Le nœud du drame
Bien entendu, selon Jean-Baptiste DULION, HAMELIN se parjura et il fallut attendre jusqu’en 1768 pour que Jean-Baptiste puisse saisir une occasion pour tenter de l’abattre. L’annonce avait été faite en février 1768 du prochain mariage du sieur HAMELIN. DULION prit peur que le futur époux n’apporte en dot une créance qu’il lui avait subtilisée, rendant celle-ci très volatile et vulnérable. Comme par ailleurs il semblait qu’on ait voulu précipiter le mariage puisqu’on prétendait, en temps de Carême, le célébrer trois jours seulement après la publication des bans, il paraissait à Me DULION que la dispense avait été accordée au détriment d’un tiers et par conséquent il était légitime de s’opposer à cette célébration.
DULION prit conseil auprès de deux juristes qui ne parurent pas aussi convaincus des arguments avancés mais approuvèrent néanmoins la démarche comme moyen légitime de s’opposer à ce mariage. Celle-ci fut formée le 5 mars 1768 au plus grand embarras du sieur HAMELIN qui fit jouer ses relations au plus haut niveau pour obtenir le désistement de DULION. Celui-ci dû subir des menaces et même des injures de la part des intercesseurs.
Le syndic des notaires lui aurait dit, dans le feu de la discussion pour tenter, sans succès, de le faire revenir sur sa décision : « vous êtes un crâne ». De nos jours, ce type d’invective serait de peu de poids. Au siècle des Lumières où la langue française était maniée avec beaucoup de finesse et de précision, c’était une véritable insulte correspondant à « vous êtes le dernier des abrutis ». DULION avait alors demandé au Syndic s’il lui enverrait une expédition du brevet du titre dont il venait de le décorer, dûment enregistré au nombre des chartes de la Compagnie ? Il a même déposé une plainte contre les douze anciens, au Petit Bureau, en août 1768.
Jean-Baptiste DULION, dans le mémoire de défense qu’il constituera en 1769, joindra une lettre adressée à Mr DULION de BOISSY, conseiller du Roi, Neuve rue Coquillière, arrivée par la petite poste et dont le contenu est un Brevet de la Calotte. Il ne s’agit nullement d’un document ayant un quelconque rapport avec la religion. C’est un libelle assez cru et sarcastique contre la bêtise humaine. De tels brevets émanaient du Régiment de la Calotte, association formée par une joyeuse bande d’hommes d’esprit. Il eut pour premier chef AYMON, un des douze portemanteaux de Louis XIV, et TORSAC, exempt des Gardes du Corps du Roi. Le Régiment envoyait le Brevet de la Calotte à ceux qui s’étaient couverts de quelque ridicule. Il avait pour devise : « C’est régner que de savoir rire » [1]. Les auteurs de ces écrits aimaient en réunir les copies dans de petits ouvrages qui circulaient dans les salons. C’était une de ces nombreuses fantaisies auxquelles les courtisans passaient leur temps en se gaussant du malheur et de la bêtise des autres.
Voici le texte du Brevet reçu par Jean-Baptiste DULION tel qu’il se présente, avec ses fautes d’orthographe :
Brevet du Régiment de la Calotte qui crée un office de crâne éventé en faveur du Sr DULION de BOISSY :
De par le Dieu porte maroteNous, général de la Calote,Salut à tout originalDont l’esprit inégalMarche sans règle et sans mesureComme l’a fait Dame naturePar un mouvement machinal.Il nous est survenu nouvelleQue le plus fort de nos supotsDont l’instinct varie et chancelleEn actions comme en proposSouhaitant ardemment la gloireD’être mis dans notre grimoireAvec quelque distinctionPour éterniser la mémoireDe plus d’une folle actionEt voulant répondre à l’attenteDe sa bizarre ambition,Lui décernons par la présenteLe titre par lui souhaitéDe crâne ardent, vuidé, éventé,Dont il fait preuve constanteAvec tant d’intrépidité.C’est la seule immortalitéQue le sire a droit de prétendreEt qu’il doive jamais attendre.Au reste, voulant décorerDater, illustrer, honorerUne image qui nous est alterée,Outre la calotte ordinaireDont nous affublons nos sujetsVoulons que sa tête légèreReçoive un cordon de grelots.Nous lui défendons la maroteDans la peur que cet instrumentN’opère dans sa main faloteQuelque fatal évènementFait au conseil du RégimentL’an que pour plus grande assuranceD’une assez douteuse créanceUn incurable extravagantContre raison et bienséanceFaillit à rompre une allianceDans un accès d’égarement.
Ce texte, non daté mais qui semble avoir été écrit vers la fin juin 1769, n’a pas suffisamment d’importance en lui-même pour qu’il en soit fait une analyse détaillée. Il relègue le sujet au rang des personnes ayant perdu la raison et ce genre de petit pamphlet, bien qu’assez anodin en apparence, pouvait, dans la société de cette époque, causer beaucoup de tort à celui qui en était la victime. Jean-Baptiste tentera vainement d’en connaître l’auteur. Fou de rage, désespéré de ne pouvoir mettre un terme à ses malheurs, il va alors commettre un nombre croissant de lourdes erreurs qui vont le conduire à sa perte en l’espace d’un an.
