Une veste de chasse usée jusqu’à la trame
Le 13 avril 1908, debout depuis des heures dans un couloir de l’hospice civil de Brest, l’homme s’agite et bougonne. À plusieurs reprises, il exprime à voix haute son exaspération : Va-t-il devoir attendre encore longtemps ? Pourquoi le chirurgien ne le reçoit-il pas ? Les autres patients n’osent pas s’approcher, car beaucoup connaissent le bonhomme, sujet à de violentes colères suivies de longs moments d’abattement. Denis Coguiec, c’est ainsi que se nomme cet individu, né il y a soixante-trois ans à Irvillac (Finistère), exerce la profession de marchand de bouteilles. Vêtu d’une veste de chasse usée jusqu’à la trame, il promène depuis de nombreuses années son allure dégingandée et ses favoris à l’anglaise dans les rues de Brest. Poussant devant lui une vieille carriole, il s’arrête à tous les carrefours où, d’une voix aiguë, il annonce ainsi son passage : Avez-vous des bouteilles à vendre ?
Pour se donner du courage, il s’arrête fréquemment dans un débit de boissons, où il raconte sa vie à qui veut bien l’entendre. Quelle existence pleine de bosses ! Tout d’abord greffier de justice de paix à Daoulas, puis à Douarnenez, il monte à Brest un cabinet d’affaires et plaide devant le tribunal de commerce. Les clients se faisant rares, son cabinet périclite et il se retrouve, suivant les époques, représentant de commerce, marchand de sirops, de draps ou de bouteilles. Le métier n’est guère rémunérateur et, lorsqu’il rentre le soir dans le petit appartement du 46, rue de la Vierge, sa femme Marie fait grise mine devant le peu d’argent qu’il lui rapporte. Comme elle sait qu’il ne faut pas le contrarier, elle lui sert sa soupe sans mot dire, en espérant que demain sera un autre jour.
- Les Coguiec changeaient fréquemment d’appartement.
En 1908, le couple habitait rue de la Vierge à Brest
Un beau parleur
Un autre jour plus faste ! En a-t-elle connu depuis le 25 avril 1856, jour de son exposition au tour de l’hospice de Quimper, où elle est déclarée née de père et mère inconnus ? Baptisée le lendemain dans la chapelle du Saint-Esprit, elle est affublée par les sœurs du curieux patronyme d’Onime (les noms en cette année 1856 devant commencer par la lettre O) [1]. Confiée de suite à des parents nourriciers à Ergué-Gabéric, elle y est mal traitée, retirée et placée ensuite chez les Pansel, propriétaires-cultivateurs à Poullan, qui la considèrent presque comme une enfant de la famille. Plus tard, remise à Plouhinec aux époux Stéphan, désignés comme bienfaiteurs, elle vit une adolescence presque heureuse. Où et quand rencontre-t-elle Denis Coguiec ? Elle ne s’en souvient plus ou préfère peut-être ne pas s’en souvenir !
- À l’hospice de Quimper, les sœurs du Saint-Esprit (les sœurs blanches) s’occupaient des enfants exposés et leur trouvaient des parents nourriciers.
Tableau d’Emma Herland
Marie se laisse séduire par ce beau parleur, qui se dit promis à un brillant avenir, et un premier enfant naît en mars 1882 à Ergué-Armel. C’est une fille nommée Onézie, déclarée de père inconnu à l’état civil. Sans doute, Coguiec ne souhaite-t-il pas se marier avec une fille de l’hospice ? L’épouser, non, mais continuer à partager sa couche, pourquoi pas ! C’est ainsi qu’en septembre 1883, Marie met au monde, rue Obscure à Douarnenez, un petit Denis qui, placé en nourrice à Plonévez-Porzay, meurt quatre jours plus tard. En 1885, lorsque Marie accouche de Magdeleine, elle est déclarée sans profession, comme en 1888, à la naissance de Jeanne à Brest. " Le père inconnu" assiste pourtant à l’accouchement et va même déclarer l’enfant à la mairie.
