En ce temps-là, le 14 juillet n’était pas seulement une date signalée du calendrier ; c’était un moment fort de la vie qui mettait le feu à toutes les places publiques de France : comme aux belles heures festives de la grande Révolution d’antan, une déferlante de joyeux drilles exultants prenait possession du pavé. Une foule jubilante et bon enfant réclamait son content de fête et l’obtenait parce que tout était mis en œuvre pour la réussite pleine et entière de ce grand moment populaire.
Le 14 juillet commençait le 13 juillet à 16h30, à l’instant où une immense clameur juvénile s’élevait de la rue de la République. Une incroyable nuée de quatre cents drôlets déboulinant de l’école Victor Hugo annonçait à l’univers son entrée en grande vacances d’été et, subséquemment, leur totale et furieuse disponibilité pour la grande fête du lendemain.
14 juillet donc… depuis le matin, les employés communaux en mission de fête nationale s’activaient tout autour de l’esplanade de la mairie.
Pour l’occasion, les cantonniers avaient délaissé leurs trottoirs et remisé leurs serfouettes ; galvanisées par l’enjeu, les fourmis à casquettes s’affairaient comme des travailleurs en vrai : installation des stands, de l’estrade officielle, du mobilier urbain, de la buvette et érection du mât de cocagne.
Oublieux de ses exploits passés ou traumatisé par la réminiscence de ses échecs passés à la grimpe au totem, l’employé communal affecté au tartinage du mât de cocagne au savon noir s’activait avec allégresse et générosité. Il avait le pinceau jubilatoire et un sens aigu de sa responsabilité : pour glisser, sûr que ça allait glisser…
Les heures passant, la place de la Mairie se peuplait de baguenaudeurs curieux et impatients et surtout de dizaines et dizaines de mômes en effervescence, frissonnants comme petits lardons sur poêle dans l’attente de leur participation aux jeux publics généreux en friandises.
Et puis, à 17 heures, Lucien Lechat, le crieur public, qu’une poignée de délurés singeaient dans son dos, malmenait la peau d’âne de son tambour en battant un ban frénétique.
Le rubicond crieur public qui avait un sens inné des opportunités professionnelles, extrayait de son riche formulaire d’à-propos tonitruants la formule de gueule adaptée à la circonstance et annonçait : « l’ouverture des jeux est ouverte… » Cette fulgurance méritait bien la généreuse salive de vivats qu’elle déclenchait.
Monsieur Pisselet, le garde champêtre en uniforme et son escouade d’employés communaux peinaient à discipliner les compétiteurs en culottes courtes. Il y avait alors, à Créteil, tant de vergers, de halliers et de jardins de plein vent, que beaucoup de petits cristoliens étaient un peu chapardeurs, un peu resquilleurs, mais dans le respect approximatif de la mesure et des leçons de morale de l’école.
Les dessertes de la mairie formaient alors un bel ovale propice aux cavalcades et aux jeux de plein air. Une belle régalade attendait la marmaille en fusion. Dans un concert de piaillements, un brouhaha ininterrompu, les courses se succédaient : en short, en sac, à cloche-pied, à l’œuf, à la brouette, aux échasses et les jeux divers qui déclenchaient les enthousiasmes : tir à la corde, lancers divers, jeux d’adresse pour regards clairs ou yeux bandés…
Les jeux duraient ce que durait le grand vrac de friandises que les commerçants qui avaient déchainé leur générosité pour cette belle occasion, avaient offert. Alors, les mômes repus et bien heureux allaient faire cercle autour du mât de cocagne et donner de la voix dans ce qui était un des moments forts des fêtes populaires à l’ancienne. La grimpe au mât de cocagne, exercice oublié aujourd’hui, déclenchait l’enthousiasme des foules en goguette.
- Jeu du début du siècle déniché sur Internet - l’auteur de l’illustration est inconnu.
Au sommet d’un mât bien lisse et généreusement lubrifié au savon noir, un ou deux cercles de fer attendaient d’être délestés des dizaines de lots alléchants qui y étaient accrochés.
