Le samedi 8 mai (1880), je me trouvais à Médan, où je m’installais depuis trois jours, et je me mettais à table, heureux d’être débarrassé de la poussière de l’emménagement, rêvant pour le lendemain une matinée de travail sérieux, lorsqu’une dépêche m’arriva. A la campagne, chaque fois que je reçois une dépêche, j’éprouve un serrement de coeur, dans la crainte d’une mauvaise nouvelle. Je plaisantais pourtant ; tous les miens étaient là, je dis en riant que la dépêche n’allait toujours pas nous empêcher de dîner. Et, le papier ouvert, je lus ces deux mots : « Flaubert mort. » C’était Maupassant qui me télégraphiait ces deux mots, sans explication. Un coup de massue en plein crâne.
Nous l’avions laissé si gai, si bien portant, dans la joie du livre qu’il finissait ! Aucune mort ne pouvait m’atteindre ni me bouleverser davantage. Jusqu’au mardi, jour des obsèques, [1] il est resté devant moi ; il me hantait, la nuit surtout ; brusquement, il arrivait au bout de toutes mes pensées, avec l’horreur froide du plus jamais. C’était une stupeur, coupée de révoltes. Le mardi matin, je suis parti pour Rouen, j’ai dû aller prendre un train à la station voisine et traverser la campagne, aux premiers rayons du soleil : une matinée radieuse, de longues flèches d’or qui trouaient les feuillages pleins d’un bavardage d’oiseaux, des haleines fraîches qui se levaient de la Seine et passaient comme des frissons dans la chaleur. J’ai senti des larmes me monter aux yeux, quand je me suis vu tout seul, dans cette campagne souriante, avec le petit bruit de mes pas sur les cailloux du sentier. Je pensais à lui, je me disais que c’était fini, qu’il ne verrait plus le soleil.
A Mantes, j’ai pris l’express. Daudet se trouvait dans le train, avec quelques écrivains et journalistes qui s’étaient dérangés : rares fidèles dont le petit nombre nous a serré le coeur, reporters faisant leur métier avec une âpreté qui nous a blessés parfois. Goncourt et Charpentier, partis la veille, étaient déjà à Rouen. Des voitures nous attendaient à la gare, et nous avons recommencé, Daudet et moi, ce voyage que, six semaines auparavant, nous avions fait si gaiement. Mais nous ne devions pas aller jusqu’à Croisset. A peine quittions-nous la route de Canteleu, que notre cocher s’arrête et se range contre une haie ; c’est le convoi qui arrive à notre rencontre, encore masqué par un bouquet d’arbres, au tournant du chemin.
Nous descendons, nous nous découvrons. Dans ma douleur, le coup terrible m’a été porté là. Notre bon et grand Flaubert semblait venir à nous, couché dans son cercueil. Je le voyais encore, à Croisset, sortant de sa maison et nous embrassant sur les deux joues, avec de gros baisers sonores. Et, maintenant, c’était une autre rencontre, la dernière. Il s’avançait de nouveau, comme pour une bienvenue. Quand j’ai vu le corbillard avec ses tentures, ses chevaux marchant au pas, son balancement doux et funèbre, déboucher de derrière les arbres sur la route nue et venir droit à moi, j’ai éprouvé un grand froid et je me suis mis à trembler.
A droite, à gauche, des prés s’étendent ; des haies coupent les herbages, des peupliers barrent le ciel ; c’est un coin touffu de la grasse Normandie, qui verdoie dans une nappe de soleil. Et le corbillard avançait toujours, au milieu des verdures, sous le vaste ciel. Dans une prairie, au bord du chemin, une vache étonnée tendait son mufle par dessus une haie ; lorsque le corps a passé, elle s’est mise à beugler, et ces beuglements doux et prolongés, dans le silence, dans le piétinement des chevaux et du cortège, semblaient comme la voix lointaine, comme le sanglot de cette campagne que le grand mort avait aimée. J’entendrai toujours cette plainte de bête.
