August T. Anderson, exclusivement des hommes blancs, ce qui ne semble pas de bon augure pour Edward. Avec l’accusation de meurtre avec préméditation à son encontre, il risque la peine de mort s’il est reconnu coupable.
- Daily Missoulian N°287, mercredi 12-01-1925, p.3
Le 14 février 1925 a lieu le dernier jour du procès. Des témoins à charge déclarent avoir entendu trois coups de feu et une voix qu’ils ont identifiée comme celle d’Ed. Mack, dans la remise à bois derrière Columbia rooms, le commerce de Callie. Cependant, certains de ces témoignages ne concordent pas avec leur précédente déposition dans l’enquête préliminaire, et d’autres se contredisent purement et simplement. En réponse aux critiques émises sur le sérieux de certains de ces témoins, le procureur déclare : « On ne peut pas trouver des témoins d’une école du dimanche pour un crime commis dans une maison de mauvaise réputation ».
A sa décharge, des témoins de la défense disent avoir vu Ed à son salon de barbier à l’heure du crime et d’autres témoins de bonne moralité le décrivent comme un honnête citoyen. Le chef de la police déclare en outre que le pensionnat des Mack est un « endroit respectable pour les personnes de couleur ».
Lorsqu’arrive l’heure de la plaidoirie, l’avocat d’Ed Mack, Maître Heyfron, demande alors au jury : « Messieurs, là où il y a affaire privée, il y a vengeance privée. Je vous demande de ne faire aucun compromis dans votre verdict. Il n’y a pas de juste milieu. Soit Ed Mack a tué sa femme, soit il ne l’a pas tuée. Si vous croyez qu’il l’a fait, condamnez-le à la pendaison, ne lésinez pas pour un verdict d’homicide involontaire. Nous ne demandons que la Justice. Mais si vous le croyez innocent, alors rendez un verdict de non-culpabilité ».
Trop de questions sont-elles restées sans réponse dans cette affaire et le doute l’a-t-il emporté sur l’intime conviction ? L’histoire ne nous le dit pas. Quoi qu’il en soit, le jury délibère seulement quarante minutes avant de prononcer son verdict : l’acquittement, à l’approbation de la foule présente, mettant ainsi un terme au calvaire d’Ed. Mack.
La Liberté recouvrée
Une fois sa liberté recouvrée, Edward fait publiquement le serment de retrouver l’assassin de sa femme. Mais profondément éprouvé par cette affaire, sa quête est de courte durée.
Il décède en effet le samedi 28 août 1926 vers deux heures du matin d’une myocardie chronique, à son domicile 1437 Cooper Street. Ses obsèques ont lieu le mercredi suivant en début d’après-midi. Après une cérémonie religieuse à la Forbenbrock Chapel, son corps est inhumé au Missoula Cemetery où il repose désormais
- Sépulture Edward MACK Missoula Cemetery
Il ne laisse semble-t-il pas d’enfant de ses différents mariages.
D’abord entraîneur de chevaux dans sa jeunesse, Edward Mack était arrivé à Missoula il y a vingt ans pour jouer dans l’équipe de baseball de la ville connue sous le nom de Missoula Giants. Bien qu’il ait tenu longtemps un commerce de barbier sur West Front Street, il restera malheureusement surtout célèbre comme l’un des suspects dans le meurtre de sa femme.
Annette Clapasson
Le 29 avril 1905, une autre des filles Clapasson met le pied sur le continent américain.
- PYKE Mrs HC Débarquement NY 29-04-1905
Il s’agit d’Annette, l’une des sœurs de Marie. Cette femme qui se fait parfois appeler Alice, est âgée d’une trentaine d’années [15], mesure environ 1,70 m, a le teint mat, les cheveux foncés et les yeux marron. Elle est arrivée ce jour à Ellis Island, l’île au large du port de New-York réservée au transit des migrants, quittant le paquebot La Lorraine sur lequel elle a embarqué sept jours plus tôt dans le port du Havre [16].
Avec trois cent cinquante dollars en poche, ce qui est pour l’époque une somme non négligeable, elle effectue le voyage de Paris à Vancouver située dans la province de la Colombie britannique au Canada où elle vit depuis cinq ans.
- Vancouver en 1898
Chose étrange, elle se dit mariée et se fait appeler « Madame H.C. Pyke ».
Annette effectue plusieurs nouvelles traversées transatlantiques au cours de l’année 1909. Elle débarque ainsi du paquebot La Touraine le 7 août 1909 à New-York, toujours en transit vers Vancouver, mais cette fois accompagnée de celui qui prétend être son époux, Mr Hudson Campbell Pyke. Cet homme de grande taille, tatoué, également âgé d’une trentaine d’années, est le fils de John Pyke et de Mary Fraser, tous deux de souche écossaise. Né le 21 février 1879 à Escuminac, dans la province du Nouveau-Brunswick, près du golfe du Saint-Laurent, il exerce la profession d’agent immobilier pour son propre compte [17].