Les lots faisaient saliver les yeux et ça semblait qu’il n’y avait qu’à se hisser en haut du mât, sourire aux lèvres, tendre la main et se servir comme dans le palais de Dame Tartine, mais c’était un exercice difficultueux et, on peut dire, singulièrement aléatoire.
Les lots accrochés aux cercles étaient suffisamment tentants pour susciter les convoitises, mais ils étaient d’inégale valeur, aussi était-il impérieux, pour se servir au mieux, d’effectuer la grimpette en bon rang. Ça bousculait ferme au pied du mât, ça jouait des coudes sans vergogne : il fallait discipliner.
La police du mât de cocagne, la maîtrise des impatiences, incombaient au garde champêtre. Monsieur Pisselet s’acquittait de sa mission avec pugnacité et efficience, mais, dès qu’il tournait le képi, une belle foire d’empoigne enfiévrait les postulants écureuils.
Les resquilleurs fébriles n’étaient pas des apprentis apaches, même pas des demi-sel, mais quand même de détestables farauds, fiers à bras, vaniteux de filles : des vilains. Ces ombrageux coqs de basse-cour, avaient de furieux ergots ; mieux valait quand on était un coquelet duveteux, mettre sa rogne en berne et s’effacer en souhaitant que la quête des rapaces soit infructueuse et que, glissant du mât sans trophée, ils se vautrent et en rabattent sous les rafales de quolibets et les extravagances de bouche d’un public ravi.
Le 14 juillet exacerbait la gouaille populaire ; le public suivait le spectacle avec une incroyable intensité, il participait bruyamment. Il était impitoyable envers les fiers à bras ; aussi, quand un lascar prétentieux s’écrasait au sol comme un sac de céréales en délicatesse de palan, une belle clameur sournoise l’accompagnait.
Mais, il était aussi aimable et compatissant envers les besogneux de l’escalade, les écureuils au panache plombé. Le public, bon enfant, accompagnait les gentils concurrents, il les poussait : « Oh hisse, oh hisse ! » Et plus c’était laborieux et plus ça mettait les braillards en sueur. La réussite d’un grimpeur sympathique déclenchait une belle salve d’applaudissements : c’était bien républicain et ça faisait chaud au cœur.
Mais tout ça, c’était hypocrites et compagnie, parce que tout le monde, et pas seulement les forts en goule, se régalait du spectacle des dévissages spectaculaires. C’était comme les jeux du cirque à Rome, en un peu moins cruel quand même…
Dans ma mémoire maintenant très ancienne, les fêtes du 14 juillet forment une étincelante girandole de lampions et de bouquets de feux d’artifice accrochés à des mâts de cocagne. Le plus lumineux, le plus mémorable de mes 14 juillet date de 1954.
J’étais, pour ce temps-là, très grand pour mes douze ans et demi. Je semblais donc, sans avoir à mentir au garde champêtre, avoir l’âge requis de quatorze ans pour être autorisé à affronter l’ascension du mât. Dominant une timidité pour toujours maladive, j’ai affronté le redoutable poteau des merveilles…
Au terme d’une laborieuse reptation verticale à quatre membres qui me mit les muscles à la torture et qui fit battre la chamade à mon jeune cœur, comme dans un rêve, je me suis emparé d’un saucisson sec, mais bien joufflu.
Revenu sur terre, j’étais en apesanteur, j’avais le feu aux tempes, j’étais inscrit dans le grand livre, j’étais entré dans la cour des grands…
Le plus urgent était d’aller livrer le goûteux trophée à la maison. Et là, avec la fausse désinvolture d’un chasseur revenu d’une période de guignon, j’ai déposé le saucisson sur la table de la salle à manger.
Le cercle de famille, extasié, a réclamé dix fois le récit circonstancié de l’irrésistible ascension ; au milieu des miens c’était facile : six paires de mains aimantes me poussaient aux fesses pour me propulser vers la cime.