Faisant un amalgame des agissements sans doute peu scrupuleux de HAMELIN vis-à-vis des clients de l’étude où il était parvenu à s’infiltrer, et se souvenant de la tentative de démembrement de l’étude BESSONNET par le même HAMELIN, Jean-Baptiste va s’imaginer que l’ensemble des études de notaires sont menacées de disparition, ou tout au moins d’être bradées par le biais de connivences dans les milieux judiciaires.
Il imagina qu’un procureur au Parlement de Paris, Me HUREAU le jeune, tentait de lui faire perdre une créance de 13 000 livres représentant les dépôts de deux clients. DULION s’en plaignit donc auprès de la Communauté des Procureurs qui refusa de le recevoir contradictoirement. Il leur adressa alors une signification sur un ton qu’il crut « singulier et comique même (sic) ». L’effet fut évidemment désastreux.
Dès réception de ladite signification, les procureurs, scandalisés de son attitude, par la voix du Lieutenant Civil, leur rapporteur, demandèrent aux membres du Petit Bureau des Notaires de lui intimer la défense de récidiver, l’ordre d’être plus circonspect et de l’exclure de l’assemblée de ses confrères pendant une période comprise entre six mois et trois ans.
Pour être sûr d’être mieux entendu, Jean-Baptiste envoya à un Syndic de la compagnie des notaires, Me LAIDEGUIVE, le1er juillet 1769, la petite note qui suit :
« Dernier avertissement. Vous êtes averti que la Compagnie des Notaires sera dimanche prochain vendue définitivement sur la dernière enchère portée par la trahison à 13 000 livres ce qui serait sur le pied de cent livre la tête de cochon [2]. Mais que, comme il se trouve des hommes et de fidèles sujets du plus grand roi de la terre auraient à coup sûr des traites, j’ai marchand à douze millions de livres de première enchère si le nombre de judas y paraît encore, livrerai-je pour rien le cochon en vie, saint non ladre, et dûment visité à dire d’expert. Persistant au surplus dans mon assignation pour voir dire que le titre de Me DOYEN
[3] sera supprimé et réuni au Corps ».
Il y a fort à parier qu’un tel discours n’aura pas fait que sourire le destinataire. Il en a été certainement consterné et sans doute offusqué.
Le Petit Bureau assembla cinq fois la Compagnie (Jean-Baptiste étant absent mais son frère Louis Denis présent), taxant d’une noire imposture DULION de BOISSY d’avoir voulu remettre au Roi, à la faveur de la présentation d’un contrat de mariage à signer, un mémoire contre le sieur HAMELIN. Il s’agit là sans doute d’un épisode qui n’est pas relaté dans le mémoire de Jean-Baptiste. Le Petit Bureau conclut que la tête de DULION se dérangeait et engagea les anciens à députer son frère, Louis Denis DULION, auprès de la famille, pour lui faire vendre l’étude d’autorité et provoquer son interdiction.
Mais Louis Denis, dans une parfaite logique juridique exempte de favoritisme familial, se récria et protesta de cette décision prononcée sans avoir entendu l’accusé. Car d’accusateur qu’il était au début, Jean-Baptiste était devenu accusé. Il se contenta donc d’informer son frère de ce qui se passait contre lui.
A la séance suivante, les notaires émirent un « veniat », usage ancien qui intimait l’ordre donné par un juge à un autre de se présenter pour défendre son comportement. Jean-Baptiste répondit par écrit qu’il s’y rendrait à condition que les Anciens lui libellent les objets sur lesquels ils demandaient des éclaircissements, lui communiquent les pièces et les prétendues preuves et lui nomment le dénonciateur. Le Petit Bureau dû lui réitérer son « veniat » sur lequel il se rendit à l’assemblée suivante quoiqu’on n’ait satisfait que partiellement à ses demandes.
Trois séances lui furent consacrées. Il laissa un mémoire contenant sa justification sur tous les chefs qui auraient pu lui être objectés. Il n’y eut pas de délibération.
Il prétend que ses ennemis échouèrent dans le projet qu’ils avaient de le perdre et vit le rapport entre son dénonciateur et son ancien ennemi et fut plus que jamais décidé à continuer cette lutte. En effet, le procès se prolongea jusqu’au milieu de 1770.
Peu de temps après l’envoi du billet à Me LAIDEGUIVE, non content de cet « exploit », il adressa le 9 juillet 1769 à Mr de SARTINE, Lieutenant Général de la Police, un autre billet auquel étaient attachées trois pièces :
D’une part : « Prose à mettre en différents chants pour l’enterrement de DULION, il suivra la perte pronostiquée pour la quinzaine ».
D’autre part deux prières intitulées : « De Profundis de DULION » et « Pater Noster du même ».