Le recensement officiel des habitants de la province de Colombie britannique pour l’année 1911 témoigne de la présence d’Hudson et d’Alice Pyke dans la ville de Vancouver où ils ont élu domicile sur Davie Street [18].
En réalité, ce n’est que deux ans plus tard, précisément le 19 juin 1913, que les deux conjoints convolent en justes noces. Le mariage a lieu dans la première église presbytérienne de Vancouver où le couple réside depuis plusieurs années. C’est le père H. W. Fraser, sans doute parent de la mère de l’époux qui officie la cérémonie [19]. Hudson est alors âgé de 38 ans, soit un an de plus qu’Annette.
- m PYKE Hudson & CLAPASSON Annette 19-06-1913
Est-ce là leur voyage de noces : Annette et Hudson Campbell reprennent le bateau à Vancouver le 24 juillet 1913 en direction des États-Unis. Les affaires sont semble-t-il prospères puisqu’Annette a cette fois emporté la coquette somme de mille cinq cents dollars qui s’ajoute aux trois cents dollars de son époux. Une partie de l’argent servira à régler la chambre du Lafayette Hôtel où ils seront hébergés durant leur séjour à New-York.
Le registre du port de Vancouver confirme qu’Annette vit depuis treize ans dans cette ville. Il précise par ailleurs que comme sa sœur Marie, elle est arrivée pour la première fois aux États-Unis en juin 1895, à bord du paquebot La Gascogne, et qu’elle y a vécu entre 1895 et 1900 [20].
Peut-être cette fois-ci Hudson est-il retenu par ses obligations professionnelles ou encore est-il rentré prématurément à Vancouver car Annette rentre seule de son voyage touristique en Europe en descendant du paquebot France, deuxième du nom, le 5 septembre 1913 à New-York [21]. Elle exerce alors la profession de costumière.
La première guerre mondiale va une nouvelle fois séparer Annette et Hudson Pyke. Quittant provisoirement son emploi de peintre, Edward, poussé par un sentiment d’altruisme, s’engage en effet volontairement le 11 septembre 1915 dans le corps expéditionnaire canadien [22].
- PYKE Edward - Attestation comme soldat de la 1re guerre mondiale (recto)
Le conflit terminé, il rentrera heureusement sain et sauf parmi les siens.
Le couple réside alors à Vancouver puis dans la ville de Cloverdale, toujours en Colombie britannique, où il mène semble-t-il une vie paisible. Mais le 17 novembre 1930, Annetta PYKE, atteinte d’une myocardite, s’éteint à l’âge de soixante ans.
- PYKE Annetta copy of undertaker report 1930
Après une cérémonie protestante, elle est inhumée trois jours plus tard au Masonic Cemetery de la ville où selon les indications de registre d’enterrement, elle repose désormais « six pieds sous terre » [23]. L’inhumation a coûté quatre-vingt dollars.
Hudson a plus de 52 ans lorsqu’il se remarie quelques années plus tard avec la jeune Carletta Elisabeth Reichenbach, née en janvier 1911 et de plus de trente ans sa cadette. Le nouveau couple s’installe alors au 794 Thomas Road à Cloverdale. Mais Edward, également atteint d’une myocardite, s’éteint à son tour le 6 décembre 1945 retrouvant ainsi sa première épouse au Masonic Cemetery.
- HC PYKE death Dec 1945
Carletta lui survivra pendant cinquante ans, décédant le 18 janvier 1995, à l’âge de 84 ans.
Andréa Clapasson
Andréa Julia est la fille cadette de Marie Clapasson. Elle nait le 15 juin 1887 dans le vingtième arrondissement de Paris où habite encore sa mère au 113 rue de Ménilmontant. Tout comme sa sœur Camille Louise, de quatre ans son aînée, Andréa ignore l’identité de son père.
Quelques mois après la naissance, Marie s’installe avec Andréa au 3 rue Léman dans le dix-neuvième arrondissement où elles vont vivre ensemble pendant huit ans, jusqu’au départ de Marie pour les États-Unis, en 1895.
Le 12 octobre 1907, le paquebot La Bretagne quitte le port du Havre. A son bord, Andréa part à son tour, laissant derrière elle son pays natal et sa sœur aînée Camille. Toutefois cette dernière ne reste pas seule à Paris. Elle a en effet épousé voilà trois ans, le 7 janvier 1904, Henri Gustave Guetté, un jeune ingénieur chimiste dont le patronyme de la mère, Lavoisier, n’est peut-être pas étranger à la vocation professionnelle du futur époux.
On sait peu de chose d’Andréa si ce n’est qu’elle se dit veuve (peut-être pour justifier le fait qu’elle voyage seule) et qu’elle exerce le métier de couturière mais également de coiffeuse.
C’est Marie qui a réglé le prix de la traversée transatlantique d’Andréa et qui lui a sans doute également fourni les cinq cents dollars dont elle dispose pour le voyage.
La jeune femme n’est pas seule à bord. Elle est en effet accompagnée d’une jeune enfant âgée d’un an et dix mois, Lucienne, sa fille née en janvier 1906, de père inconnu.