En bout de table, Dany, mon petit frère âgé de quatre ans, les mirettes en adulation, auréolait son aîné de deux branches de laurier et le plaçait dans son panthéon de héros aux côtés de Tarzan et de Mandrake. Dany était un enfant bien macaque dans ses pratiques, bien expert de la grimpe aux arbres : il avait donc, cela se lut immédiatement dans les fulgurances de son regard, un avenir dans le mât de cocagne…
Longtemps, longtemps, nuit après nuit, l’enfant grimpera en rêve, à l’arbre à saucissons et le dépouillera, mais ses exploits resteront virtuels et ne figureront donc pas dans son curriculum vitae car lorsque Dany aura atteint l’âge requis pour aller rapiner de la cochonnaille au sommet du mât de cocagne les fêtes du 14 juillet seront devenues bien sages et bien des joyeuses pratiques seront tombées en désuétude.
À la trappe donc, et soumis aux seuls aléas de la mémoire : le crochet pour chanteurs amateurs, la course aux échasses, le mât de cocagne…
Et pendant que se vivait ailleurs d’allègres tribulations charcutières, sur la place de la mairie, la frénésie festive gagnait le populaire. Entre deux haltes aux cafés et buvettes, des groupes de petits joyeux pleins d’exubérante jeunesse passaient d’un stand à l’autre.
Dans les environs du jeu de quilles, du chamboule tout, du stand de tir ; ça gesticulait, ça riait fort, ça braillait comme dans les comices et les foires. Les petits mâles, aux pommettes incandescentes, interpelaient les filles qui réagissaient bien peu à leurs incongruités, ou passaient au large en pouffant.
Ailleurs, la grande roue de la loterie exacerbait les envies. Les rires et les cris des enfants couvraient les couinements du manège, les stands de friandises, viennoiseries et petites ripailles étaient pris d’assaut, tout comme la boulangerie Beuvin, la plus proche de la place.
Devant cette dernière, une très ancienne borne de pierre de la Voie Royale indiquait : « Paris 10 kms ». Notre Dame était à portée de tramway, mais ça donnait pas envie d’y aller, ce jour-là : sûr que là-bas, on s’amusait et on chantait moins bien joyeusement qu’ici.
Bombardé deux fois en avril et en août 1944, le vieux bourg de Créteil n’avait pas oublié ; il avait une revanche à prendre sur les malheurs de la grande Tourmente et il ne s’en privait pas.
Le 14 juillet à Créteil, était prétexte à un grand et fervent rassemblement qui attirait, en plus de ses autochtones, une jeunesse venue des communes avoisinantes. La réussite de cette manifestation tonitruante et fraternelle était l’œuvre d’un comité des fêtes volontaire et inspiré. Elle était due, aussi, aux prestations oratoires, à la gouaille communicative et de bon aloi, d’un animateur bon enfant qui mangeait le micro et le recrachait dans les hauts parleurs.
Celui-ci, que certains, un peu américains dans leurs pratiques, commençaient à appeler le « speaker », jouait un rôle essentiel dans la réussite de la fête. Le nôtre était un furieux virevoltant de podium, il avait l’énergie vigilante d’un officier de quart ; au moindre fléchissement de l’ambiance, au moindre semblant d’asthénie, il se ruait sur son micro et son bric à brac sonore et il se déchainait à deux bouches et trois bras.
Notre animateur avait de la faconde plein les bajoues : c’était un épatant volubile et un furieux gesticulateur. Notre animateur était un joyeux zigoto, un gouailleur qui n’avait pas sa langue dans sa poche ; c’était un esbrouffeur de première, un si fameux bateleur que les gobeurs de mouches qui noyautaient la foule auraient parié leur livret de caisse d’épargne que, dans le civil, ce diable d’homme était camelot, démarcheur ou démonstrateur de futilités. C’était pas Zappy Max, bien sûr, mais il aurait pu, lui aussi, dégoiser dans le poste.