- Photocopie d’une page manuscrite de son De Profundis tirées de AN Y/5338.
La première commence ainsi :
« En ces jours-ci, en ces jours-là, un clerc laïc avec son maître me dérobent pour me manger. Hélas quel homme me secourra ?
Clercs, procureurs et même notaires, tous sur ma peau tire lasnière : depuis dix ans ce n’est qu’un lambeau ! Comment porter si lourd fardeau ?
Margotton ma mie, Margotton mon cœur, vous faudrait un bon biscuit pour vous, pour vous remettre, vous faudrait un bon biscuit pour vous remettre en appétit !
Elle est morte la vache à pannier, elle est morte, n’en faut plus parler. Qui en vole la peau ? c’est l’âne et l’ânon, sans compter le cochon : elle est morte la vache à pannier, elle est morte, n’en faut plus parler.
Pleurés ! Pleurés mes yeux, en dansant la danse des gueux. L’âne vole comme un oyson, il prend homme et lion pour cochon, sans aucun remord avant leur mort en carillone le branle et la danse avec poison et la rimaille de bon.
Dindambon ! Frère Lion pour que tu meures, j’ai un bon. Sonnés les matines ! Sonnés les matines !
Oh ! Oui da le lion est mort car il aime la danse des morts, mais il craint celle du poison ! Dansons donc un cotillon à nous quatre faisant sept diables à quatre ! Ah ! oui da le lion est mort !... »
Suivent deux pages de couplets du même acabit qui se terminent ainsi :
« …Je suis Madelon friquet et je me moque de la Graffignade, je suis Madelon friquet et je me moque du caquet, du caquet et du caquetage, du caquetage et de coquins, de coquins et de vieux chiens, de vieux chiens et de traîtres, de traîtres et d’hypocrites ! Oh gai ! La bonne aventure ! Oh guay. Le 9 juillet 1769, ex voto. Dulion de Boissy »
Ce tissu d’inepties se veut déclamé sur un air guilleret de chanson populaire et parait plus ironique que sérieux. En revanche les deux prières qui suivent révèlent davantage un esprit torturé et harcelé proche de l’épuisement.
Voici le texte intégral du de profundis :
« De profundis
Du fond des abîmes noirs du purgatoire, j’élève, Seigneur, ma plaintive voix : entendez favorablement mes gémissements !
Une vermine à cent pattes d’écailles renaissante d’elle-même ronge mon cœur généreux après dix années de combat : il ne craindra bientôt plus ni corbillard ni mauvais clerc.
La nature embellie par votre présence adore et voit, Seigneur, en vous un père juste et sensible ?
Votre maison est celle du fils de Dieu ? Votre famille plus nombreuse que celle de Jacob ? et vous nous couvrez de tout votre éclat sur un champ de firmament ?
Si dès le berceau, l’intrigue et l’injustice me sont échues en partage, qui oserait, Seigneur, en demander contre vous l’homologation ?
Serait-ce un procureur tortueux ? Un scholastique avocat, ou Pluton lui-même coëffé de ses furies, Non ils craindraient sans doute qu’un seul regard de vos yeux ne les fit rentrer dans le néant.
Depuis le lever de l’aurore jusques au coucher du soleil, l’amour et la crainte de votre grand nom remplissent d’âge en âge nos cœurs et l’univers. Qu’ils y règnent à jamais et soient respectés et honorés sur la terre et dans les cieux.
Plus puissans que les aquilons déchaînés sur la terre, votre bouche retient l’impétuosité de leur souffle : il fait seulement trembler et plier les faibles roseaux, mais déracine les plus orgueilleux chênes du Liban ».
Quant au pater noster, le voici :
« Seigneur n’entrez point en compte avec ma bêtise ny mon avidité. J’ay péché contre mes frères et contre vous ! J’avoue mon iniquité révélée et me jette à vos genoux.
Conçu dans la malice, je l’ai nourri dans mon coeur comme un hipocrite ! Je reconnais mon péché et sens qu’il tourne entièrement à ma perte.
Inspirez-moi le désir efficace de n’être plus menteur ny intriguant ? d’expier mes fautes dans la retraite et la méditation : il est temps enfin de commencer à tranquilliser les hommes allarmés par leur fortune, leur vie et leur honneur !
Seigneur voyez déjà mes larmes ! Faites couler de plus en plus leur torrent salutaire affin qu’elles lâvent dans votre piscine l’orgueil dont je ne cesse de parer ma turpitude originelle,
Faites rentrer dans le néant le membre qui trahit son Corps ? La vile créature qui méconnait son créateur ? Le fils ingrat qui maltraite son père et le sein de sa mère qui l’a porté ? Indigne de vivre désormais en société, marquez sur mon front le sceau de réprobation de Caën, puisqu’à mon escient j’ay exposé mes frères à un danger de mort évident soit par le poison ou autrement n’ayant considéré pour toutes choses que mon avidité, et exilez moi loin de vous.