La manière forte
Ce n’est que le 11 mai 1904, que Denis Coguiec, alors marchand de draps, consent à épouser la mère de ses trois enfants qu’il reconnaît devant l’officier d’état civil. [2]
L’aînée est partie travailler à Paris comme couturière, et il ne reste au foyer que Magdeleine, tailleuse, et Jeanne. La vie n’est pas facile pour les trois femmes qui doivent subir les plaintes, colères, et remontrances injustifiées de Coguiec. La même année, Marie trouve quelque réconfort en assistant à Paris au mariage de son aînée . Mais il lui faut bien vite revenir à Brest et s’occuper de son mari. Dans ses fréquents moments d’abattement, Coguiec en veut à la terre entière et plus particulièrement au docteur Civel, chirurgien en chef de l’hospice de Brest qui, le recevant un jour en consultation, lui a dit de s’adresser à un spécialiste, la neurasthénie dont Coguiec souffre n’étant pas traitée dans son service. Depuis, l’ancien greffier ne cesse de se rendre dans le pavillon dévolu au docteur Civel. Il est le plus souvent éconduit par l’infirmière mais, le 13 avril 1908, il est bien décidé à employer la manière forte pour se faire examiner.
Dans le couloir, le marchand de bouteilles ne se contente plus de protester, il crie maintenant son exaspération devant un personnel médusé qui ne parvient pas à le calmer. Alerté par ces vociférations, le chirurgien, sortant de son cabinet, reconnaît Coguiec. Il tente de le raisonner, répète qu’il ne peut rien pour lui et qu’il devrait avoir recours aux lumières d’autres confrères. Comme fou, Coguiec rentre peu après dans la salle d’opération où le médecin, assisté de deux internes, continue à soigner les malades. Soudain, une détonation retentit.
Coguiec, sortant un vieux revolver à broche d’une poche de sa veste, vient de tirer presque à bout portant sur le chirurgien. À ce moment précis, ce dernier se penche sur un patient qui est allongé sur une table capitonnée. Ce geste lui sauve la vie et la balle atteint le malade au coude droit. Le premier moment de stupeur passé, un parent du blessé saute à la gorge du tireur et parvient à le désarmer, alors que l’engin contient encore cinq balles de sept millimètres. Appelés en renfort, deux agents de ville, en faction au carrefour voisin, s’emparent avec peine du forcené qui se débat et, aidés de deux infirmiers, le conduisent dans un cabanon. C’est là que garrotté et couché sur le lit des fous, l’homme revendique son geste devant le journaliste de "La Dépêche de Brest". Il dit avoir tiré pour attirer sur lui l’attention du docteur Civel et des autorités. C’est ce qu’il répète au commissaire Terrène venu l’interroger.
- Une des entrées de l’hospice de Brest se trouvait rue Traverse
Alors qu’un attroupement de curieux s’est formé devant la porte de l’hospice, le policier se rend près du chirurgien encore sous le choc qui estime cependant que la neurasthénie aiguë dont souffre le pauvre bougre atténue sa responsabilité. Prévenues, Marie Onime et sa fille Jeanne, toutes deux anéanties, racontent leurs souffrances au quotidien, mais tentent de trouver des excuses au malheureux.
Ce tragique incident n’ayant heureusement pas de suite grave, le magistrat enquêteur transmet l’affaire au procureur de la République qui ordonne le placement de Coguiec à l’asile Saint-Athanase à Quimper. C’est là que cet être à l’esprit dérangé décède dès le 31 juillet, à côté de l’hospice civil où son épouse Marie Onime a été exposée en 1856. Veuve et désormais sans ressources, elle quitte Brest pour habiter avec ses filles, toutes trois couturières à Paris.
Le docteur Civel se souviendra sans doute longtemps de cette journée du 13 avril 1908 où un vendeur de bouteilles a voulu attenter à sa vie.
Sources :
Journal La Dépêche de Brest
Les exposés de Creac’h-Euzen, Pierrick Chuto, 2019, Association de Saint Alouarn
Base RECIF du Centre généalogique du Finistère
Geneanet Premium
Merci aux amis Michel Guironnet et Gilles Cardinal, et à Marie-Noëlle, mon épouse, généalogiste émérite.
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