Il n’avait pas son pareil pour emballer le public. Il avait dans sa besace à malices, mille réparties et facéties de bouche qu’il lançait à la volée comme le font les fermières généreuses envers leur volaille. Pour meubler les inévitables petits temps morts d’une fête qui savait ce que durer veut dire, le virevoltant des planches se servait à pleine goule dans l’inépuisable sac à saillies et blagues populaires qu’il avait empruntées sans vergogne à Roger Nicolas et Jean Rigaud, deux humoristes à gaudrioles qui batifolaient dans le poste radio. C’était un registre un peu léger, un peu limite et pour tout dire souvent un peu cru…
Dans les kermesses et les bals de sous-préfecture ses propos auraient pu faire rougir bien des tympans, mais pas à Créteil le jour du 14 juillet parce que le public bienveillant pouvait comprendre que quelques heures de gigue sur un podium ponctuées de pauses trinquettes, ça pouvait bousculer l’entendement du meilleur des hommes…
L’animateur était un habile manigancier, il était attentif à ce que la fête ne perde jamais en énergie vitale. A la moindre baisse de régime de la liesse populaire, il se précipitait vers le tourne disque pour relancer en chansons, la machine à chanter.
En ce temps-là, la radio, omniprésente dans les foyers, accompagnait les ménagères dans leurs tâches quotidiennes et remplissait de bonne humeur les soirées en famille ; Jeanne Sourza et Raymond Souplex nous invitaient à partager leur banc et la famille Duraton s’invitait pour le dîner…
En ce temps-là, les peintres en bâtiment et les maçons sifflaient et chantaient en boucle, sur leurs échelles et leurs échafaudages, les ritournelles populaires entêtantes qui s’échappaient des TSF des alentours.
Quand il en avait la compétence et la pratique, il annonçait en les parodiant et imitant : Georges Ulmer, Maurice Chevalier, Pierre Dudan, Albert Préjean… Et le public, dans l’instant, d’entonner à l’unisson « Pigalle », « Ma pomme », « On prend le café au lit, « Quand on s’promène au bord de l’eau », les premières notes de la « Java bleue », « À Joinville-le pont », « Le petit vin blanc », « Comme de bien entendu », « Mademoiselle de Paris », « La Paloma »… embrasaient la place.
L’animateur était un homme d’influence. Annonçait-il une aubade de la fanfare qu’instantanément, sonnants et tonnants, trompettes et tambours lui faisaient écho.
Annonçait-il l’allocution de Monsieur Le Maire que celui-ci, encharpé de tricolore et encadré de ses adjoints, fendait la foule et se hissait sur le podium.
Annonçait-il les préparatifs de la retraite aux flambeaux que trois cents loupiots, en frénésie, se ruaient vers les arrières de la mairie pour recevoir les lampions.
Annonçait-il l’imminence du feu d’artifice que le débonnaire troupeau des cristoliens manœuvrait vers le square de la république.
Annonçait-il la première danse du bal populaire qu’il déclenchait une formidable clameur.
La Musique de Créteil, la clique, comme on disait de cette formation clinquante et sonore de cuivres et de peaux tannées, était réputée pour la qualité de ses prestations, la rigueur extrême de son chef, Monsieur Piochot, pour la cadence martiale et joyeuse de ses déambulations et pour ses exploits à la trinquette.
Aussi efficace qu’un coup de sifflet de récré, la dernière note de chaque séquence musicale déclenchait une bruyante volée d’étourneaux en uniforme : sus à la buvette ! La buvette est au musicien de fanfare ce que la lampe tempête est à l’insecte nocturne : un irrésistible piège à zonzons.
Sus à la buvette, donc ! Sur l’esplanade de la mairie de Créteil, les « cliquards », torturés par les pépies de la mi-juillet, ne risquaient pas de s’égarer sur le chemin de la soif ; aucun risque de voir un mirage : deux pas devant le plateau sur tréteaux qui faisait office de comptoir de plein-air, le père Lechat, le tambour de ville rantanplantait frénétiquement sur sa peau d’âne pour rabattre ses compères.
Lucien Lechat, son tambour et sa trogne à képi, Lucien Lechat, écarlate et truculent, c’était pour la buvette mieux que le jovial cochon rose de la charcuterie ou la clé renversée de la serrurerie, la plus efficace des enseignes…
Dans l’état de fébrilité rubiconde où le mettait les trinquettes, jamais le Père Lechat, n’aurait pu gagner la moindre partie de bilboquet, mais pour accompagner à mains lestes les libations de ses comparses, il ne ratait jamais l’enfilage de ses baguettes de tambour dans les trous de son baudrier.