Ne me refusez pas mon pain quotidien, comme je le refuse aux autres hommes, de crainte que je ne dérobe, et ne m’exposez plus à la tentation.
Nonobstant mon orgueil habituel et actuel, pardonnez-moi mes offenses comme je les pardonne à mes ennemis, puisque contre mes promesses je les terasse et dérobe lorsqu’ils sont à mes pieds, mais ainsi que je le devrais faire si mon cœur était digne de servir désormais la générosité du votre, qui pardonne à ceux qui auraient pu l’offenser, tandis que je ne pardonne pas à ceux qui défendent contre moy leurs biens, leur honneur et leur vie que j’expose à des risques évidens pour d’autant étancher ma soif de l’or.
Ainsi soit-il.
In manus tuas domine commendo spiritum meum »
Ces deux textes qui furent joints par Jean-Baptiste à ce qu’il imaginait être sa défense dans le long procès que vont lui faire ses pairs, inspirent deux types de réflexions. Tout d’abord, bien qu’on ne soit plus à l’époque de l’inquisition, il est certain que l’utilisation d’un texte de prière pour en faire un document satyrique ne peut qu’indisposer au plus haut point des magistrats traditionnellement habitués à plus de respect pour tout ce touche à la religion. La deuxième réflexion est plus grave. Jean-Baptiste a fait un dramatique mélange de genres. Le ton de ces textes se veut personnel et repentant. Or, si le premier, le De Profundis, est bien relatif à son état d’esprit, à son désarroi, à sa lassitude et s’applique bien à lui, le second est écrit à l’intention de ses ennemis, notamment du sieur HAMELIN, auxquels il le destine : en fait il souhaiterait les voir le signer. Pris au premier degré, ces textes sont dangereux pour lui car ils donnent à penser qu’il se livre à un acte de contrition, qu’il reconnaît ses torts et qu’il bat sa coulpe, ce qui est totalement faux.
Toute cette agitation autour de son cas contribue à répandre une désastreuse réputation. Une main charitable alimentera la presse toujours friande de scandale. C’est ainsi que le supplément à la Gazette d’Utrecht du 21 juillet 1769 écrivait :
« Paris ; Le Sr DULION de BOISSY notaire, répand tant qu’il peut un volumineux mémoire à consulter contre douze anciens, représentant le Corps des Notaires sous le nom de Petit Bureau. Les faits sur lesquels la consultation est appuyée seraient peut-être assez graves pour l’intéresser, si le goût du Sr DULION pour l’allusion et les allégories qu’il emploie dans sa défense ne prouvaient que c’est un coin (sic) [4] qui le rend très digne du Brevet du Régiment de la Calotte dont il se plaint et qui porte plaisamment création d’un office de crâne éventé en sa faveur. Au reste c’est un exemple de la fragilité humaine qui ne doit exciter que de la compassion »
Il multipliera les maladresses en envoyant une copie de son Brevet de la Calotte le 21 juillet 1769 aux syndics de la Compagnie des Notaires qu’il qualifie de « Grands Crânes à Paris, Grands Maîtres de la calotte en conséquence du brevet original à lui adressé par la petite poste ». Le 14 août 1769, par l’intermédiaire de l’huissier JUZAN, il l’adressera aussi au président de la Communauté des Procureurs par suite du refus de celle-ci de le recevoir.
Il « proteste dans le cas où, au mépris des plaintes portées par lui contre Me HUREAU le jeune, procureur en la Cour, la Compagnie de Messieurs les Procureurs ne daignerait, ainsi qu’elle l’en menace, l’entendre contradictoirement avec ledit HUREAU, tenir état de leurs réponses, dires et répliques et de statuer par un jugement précis, de se pourvoir contre eux pour voir dire ainsi que la vérité présentée avec modestie et avec son habit de virginité, offense rarement les grands…. ».
Dans le répertoire des actes de l’étude de Jean-Baptiste DULION, on trouve cette annotation, datée du 1er août 1769 :
« Les minutes suivantes ont été signées, attendu l’empêchement de Mr DULION de BOISSY, savoir celles concernant toutes opérations publiques par Me DUPRE comme syndic garant de la Compagnie avec énonciation que les minutes seraient réunies comme elles l’ont été, à la pratique dudit DULION de BOISSY, et les autres par Me DULION son frère. »
Cette mention est significative d’un arrêt de l’activité de Jean-Baptiste. Il correspond à la suspension du notaire par les syndics et son remplacement temporaire par Me DUPRE. Cette suspension ne deviendra définitive qu’un an après, à la sentence d’interdiction prononcée.
La Gazette d’Utrecht précédemment nommée, dans son supplément du 18 août 1769, écrit [5] :
« Paris. Sur les conclusions du procureur du Roi au Châtelet, le Sr DULION de BOISSY, notaire, a été décrété d’ajournement personnel, comme auteur d’un libelle contre ses confrères » Les nouvelles vont vite.