Cependant, Daudet et moi, nous nous étions rangés au bord du chemin, sans une parole, et très pâles. Nous n’avions pas besoin de parler, notre pensée fut la même, quand les roues du corbillard nous frôlèrent : c’était le « vieux » qui passait ; et nous mettions dans ce mot toute notre tendresse pour lui, tout ce que nous devions à l’ami et au maître. Les dix dernières années de notre vie littéraire se levaient devant nous. Pourtant le corbillard allait toujours, avec son balancement, le long des prairies et des haies ; et, derrière, nous serrâmes la main de Goncourt et de Charpentier, échangeant des mots insignifiants, nous regardant de l’air surpris et las des grandes catastrophes. Je jetai un coup d’oeil sur le cortège ; nous étions au plus deux cents. Dés lors, je marchai perdu dans un piétinement de troupeau.
Cependant le convoi, arrivé la route de Canteleu, avait tourné et montait le coteau. Croisset est simplement un groupe de maisons, bâties au bord de la Seine, et qui dépendent de la paroisse de Canteleu, dont la vieille église est plantée tout en haut, dans les arbres. La route est superbe, une large voix qui serpente au flanc des prairies et des champs de blé ; et à mesure qu’on s’élève, la plaine se creuse, l’immense horizon s’élargit, à perte de vue, avec la coulée énorme et la Seine, au milieu des villages et des bois. A gauche, Rouen étale la mer grise de ses toitures, tandis que des fumées bleuâtres, à droite, fondent les lointains dans le ciel. Le long de cette côte si rude, le cortège s’était un peu débandé. A chaque tournant de la route, le corbillard disparaissait dans les feuillages ; puis, on le revoyait plus loin, au bord d’une pièce d’avoine, d’où ses draperies flottantes faisaient envoler une bande de moineaux. Des nuages traversaient le ciel, si pur le matin. Par moments, passaient des coups de vent qui balayaient de grandes poussières blanches, volant dans le soleil. Nous étions déjà tout blancs, et la montée ne finissait pas, toujours l’horizon s’élargissait. Ce convoi, à travers cette campagne, en face de cette vallée, prenait une grandeur. A la queue, une trentaine de voitures, presque toutes vides, montaient péniblement.
Ce fut là que Maupassant me donna quelques détails sur les derniers moments de Flaubert. Il était accouru le soir même de la mort, il l’avait encore trouvé sur le divan de son cabinet, où l’apoplexie l’avait foudroyé. Flaubert vivait en garçon, servi simplement par une domestique. La veille, dans un besoin d’expansion, il avait dit à cette femme qu’il était bien content : son livre, Bouvard et Pécuchet, était terminé, et il devait partir le dimanche pour Paris. Le samedi matin, il prit un bain, puis remonta dans son cabinet où il ne tarda pas à éprouver un malaise. Comme il était sujet à des crises nerveuses, après lesquelles il tombait en syncope et restait écrasé de lourds sommeils, il crut à un accès, et ne s’effraya nullement.
Seulement, il appela la domestique pour qu’elle courût chez le docteur Fortin, qui habitait le voisinage. Puis il se ravisa, il la retint près de lui, en lui ordonnant de parler ; dans ses crises, il avait le besoin d’entendre quelqu’un vivre à son côté. Il n’était toujours pas inquiet, il causait, disant qu’il aurait été beaucoup plus ennuyé, si l’accès l’avait pris le lendemain, en chemin de fer ; il se plaignait de voir tout en jaune autour de lui, il s’étonnait d’avoir encore la force de déboucher un flacon d’éther, qu’il était allé prendre dans sa chambre. Puis, revenu dans son cabinet, il poussa un soupir et déclara qu’il se sentait mieux. Pourtant, les jambes comme cassées, il s’était assis sur le divan turc qui occupait un coin de la pièce. Et, tout d’un coup, sans une parole, il se renversa en arrière : il était mort. Certainement, il ne s’est pas vu mourir. Pendant plusieurs heures, on a cru à un état léthargique. Mais le sang s’était porté au cou, l’apoplexie était là, en un collier noir, comme si elle l’avait étranglé. Belle mort, coup de massue enviable, et qui m’a fait souhaiter pour moi et pour tous ceux que j’aime cet anéantissement d’insecte écrasé sous un doigt géant.