La clique fascinait la mômerie cristolienne ; les petits drôles accompagnaient ses déambulations martiales en martelant le pavé de leurs galoches enthousiastes. Ceux qui avaient la chance de ne pas être tenus en laisse par les mains maternelles allaient s’égailler dans les environs de la buvette où bourdonnaient les musiciens assoiffés, pour faire moisson et se régaler de leurs réparties et saillies poivrotes, douteuses, mais si furieusement bidonnantes : « Pas plus haut que le bord ! » disait péremptoirement, un gros rougeaud plein de bon sens en tendant son verre … des patriotes se sacrifiaient : « encore un que les boches n’auront pas ! »… deux artilleurs, le clairon en sautoir, levaient leurs verres en cadence : « on recharge, en joue… feu ! » … une pluie de mitraille vinassière et corrosive !
Lorsque le chef brandissait son clairon à brandebourgs multicolores pour annoncer une manœuvre musicale, il se faisait un grand silence blanc. Avant d’aller prendre leur place dans leur rang, pour ne pas gâcher, quelques géants rubiconds lampaient bruyamment leurs godets, puis, désignant les casiers à bouteilles recommandaient au mastroquet de « conserver les filles au frais »…
Vers 19 heures, à la fin d’une entraînante séquence, le chef de la musique confiait aux plus sûres de ses baguettes, la mission d’ouvrir le ban solennel pendant lequel Monsieur le Maire et ses adjoints, sanglés de tricolore, prenaient place sur l’estrade.
Monsieur le Maire faisait un tel récit fougueux de l’épisode bastillais de la Révolution qu’on aurait juré qu’un de ses lointains ancêtres avait aidé un énergumène exalté à enfiler en bout de pique la tête du gouverneur Delaunay. La fièvre républicaine et cocardière de notre Maire était telle qu’il embarquait l’auditoire et l’accrochait au va de l’avant de l’histoire.
La patrie n’était plus en danger mais, après un tel discours et après que les tambours aient fermé le ban, on sentait bien que, canif en poche, beaucoup auraient pu se ruer vers l’est, au-delà de Valmy pour faire cracher leurs dernières dents aux schleuhs, s’ils n’avaient eu, sur place une belle fête nationale à finir de fêter…
En fin de discours, la foule massée devant l’estrade ne se dispersait pas car elle allait se captiver pour le crochet, le concours de chanteurs amateurs était particulièrement attendu.
L’époque du « caf -conc » et la « belle époque » avaient consacré le peuple français peuple chanteur. La guerre l’avait rendu aphone, l’occupation allemande avait déployé un drap d’obscurité sur la cage aux rossignols : dans leurs moments de morosité moindre, certains avaient fredonné encore un peu, plus ou moins, mais, dans leur grande majorité, les français avaient délégué à leurs talentueux chanteurs populaires, le soin d’entretenir la flamme ; Léo Marjane, Andrex, Lucienne Delyle, Maurice Chevalier, Lucienne Boyer, Charles Trenet, André Claveau… C’était de la braise de mémoire rougeoyante.
A la libération, la chape de plomb du silence vert de gris s’envola et la chanson reprit sa place sur toutes les lèvres. Elle ne consolait pas du manque de pain, mais elle était fouteuse de joie et d’espérance : « Y’a d’la joie, chantez, chantez les hirondelles, y’a d’la joie, y’a d’la joie par-dessus les toits ! »
Du lever au coucher, le poste crachait ses ritournelles. Les ménagères dans leurs logis, les ouvriers sur les chantiers, les enfants à l’école ou en colonie de vacances, les convives dans les fêtes de famille ; en chœur, ou en solo, avec nuance ou à tue-tête, tous chantaient.
Les crochets, les concours de chanteurs amateurs étaient en vogue, ils faisaient florès sur les ondes ou à l’occasion des kermesses et des fêtes populaires.
Sur la place de la mairie à Créteil, le 14 juillet, le crochet était un moment d’allégresse particulièrement attendu.
Sur l’estrade, un accordéoniste souriant surlignait musicalement les prestations des apprentis chanteurs, mais, le plus souvent, il accompagnait fidèlement les candidats car ceux-ci interprétaient les plus populaires des rengaines.