Un peu plus tard, dans le supplément à la Gazette des Pays Bas du 21 août 1769, on trouve cet article :
« Paris. Le Sr DULION de BOISSY dont on a annoncé le mémoire singulier, a été décrété d’ajournement personnel sur des significations par lui faites aux Syndics de sa Compagnie par suite de ce mémoire. Le notaire a déjà subi plusieurs interrogatoires dont il s’est tiré avec succès parce que sa manie n’est pas tellement permanente qu’il n’ait des moments éclairés, qu’il ne suive exactement une conversation et ne remplisse très bien les fonctions de son office. Mais le scandale qu’a donné son factum extravagant est un coup mortel qu’il a porté lui-même à l’idée qu’on pouvait avoir de son bon sens et qui ne peut que le discréditer auprès de ses clients. »
Ces dénonciations pas forcément calomnieuses mais peu gratifiantes ont choqué le Chancelier Mgr de MAUPEOU qui écrit le 9 octobre 1769 au Lieutenant Général de la Police Mr de SARTINE :
« Je suis instruit que bien des auteurs et des imprimeurs font imprimer des ouvrages sur la simple approbation des censeurs. C’est un abus dont il faut arrêter le cours. Je vous prie de défendre ces sortes d’impressions sous peine de saisie et de prescrire qu’on ne pourra imprimer que d’après les privilèges et permissions qui seront accordés. Vous y ajouterez même que ceux qui commenceront par faire imprimer rencontreront un obstacle de plus pour l’obtention de ces privilèges et permissions. »
Le rideau tombe
Tantôt abattu, tantôt combatif à l’excès, notre DULION se démène en une débauche de documents tous plus volumineux les uns que les autres, à l’occasion des séances de l’assemblée des Notaires devant laquelle il comparait. Il est souvent assez confus.
Reprenant des arguments dont il s’est déjà servi le 1er juillet, il fournit le 10 août 1769 un mémoire accusant Me Le POT d’AUTEUIL et son clerc ROUEN [6] de tentative de dépossession « de Me LAIDEGUIVE et son fils de leur charge, et d’accaparement de l’étude de Me DOYEN [7], rival de talent mais aussi ami de Me LAIDEGUIVE auquel il aurait cédé sa charge dans un codicille. » Cette procédure devait être en cours depuis environ deux ans.
Le 16 août 1769, il dépose un mémoire imprimé pour la dame de BUIGNE, marchande en gros de draps, contre le Sr BESSONNET, proche parent des BUIGNE. Il y étale toute l’affaire qui occupe le début de la présente note.
La pièce principale de la défense établie par DULION lui-même comporte 550 pages. Le volume du document est déjà rébarbatif en lui-même. Le style en est parfois limpide et exempt d’exagérations, parfois touffu au point de devenir incompréhensible. Il s’attaque sans détour à une bonne demi-douzaine de ses confrères et non des moindres, à leur organe représentatif, comme au Lieutenant Civil et au Procureur du Roi sans apporter souvent des preuves bien convaincantes. Il a la prétention de vouloir réformer l’organisation de la Compagnie des Notaires. Les termes sont parfois outrageants et ne font que persuader qu’il a perdu au moins partiellement sa raison.
Le procès des Procureurs contre lui s’étalera du 31 juillet 1769 au 27 mars 1770. Le 20 mars 1770 sera le jour au cours duquel il subira le dernier interrogatoire. L’une des principales interrogations est relative à la demande qu’il fit en dommages et intérêts, au début de son activité, pour l’enlèvement des minutes appartenant à son étude. Il demande 120.000 livres alors qu’à l’origine il n’avait demandé que 16.000 livres. Jean-Baptiste prétendra que le Sieur HAMELIN avait des appuis auprès du Lieutenant Criminel, Mr LENOIR et du Procureur du Roi qui ont empêché la délivrance de la sentence et qu’il ne se souvenait pas du montant de la condamnation et qu’en tout état de cause, depuis dix ans il n’a cessé d’être troublé dans ses fonctions par les intrigues et machinations de HAMELIN. On s’aperçoit que sa défense repose sur des arguments bien généraux ne donnant que peu de crédit à ses démonstrations.
Parmi les innombrables documents fournis par l’accusé pour ce qu’il estime être sa défense, il en est quelques-uns qu’il convient de mentionner pour montrer dans quel état de dérèglement psychique Jean-Baptiste se trouvait alors.
Citons un document intitulé « Extrait de l’histoire de France à l’appui de la justification de DULION de BOISSY notaire et de ses dénonciateurs en vertu des ordonnances royaux, contre le Sr HAMELIN, Me Le POT d’AUTEUIL et le Sr HAMELIN comme machinateurs et inventeurs d’un système proscrit par les lois fondamentales. » Cet écrit contient pour l’essentiel 35 pages somptueusement calligraphiées présentant un raccourci de l’histoire de France sous forme de tableau depuis l’an 418 : un vrai raccourci de l’histoire de France dont l’utilité pour sa défense est des plus douteuse.