Nous arrivons à l’église, une tour romane, dans laquelle une cloche sonnait le glas. Sous le porche, barrant la grande porte, quatre paysans se pendaient à la corde, emportés par le branle. On avait descendu le cercueil, et il était si grand, que les porteurs marchaient les reins cassés. Toujours je me souviendrai des funérailles de notre bon et grand Flaubert, dans cette église de village. J’étais dans le choeur, en face des chantres. Il y en avait cinq, rangés en file devant un lutrin détraqué, montés sur des tabourets, qui les haussaient du sol comme des poupées japonaises enfilées dans des bâtons ; cinq rustres habillés de surplis sales et dont on apercevait les gros souliers ; cinq têtes de canne, couleur brique, taillées à coups de serpe, la bouche de travers hurlant du latin. Et cela ne finissait plus ; ils se trompaient, manquaient leurs répliques comme de mauvais acteurs qui ne savaient pas leur rôle. Un jeune, certainement le fils du vieux, son voisin, avait une voix aiguë, déchirante, pareille au cri d’un animal qu’on égorge. Peu à peu une colère montait en moi, j’étais furieux et navré de cette égalité dans la mort, de ce grand homme que ces gens enterraient avec leur routine, sans une émotion, crachant sur son cercueil les mêmes notes fausses et les mêmes phrases vides qu’ils auraient crachées sur le cercueil d’un imbécile.
Toute cette église froide où nous grelottions en venant du grand soleil, gardait une nudité, une indifférence qui me blessaient. Eh quoi ! est-ce donc vrai que, devant Dieu, nous soyons tous de la même argile et que notre néant commence sous ce latin que l’Eglise vend à tout le monde ? A Paris, derrière le luxe des tentures, dans la majesté des orgues, cette banalité marchande, cette insouciance née de l’habitude se dissimulent encore. Mais ici on entendait la pelletée de terre tomber à chaque verset. Pauvre et illustre Flaubert, qui toute sa vie avait rugi contre la bêtise, l’ignorance, les idées toutes faites, les dogmes, les mascarades des religions, et que l’on jetait, enfermé dans quatre planches, au milieu du stupéfiant carnaval de ces chantres braillant du latin qu’ils ne comprenaient même pas !
La sortie de l’église a été pour nous tous un véritable soulagement. Et le cortège a redescendu la côte de Canteleu. Il nous fallait gagner Rouen, traverser la ville et remonter au cimetière Monumental, en tout sept kilomètres environ. Le corbillard avait repris sa marche lente, le cortège s’espaçait davantage sur la route, les voitures suivaient. Mais, en entrant dans la ville, le convoi s’est resserré, des amis de Flaubert se succédaient et tenaient tour à tour les cordons du poêle.
Nous pouvions être alors trois cents au plus. Je ne veux nommer personne, mais beaucoup manquaient que tous comptaient trouver là. Des contemporains de Flaubert, Edmond de Goncourt se trouvait seul au triste rendez-vous. Il n’y avait ensuite que des cadets, les amis des dernières années. Encore s’explique-t-on que beaucoup aient hésité à venir de Paris ; trente et quelques lieues peuvent effrayer des santés chancelantes et d’anciennes affections. Mais ce qui est inexplicable, ce qui est impardonnable, c’est que Rouen, Rouen tout entier n’ait pas suivi le corps d’un de ses enfants les plus illustres. On nous a répondu que les Rouennais, tous commerçants, se moquaient de la littérature.
Cependant, il doit y avoir dans cette grande ville des professeurs, des avocats, des médecins, enfin une population libérale qui lit des livres, qui connaît au moins Madame Bovary ; il doit y avoir des collèges, des jeunes gens, des amoureux, des femmes intelligentes, enfin des esprits cultivés qui avaient appris par les journaux la perte que venait de faire la littérature française. Eh bien ! personne n’a bougé ; on n’aurait peut-être pas compté deux cents Rouennais dans le maigre cortège, au lieu de la foule énorme, de la queue de monde que nous espérions. Jusqu’aux portes de la ville, nous nous sommes imaginés que Rouen attendait là, pour se mettre derrière le corps. Mais nous n’avons trouvé aux portes qu’un piquet de soldats, le piquet réglementaire que l’on doit à tout chevalier de la Légion d’honneur décédé ; hommage banal, pompe médiocre et comme dérisoire, qui nous a paru blessante pour un si grand mort. Le long des quais, puis le long de l’avenue que nous avons suivie, quelques groupes de bourgeois regardaient curieusement.