A deux ou trois défriseurs d’ambiance près, reconnaissant envers celles et ceux qui les régalaient en osant se produire, le public servait de juge de paix pour désigner le vainqueur.
De rires en chansons, de jeux en éclats de joie, la belle fête populaire menait son train sans retenir le déclin du soleil.
Lorsqu’entre chien et loup, on jugeait que les lumignons étaient en mesure de se refléter dans les regards des enfants, derrière la mairie, Monsieur Pisselet, le garde champêtre, organisait la distribution des lampions. Les papas battaient leurs briquets pour allumer les bougies qui allaient former un champ de lucioles tremblantes.
Derrière la clique, en formation de manœuvre, les loupiotes tremblotantes s’organisaient en un flamboyant mille pattes joyeux et bruissant. La retraite aux flambeaux allait contourner le grand bloc des écoles de briques rouges. La musique maîtrisait sa cadence, elle marquait le pas et faisait halte aux carrefours pour ne pas maltraiter les petites gambettes enfantines et effiler le cortège.
De temps à autre, la bougie d’un lampion enflammait son manchon de papier crépon multicolore et déclenchait les pleurs d’un enfant devenu orphelin de sa joie.
Arrivé devant le bâtiment des bains douches, le cortège prenait à main droite, comme pour lui rendre un légitime hommage, l’avenue de la République.
Le temps d’une joyeuse déambulation, trois cents torches colorées embrasaient en passant les façades de la gendarmerie et de l’école de garçons Victor Hugo, puis, en débouchant sur la grande Rue, les bâtisses du cœur du bourg, la poste, la graineterie Grünfelder, la maréchalerie Simonet…
Aux abords de l’esplanade de la mairie, sous les vivats, la belle marche magique s’achevait ; le fugace son et lumière s’éteignait, mais la guinguette ne fermait pas encore ses volets…
Insidieusement, la noire nuit avait effacé l’indécis crépuscule, les façades des bâtiments ne crènelaient plus sur la ligne d’horizon, mais, sur la place de la mairie, il faisait plein jour : lampadaires et projecteurs attiraient et régalaient les cristoliens et les phalènes…
Comme en attente d’un supplément de fête, le bon peuple piétinait ; pour meubler son temps de joie disponible, l’animateur nourrissait les hauts parleurs qui projetaient aux cieux joyeux les flonflons populaires vers la rue scintillante : les voix d’Edith Piaf, Jacqueline François, Francis Lemarque et celles de Lina Margy et Charles Trenet… chantaient : « La vie en rose », « Mademoiselle de Paris », « Bal, petit bal », « Rue de Lappe », « Le petit vin blanc », « Ménilmontant »… ; les belles romances de l’époque faisaient fredonner et chalouper : elles déclenchaient des roulis fraternels et chaleureux.
Et puis, soudain, fusant depuis les bords de Marne, une flèche lumineuse, tout à la fois furieuse et joyeuse, déchirait le manteau sombre de la nuit.
C’était le signal attendu : dans l’instant, la foule se ruait vers le Bras du chapitre pour ne rien perdre du grand embrasement céleste et, pour le coup, c’était les enfants qui tiraient leurs parents par la main ou par la manche.
Le feu d’artifice, c’était un fabuleux spectacle, c’était de la merveille en fusion. Les petits enfants qui ne pouvaient garder pour eux plus d’une seconde leurs petites jouissances émotionnelles identifiaient, en experts du gribouillage, la lumière des fleurs gigantesques qui s’épanouissaient dans le ciel. Les prismes de leurs mirettes décomposaient la lumière polychrome en couleurs fondamentales et les petits bougres, en applaudissant, le faisaient savoir avec ferveur à leur entourage : « Oh, la belle verte ! Oh, la belle bleue ! Oh, la belle rouge !... ». Les secrets chromatiques comme des évidences…
Le public exultait ; des clameurs joyeuses suivaient l’ascension et l’éclosion des corolles lumineuses, puis accompagnaient avec un soupçon de désappointement la pluie de myriades de flocons incandescents qui s’éteignaient au cours de leur chute ou se noyaient en chuintant dans les eaux impavides du Bras du chapitre.