Une autre pièce intitulée : « Mémoire contre les collusions et machinations du Sieur HAMELIN et consorts, de Mgr le Chancelier et Mgr le Procureur du Roy du nombre de leurs protecteurs. » La suivante est une « Requête en destitution et confiscation des biens de ces Magistrats et conclusions pour le rappel et la foi des juifs. » DULION ne craignait pas de s’attaquer de front aux plus puissants magistrats et de mêler hardiment les genres, contribuant ainsi à rendre ses attaques plus pitoyables que sérieuses.
On relève encore ; « Bordereau de compte en banque entre la France et le Ciel pour justifier que les Francs sont le peuple choisi de Dieu que sa divine providence soutient et gouverne par les contraires. » On reste consterné de voir la confusion intellectuelle de l’accusé dans ce type d’argumentaire.
La dernière pièce est une lettre « contenant l’énoncé d’un vœu qu’il émet pour le paiement des dettes de l’Etat et les caractères de la misère de ce notaire, vierge et martyr ». Il demandera 173 000 livres de dommages et intérêts dont il ne prévoit de garder que 23 000 livres, le solde étant distribué à dix jeunes filles et quelques nièces pour leur trousseau et à la fille d’un ami lui ayant consenti des prêts [8].
Tout ce fatras de documents nous prouve que le malheureux Jean-Baptiste était atteint de paranoïa conduisant à un délire de persécution et, ce qui, bien entendu, n’exclut pas des capacités de raisonnement et la conservation de la clarté de la pensée mais qui implique une méfiance aiguë, une fausseté du jugement, une inadaptabilité sociale et un délire d’interprétation.
Le 20 mars 1770, les procureurs DUFOUR, PETIT de La HOUVILLE, FOSSEYEUX, GROISIER de BONLIEU, DUFRESNAY, BELLANGER, Philippe DELAMARNIERE, MAUSION et BROCHANT signeront la sentence suivante [9] :
« Nous, par délibération du conseil, et sur ce le Procureur du Roi, disons que pour par ledit Jean-Baptiste DULION de BOISSY s’être servi envers ses confrères de termes peu circonspects et mesurés, de procédures irrégulières et indécentes à l’égard de ses anciens, avoir manqué en différentes circonstances tant verbalement que par écrit à ce qu’il doit à la Communauté dont il est membre, avoir répandu dans le public des mémoires et libelles contenant des imputations injurieuses à sadite Communauté et notamment à quelques-uns de ses confrères, il lui est fait défense de les récidiver, et lui est enjoint d’être plus circonspect à l’avenir. Disons en outre que ledit DULION de BOISSY demeurera exclu de l’entrée des assemblées de sa Communauté pendant un an, que les libelles et mémoires tant imprimés que manuscrits, l’exploit introductif de l’instance, sa signification et le manuscrit en 539 rôles intitulé Prospectus, joints au procès, demeurent supprimés comme injurieux à la Communauté des notaires et à quelques-uns d’entre eux, sauf audit DULION à former en justice par nouvelle action dans les formes usitées avec le respect dû aux tribunaux, la décence et la modération que son état lui impose, telle demande contre qui et ainsi qu’il avisera jugé. »
La sentence définitive est émise par le Procureur du Roi le 27 mars 1770. Elle ne sera portée que le 26 juin à DULION qui demandera vingt-quatre heures pour l’accepter et qui finalement signera sa réception le lendemain au greffe de Me MOREAU. La sentence d’interdiction sera prononcée le 22 septembre 1770 et sera communiquée aux 113 notaires parisiens par PIAT, huissier à verges, le 5 novembre 1770.
Pour mettre en application l’interdiction de la gestion et administration de ses biens, le 24 septembre 1770, il sera établi devant Me PRIGNOT de BEAUREGARD, le procès-verbal et description des meubles de Jean-Baptiste DULION de BOISSY, demeurant rue Coquillière à Paris, dans l’axe de l’église Saint Eustache, dans une maison appartenant aux héritiers DARBOULIN, à la requête de Marie Madeleine METTRA, sa mère, curatrice de son fils interdit. L’inventaire de ses biens meubles est très modeste. A titre d’exemple, dans l’argenterie, il n’est relevé que 4 cuillères à ragoût, 16 couverts, 12 cuillères à café, une écuelle, une cafetière, un moutardier et 4 salières. On trouvera également pour 5 800 livres en deniers. La vente du mobilier ne produira que 3 547 livres frais déduits.
Par ailleurs, sa mère vendra la charge et la pratique de son fils le 27 novembre 1770 à Pierre Philippe DEHERAIN [10].
Il occupait également une maison sise entre la Barrière d‘Enfer et le Petit Montrouge dont le mobilier est encore plus simple. Cette maison fut acquise en 1766 pour 33.000 livres. La quittance de la totalité de la somme, datée du 1er mai 1767, en laissait l’usufruit à Mr GARSAULT auquel il revendait ladite maison le 16 juillet 1767 et l’occupait à titre de locataire.
