Yvetot 25 février 1831
Monsieur
Jusqu’à ce jour des curés et des desservants de l’arrondissement se sont abstenus de prier formellement pour Louis Philippe, Roi des français. Ils prient les uns : pour ceux pour lesquels ils ont l’habitude de prier ; D’autres : pour le Roi et la famille royale. Beaucoup font chanter le Dominé saloum fac Regem, mais suppriment l’oraison quaesumus ou s’ils la disent, ne prononcent pas le nom de Roi. Des personnes trop faciles peut-être à s’alarmer, prétendent que ces diverses formules sont équivoques et reçoivent une application mentale que les amis sincères du Gouvernement ne sauraient approuver et qui serait même coupable.
Delà un mécontentement et des murmures, en apparence fondés qu’il importe de faire cesser.
Les ecclésiastiques connaissent leurs devoirs ; ils doivent être assez amis de l’ordre pour ne pas vouloir qu’une plus longue réticence de leur part soit une cause de trouble.
Vous voudrez bien voir vous-même sans retard M. le Desservant de votre commune et l’inviter à Prier, Dimanche prochain, au Prône pour le Roi des français, la Reine et la famille Royale ; 2° a prononcer le nom de Louis Philippe dans l’oraison quaesumus.
En déférant à votre invitation, il imitera le bon Exemple déjà donné dans l’arrondissement par plusieurs de ses collègues. Vous me rendrez compte de suite du résultat de votre démarche.
Recevez, Monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.
Le Sous-Préfet, Cousture
A Monsieur le Maire de Maulévrier
Le contexte historique : En juillet 1830, Charles X prend quatre ordonnances qui suppriment la liberté de la presse et enlèvent le droit de vote aux commerçants et aux industriels. A Paris, éclate alors une insurrection de trois jours, les 27, 28 et 29 juillet 1830 (les Trois Glorieuses), qui s’achève par le départ du roi pour l’exil. La bourgeoisie libérale, qui a provoqué la révolution de 1830 et qui se méfie de la République, porte au trône Louis-Philippe Ier. Mais, dès le début, le nouveau régime peine à imposer son autorité, celle-ci est menacée par les Légitimistes partisans de la branche aînée des Bourbons, pour qui Louis-Philippe est un usurpateur, et par les Républicains qui profitent du mécontentement populaire. De plus, les agitations anticléricales qui accompagnent les premiers mois de la Monarchie de Juillet sont de nature à renforcer encore l’antipathie naturelle des catholiques pour la maison d’Orléans. Aussi, la question de la reconnaissance et du ralliement au régime provoque chez beaucoup d’ecclésiastiques un cas de conscience à résoudre et une crise sérieuse avec le pouvoir. Beaucoup hésitent à faire un pas qui pourrait passer pour une trahison, d’autant que l’épiscopat de 1830-1831 est encore l’épiscopat de la Restauration. Selon Robrecht Boudens, « Cette attitude se comprend aisément. Au Roi Très-Chrétien, sacré à Reims, avait succédé le Roi des Barricades. La nouvelle Charte ne reconnaissait plus le catholicisme comme religion d’Etat. On en voulait à Louis-Philippe qui avait arraché la couronne à son parent, au milieu de circonstances qui blessaient profondément les sentiments religieux, témoins la profanation de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, le sac de l’archevêché de Paris, un peu partout le bris des croix de missions, sans excepter celles qui ne portaient aucun symbole légitimiste (les journées de Juillet avaient été accompagnées de manifestations antireligieuses de la part des partisans du nouveau régime). Tout cela augmentait la répulsion des catholiques vis-à-vis du nouvel état des choses. (...) Le clergé, se méfiant du gouvernement, et, demeurant au fond de lui-même attaché à Charles X, ne pouvait répondre que par une attitude passive. »... d’où, comme dans le texte ci-dessus, le refus des prélats de prononcer « les prières pour le Roi des Français », et notamment le verset Domine salvum fac regem nostrum et l’oraison quaesumus omnipotens Deus ut famulus tuus Philippus rex noster etc... (Thierry Sabot). |
Source :
- Robrecht Boudens, Mgr Ch. J.-E. de Mazenod, évêque de Marseille (1837-1861) et la politique, Lyon, Editions du Chalet, 1951. (Un exemple de l’opposition d’un évêque à la Monarchie de Juillet).