Le bonheur de l’instant était bien installé dans les environs du square de la République, mais, hélas, cet état de volupté ne pouvait durer au-delà de sa tranche de nuit : à force de puiser à deux mains dans leur caisse à trésors pyrotechniques les artificiers en voyaient les planches du fond…
Bientôt, une tonitruante rafale ébranlait le manteau céleste ; c’était extatique, c’était plus beau que beau, le grand ordonnateur du feu avait déclenché l’apothéose : cet ultime et flamboyant embrasement polychrome, c’était le bouquet final !
Le bouquet final, tout le monde l’attendait en raison de sa magnificence, mais tout le monde l’appréhendait car il incrustait alors dans le ciel comme en lettres de feu, le mot FIN : comme au cinéma, le même effet sidérant et frustrant quand apparait sur fond d’écran après la dernière image d’un film particulièrement haletant.
La rupture du charme était instantanée et le silence d’après était si douloureux que le public incrédule et naïf, plus jeune que les gosses qui le composaient grandement, applaudissait longuement dans l’espérance vaine d’un rappel, mais le rideau était définitivement tiré et déjà les artificiers sévèrement desséchés avaient déserté leurs postes de tir pour aller prendre d’assaut la lointaine buvette.
Fin du rêve éveillé ; réalisant qu’il n’y aurait pas de rab de dessert après la farandole des douceurs, la foule, silencieuse et désemparée, comme une armée de fantômes erratiques, manœuvrait vers la mairie où la musique, qui avait repris ses droits, devait lui redonner le goût de la fête.
Renâcleurs comme des chiots, pressentant une calamité naturelle, les enfants, pour le principe, ronchonnaient, grognaient et traînaient des galoches sur le pavé pour repousser l’échéance et prolonger la fête. Mais, il ne restait plus que le bal populaire pour faire danser les pieds jusqu’à presque plus de nuit, or ils n’y étaient pas conviés.
Le proche avenir des mômes était scellé : l’heure était venue d’aller faire dormir les yeux.
EPILOGUE
Depuis bien des années, le dimanche matin à huit heures trente, devant l’étal d’un marchand de fruits et légumes qui campe devant le bâtiment d’angle des anciens bains douches, je retrouve un camarade d’enfance.
Nos cabas garnis pour la semaine, nous déambulons dans le marché qui anime la rue des écoles et la belle halle et, sempiternellement nous revisitons nos autrefois cristoliens : l’école, le Bras du chapitre, la Grande rue, la colonie de vacances d’Audierne, les fêtes qui vivifiaient notre vieux bourg.
Mais la Municipalité ne rassemble plus les mamans pour les honorer solennellement… La salle des fêtes n’attire plus la jeunesse de Créteil et de ses environs aux bals du samedi soir : Jo Privat et son orchestre avaient animé en 1963, le dernier organisé par l’U.S Créteil…
En fin d’année scolaire, les enfants des écoles publiques Victor Hugo, précédés de la fanfare, ne défilent plus dans l’avenue de Paris pour rejoindre le stade François Desmond où se déroulaient de mémorables « Fêtes des écoles »…. La cour de l’école Victor Hugo et son préau ne servent plus de cadre aux belles kermesses sportives et laïques de l’Amicale…
Sur la place de la Mairie, la célébration de la fête nationale ne déchaine plus la joie et la ferveur populaire : l’inoubliable guinguette du 14 juillet a fermé ses volets !
Alors que nous cherchions des explications à ce phénomène que nous assimilions à une altération du vivre ensemble, mon compère d’antan s’immobilisa entre les étals d’un fromager et d’un poissonnier pour énoncer doctement : « C’est la faute au temps qui passe ! »
La pertinence de cette analyse ne saurait prêter à contestation puisque Jean-Claude le fataliste est le fils du dernier maréchal ferrant de Créteil et que, tout comme moi, il a commencé ses humanités à l’école de garçons Victor Hugo de Créteil…
Dessin : Marine MASSA (= WENNIZ MAS), petite fille de l’auteur.