Après un long et fatiguant voyage de neuf jours, cette femme d’un mètre cinquante-cinq, aux cheveux noirs et aux yeux foncés vient tout juste de fêter ses vingt ans. Elle arrive enfin à New-York le 21 octobre 1907 avec son enfant.
- CLAPASSON Andréa & Lucienne - Débarquement NY 21-10-1907 (page1)
Mais elle doit encore effectuer un long périple pour rejoindre sa mère, Marie Mack, au 225 West Cedar Street à Missoula [24].
Andréa réside-t-elle dans le Montana durant les années suivantes ou bien part-elle rejoindre sa tante Annette en Colombie britannique ? Douze années après son arrivée à New-York, elle épouse en effet Chester Stewart Rollston, un Canadien d’origine irlandaise de sept ans son aîné.
Le mariage d’Andréa et de Chester Stewart a curieusement lieu le 12 avril 1919 à Mineral, une petite ville au cœur des Rocheuses située à environ quatre-vingt kilomètres au nord-ouest de Missoula, dans l’État du Montana [25], en dehors du lieu de résidence habituel de l’épouse.
- m CLAPASSON Andrea Lucia & ROLLSTON Chester Stewart 12-04-1919 Mineral (Montana)
Chester est né le 27 mars 1880 à London, ville canadienne située dans la province de l’Ontario, dans la région des grands lacs, homonyme de la capitale britannique. Il est le fils de John Charles Rollston (1848-1937) et de Sarah Anne Sharpe (1854-1944), un couple de migrants irlandais mariés le 30 janvier 1878 et installés à Vancouver au Canada.
Chester réside probablement déjà dans cette dernière ville car veuf d’un précédent mariage, il y a enterré sa première épouse, Rose Alice Wright, décédée le 23 octobre 1915 à l’âge de trente et un ans.
C’est également à Vancouver, dans l’Etat de Colombie britannique, que son père John Charles Rollston est devenu célèbre quelques années auparavant. Au cours de l’été 1908, ce dernier y tient en effet, pour le compte de I’Imperial Oil Company Limited, la première station-service d’essence pour automobiles du Canada et probablement du Monde, implantée à l’angle sud-est de Camby Street et Smythe Street. L’installation y est rudimentaire : une chaudière de cuisine faisant office de réservoir de 13 gallons, un verre de jauge et dix pieds de tuyau d’arrosage sans bec. Une chaise de salle de bar et un coussin complètent la panoplie.
- 1re station service Vancouver
Mais l’homme est aussi artiste à ses heures perdues et sans doute la rareté de la clientèle lui laisse-t-elle quelque temps libre.
Quoi qu’il en soit, une facture manuscrite pour la somme de vingt dollars, datée du 17 mai 1920 et adressée à Monsieur Seymour Rolston, un lointain parent dont il vient d’exécuter les portraits au crayon de ses père et mère, témoigne de son travail artistique.
Durant l’année 1922, Chester est employé dans la quincaillerie Wood, Vallance et Leggat, qui a depuis peu absorbé Thos, Dunn Hardware Co., autre quincaillerie pionnière de la rue Cordova.
En cette même année, précisément le 25 avril 1922, Chester Stewart Rollston dépose, sous le numéro 218037, le brevet d’une invention qui va économiser aux femmes du monde entier des milliers de pas.
- ROLLSTON CS Document de brevet canadien 218037 (25-04-1922)p1
L’idée lui a été suggérée par l’usage des palans dont il se sert quotidiennement à la quincaillerie. Il s’agit d’un système de levage par vérin de corde à linge dont l’usage va se généraliser au moins dans toute l’Amérique du Nord.
Jusqu’à présent, toutes les cordes à linge, constituées d’un unique fil tendu fermement entre deux supports, se rompaient ou se tordaient lorsque les vêtements humides y étaient été accrochés. C’était en outre un processus laborieux de traîner cette lourde charge du panier jusqu’à à la corde à linge en cas d’abondance de vêtements à faire sécher. A la suite de l’invention, la corde reste immobile et la manœuvre devient beaucoup plus aisée.
Cette même année 1922, Chester tient un commerce au n° 3223 West Third Avenue, peut être pour commercialiser son invention [26]. Par la suite il vend son brevet pour mille dollars auxquels doivent s’ajouter les royalties. Mais il est alors terriblement déçu du peu de retombées financières et rendu amer par les commentaires critiques reçus en retour.
A compter de 1932, dans les derniers instants de sa vie, il est nommé directeur de la grande société de quincaillerie en gros « McLennan, McFeely and Prior » [27].
Chester Stewart Rollston s’éteint le 1er septembre 1933 dans la ville de Vancouver où il est inhumé au Mountain View Cemetery.
Andrea lui survivra de longues années. Elle décède en effet, dans cette même ville de Vancouver, le 18 octobre 1974 où elle repose désormais au côté de son époux et d’autres membres de la famille Rollston [28].
Une enfant, Lucille Rollston est née de l’union d’Andréa et Chester. Devenue Lucille Parkinson par suite de son mariage, elle est probablement encore de ce monde, quelque part sur le continent américain.