Beaucoup ne savaient même pas quel était ce mort qui passait ; et, quand on leur nommait Flaubert, ils se rappelaient seulement le père et le frère du grand romancier, les deux médecins dont le nom est resté populaire dans la ville. Les mieux informés, ceux qui avaient lu les journaux, étaient venus voir passer des journalistes de Paris. Pas le moindre deuil sur ces physionomies de badauds. Une ville enfoncée dans le lucre, abêtie, d’une ignorance lourde. Je pensais à nos villes du Midi, à Marseille, par exemple, qui, elle aussi, trempe dans le commerce jusqu’au cou ; Marseille entière se serait entassée sur le passage du convoi, si elle avait perdu un citoyen de la taille de Flaubert. La vérité doit être que Flaubert, la veille de sa mort, était inconnu des quatre cinquième de Rouen, et détesté de l’autre cinquième. Voilà la gloire.
Des boulevards à montée rapide, des rues escarpées conduisent au cimetière Monumental, qui domine la ville. Le corbillard avançait plus lentement, avec son roulis qui s’accentuait encore. Débandés, soufflant de fatigue, couverts de poussière et la gorge sèche, nous arrivions au bout de ce voyage de deuil. En bas, dès la porte, de grosses touffes de lilas embaument le cimetière ; puis des allées serpentent et se perdent dans des feuillages, tandis que les tombes étagées blanchissent au soleil. Mais, en haut, un spectacle nous avait arrêtés : la ville, à nos pieds, s’étendait sous un grand nuage cuivré, dont les bords, frangés de soleil, laissaient tomber une pluie d’étincelles rouges ; et c’était, sous cet éclairage de drame, l’apparition brusque d’une cité du Moyen Age, avec ses flèches et ses pignons, son gothique flamboyant, ses ruelles étranglées coupant de minces fosses noires le pêle-mêle dentelé des toitures. Une même pensée nous était venue à tous : comment Flaubert, enfiévré du romantisme de 1830, n’a-t-il mis nulle part cette ville qui nous apparaissait comme à l’horizon d’une ballade de Victor Hugo ? Il existe bien une description du panorama de Rouen, dans Madame Bovary ; mais cette description est d’une sobriété remarquable, et la vieille cité gothique ne s’y montre aucunement. Nous touchons là à une des contradictions du tempérament littéraire de Flaubert, que je tâcherai d’expliquer.
La tombe de Louis Bouilhet se trouve à côté du tombeau de la famille de Gustave Flaubert, et le corps du romancier a du passer devant le poète, son ami d’enfance, qui dort là depuis dix ans. On avait apporté le cercueil, à travers une pelouse ; des curieux, presque tous des gens du peuple, s’étaient précipités, envahissant les étroits sentiers, autour du tombeau ; si bien que le cortège n’a pu approcher que difficilement. D’ailleurs, pour se conformer aux idées souvent exprimées par Flaubert, il n’y a pas eu de discours. Un vieil ami, M. Charles Lapierre, directeur du Nouvelliste de Rouen, a seulement dit quelques mots. Et, alors, s’est passé un fait qui nous a tous bouleversés. Quand on a descendu le cercueil dans le caveau, ce cercueil trop grand, un cercueil de géant, n’a jamais pu entrer. Pendant plusieurs minutes, les fossoyeurs, commandés par un homme maigre, à large chapeau noir, une figure sortie de Han d’Islande, ont travaillé avec de lourds efforts ; mais le cercueil, la tête en bas, ne voulait ni remonter ni descendre davantage, et l’on entendait les cordes crier et le bois se plaindre.
C’était atroce ; la nièce que Flaubert a tant aimée sanglotait au bord du caveau. Enfin, des voix ont murmuré : « Assez, assez, attendez, plus tard. » Nous sommes partis, abandonnant là notre « vieux », entré de biais dans la terre. Mon coeur éclatait.
En bas, sur le port, lorsque, hébétés de fatigue et de chagrin, Goncourt nous a ramenés, Daudet et moi, à l’hôtel où il était descendu, une musique militaire jouait un pas redoublé, près de la statue de Boieldieu. Les cafés étaient pleins, des bourgeois se promenaient, un air de fête épanouissait la ville. Le soleil de quatre heures, qui enfilait les quais, allumait la Seine dont les reflets dansaient sur les façades blanches des restaurants, où les cuisines flambaient déjà, avec des odeurs de mangeaille. Dans un cabaret, toute une tablée de reporters et de poètes affamés se commandaient une sole normande. Ah ! les tristesses des enterrements de grands hommes !
Emile Zola « Etudes Critiques »