En 1785, sa mère, Marie-Madeleine METRA mourut. Son inventaire après décès [11] révèle que Louis Denis DULION était, depuis le 24 novembre 1784, curateur à l’interdiction de son autre frère Louis Justin DULION, avocat. On y trouve aussi sa nomination comme curateur de Jean-Baptiste le 24 septembre 1770, ce qui est en contradiction avec le document issu du Procès-verbal de description des meubles datant du même jour. Ceci n’a que peu d’importance car ses curateurs souscriront pour lui en 1771,1778, 1780 et 1781 quatre constitutions de rentes d’un total de 6.490 livres (représentant quelque 160.000 livres en capital) qui devraient le mettre à l’abri du besoin. La recette du prix de la vente de la pratique, des deniers et recouvrements de l’étude, déduction faite des dépenses et des créances, laissera environ une somme nette de 43.000 livres.
Parmi les papiers retrouvés au décès de Marie Madeleine METTRA, sont mentionnées des quittances de la pension de Jean-Baptiste en la Maison de Charenton et des dépenses faites pour son entretien. Très curieusement, l’exploration des registres de décès survenus dans ladite maison, sur une période allant de 1772 à 1813, n’a pas permis de retrouver la mention du décès de Jean-Baptiste. Et pour cause, celui-ci n’y a pas fini ses jours.
C’est grâce à l’acte de partage [12] de ses rentes entre ses frères et sœurs que nous avons trouvé le lieu et la date de sa mort. Ce partage nous apprend que Jean-Baptiste est mort le 1er janvier 1796 à la maison de santé de Villejuif « où il avait été transféré pour cause de démence ». Ces rentes servaient à payer sa pension dans les maisons où il fut placé. Leur masse totale était de 296.000 livres produisant 14.000 livres annuelles de revenus. Ce partage laissera donc environ 42 300 livres à chaque héritier.
Sans doute par suite du décès de Mr GARSAULT, la propriété de la maison du Petit Montrouge est-elle revenue à Jean-Baptiste, car en 1781, la maison et les terres en dépendant seront vendues par sa mère à son profit pour 40.000 livres avec les meubles (pour 3.000 livres supplémentaires) en 1781 aux Religieux de la Charité qui tenaient la maison de Charenton où Jean-Baptiste se trouvait alors placé [13]. On ignore pourquoi et quand il a quitté l’établissement de Charenton pour celui de Villejuif. Peut-être la Révolution a-t-elle apporté des changements importants dans la gestion du premier établissement, tenu par les religieux, nécessitant ce transfert ?
Epilogue
Cette triste histoire n’est peut-être pas aussi simple qu’il y parait. Quelle crédibilité peut-on apporter à toutes les pièces de cette vie mises à notre disposition ? En effet, il est vrai que les matériaux de cette étude ont presque tous été fournis par Jean-Baptiste lui-même grâce au monceau de documents dont il a inondé les tribunaux et sa Compagnie de notaires, et, pour cette raison ils peuvent être taxés de partialité. Néanmoins, il existe des faits indubitables qui limitent l’apparence de son dérangement cérébral, tout au moins jusque vers 1768. Mais d’une part il serait surprenant que DULION n’ait pas fait d’omissions dans l’énoncé des faits qu’il nous livre, d’autre part c’est son interprétation et elle seule dont nous devons nous contenter.
Tentons toutefois de distinguer les faits indéniables de ceux qui le sont moins.
Il est certain que le Sr HAMELIN, mettant à profit son intelligence rouée et cupide, a su capter la confiance de son maître Me BESSONNET. Celui-ci, peu combatif et bien naïf, s’est laissé convaincre de lui laisser prendre une place grandissante dans son étude. L’enlèvement de la demoiselle de BUIGNE ne fait pas non plus de doute pas plus que la mise en scène imaginée pour effrayer BESSONNET, le contraindre à fuir puis à épouser ladite demoiselle : les éléments fournis sont trop précis pour avoir été imaginés.
Il y avait une bonne part de vrai dans les difficultés auxquelles l’étude devait faire face par suite des manœuvres de HAMELIN. Cela relève de faits certains même s’il convient de ne pas tout prendre à la lettre.
Le démembrement de l’étude par HAMELIN en l’absence du notaire au profit du syndic de l’époque est attesté à la fois par la restitution à Me DULION de plusieurs centaines de minutes qui n’auraient jamais dû quitter l’étude et par le niveau d’activité dérisoire de cette étude avant et immédiatement après son acquisition par Me DULION. Il en est résulté pour DULION un manque à gagner considérable qui a affecté les douze à quinze premiers mois de son exercice, car la clientèle avait les plus vives inquiétudes concernant les opérations de l’étude.
De 1763 à 1768, on n’entend plus parler de Jean-Baptiste et tout son énorme dossier est totalement muet sur cette époque. Elle correspond, très curieusement à l’abandon total de l’étude par les rares membres de la famille DULION qui lui étaient restés fidèles [14].
En effet, la consultation du répertoire de l’étude de Jean-Baptiste pendant toute la période où il exerça, c’est-à-dire de novembre 1759 à mars 1770, fait apparaître un très petit nombre d’actes passés par des membres de sa famille. On trouve environ treize actes qui ont été signés à l’étude notamment par des oncles de Jean-Baptiste DULION : Louis François METTRA et Gilles Jacques DELAHOGUE entre avril 1761 et juillet 1763. Passé cette date, plus aucun membre de la famille n’aura recours à l’étude. Ce délaissement n’est certainement pas le fait du hasard mais plutôt provoqué par les bruits qui doivent courir sur le désordre qui règne dans cette étude ou par l’état d’agitation dans lequel se trouve son titulaire.
Quel est l’auteur du fameux Brevet de la Calotte ? On pourrait être tenté de dire qu’il vient des amis du Sr HAMELIN qui se pavanent dans les salons. C’est fort possible et même probable, mais on ne peut pas exclure totalement l’idée que l’auteur en soit Jean-Baptiste lui-même. Il ronge son frein depuis près de dix ans sans jamais réussir à mettre un terme aux agissements du Sr HAMELIN, il vient de se faire insulter et se trouve poussé à bout. Il a bien, un peu plus tard, écrit lui-même sans s’en cacher, un Pater Noster à l’usage de son ennemi. Pourquoi n’aurait-il pas fait croire qu’il était la cible de sarcasmes publics ? Nous avons vu le document original, plié comme une lettre avec le nom et l’adresse du destinataire. Rien ne nous permet de trancher dans un sens ou dans l’autre.
Pour charger le plateau de la balance au détriment de Me DULION, il y a ces centaines de pages constituant ce qu’il croit être sa défense [15]. Il parait difficile de croire que cet immense travail a été réalisé par un clerc sous la dictée : il n’est pas raisonnable de penser que l’étude pouvait se permettre de distraire un clerc à temps complet pour ce faire. En revanche, il est possible que des brouillons en ait été faits par DULION, recopiés par un clerc car on n’y voit très peu de ratures : c’est une écriture large et tranquille, parfaitement organisée, capable des plus beaux effets de pleins et de déliés, très à l’aise dans les tableaux. Mais même pour rédiger ces brouillons en y passant des nuits blanches, il faut compter plusieurs mois de travail. Sur quelle période s’étend la composition de ces mémoires ? Ne serait-ce pas pendant cette période de 1763 à 1768 durant laquelle il se manifeste si peu à l’extérieur ? Nous l’ignorons, mais on peut aisément imaginer que le juriste qui pointe derrière le notaire prend plaisir depuis plusieurs années à rédiger ces textes de plaidoirie.
Il ne fait pas de doute qu’à partir de 1768, la tournure des évènements qu’il précipite lui-même le contraindra à accélérer sa production épistolière et le conduira au plus grand trouble intellectuel. Sa méfiance, son délire de persécution l’entraîneront à de graves excès et des erreurs politiques que ne lui pardonneront pas ses pairs sur lesquels risque de rejaillir
l’opprobre. N’eut-il été officier public, qu’il n’eut sans doute pas été sanctionné aussi sévèrement. Mais il s’agissait ici de défendre la communauté des notaires et la rendre exempte de sujets dont le comportement pouvait être blâmable.
A la défense de Jean-Baptiste, il faut bien reconnaître que la succession de Me BESSONNET n’était pas de tout repos. Qui a pu lui conseiller de reprendre cette charge ? Car il devait être bien connu dans la profession qu’elle connaissait des problèmes sérieux. Les syndics ont-ils fait leur travail et bien mis en garde l’acquéreur ? C’est douteux. Pourquoi le premier acquéreur, Me MORISSE, s’est-il si rapidement désisté au « profit » de Me DULION ? On peut comprendre, pour un néophyte, un certain affolement pendant les premiers mois d’exercice de l’étude qui tournait à vide. Chez un individu psychologiquement fragile, tout était réuni pour alimenter des désordres intellectuels plus profonds. D’ailleurs, sa fragilité parait avoir été partagée par un frère et une tante qui furent, comme lui, interdits. Or on sait que ces maladies mentales sont assez généralement héréditaires. Il n’est donc pas totalement surprenant que Jean-Baptiste ait été également victime de déséquilibres mentaux.
En fait, cette histoire s’achève en laissant au lecteur une certaine amertume causée par l’absence de documents extérieurs. Heureusement, nous en avons trouvé un qui, bien que ne concernant que les derniers jours de liberté de Jean-Baptiste, n’en garde pas moins un grand intérêt. En effet, il s’agit d’une pièce [16] provenant des archives judiciaires du Lieutenant Civil qui contient elle-même quatre actes d’importance.
On y découvre la requête effectuée par Marie-Madeleine METTRA, la mère de Jean-Baptiste, auprès du Prévôt de Paris et du Lieutenant Civil pour demander son interdiction, le procès-verbal de l’avis des parents et amis de Jean-Baptiste pour nommer son curateur, l’interrogatoire passé à Charenton de Jean-Baptiste par le Lieutenant Civil et la prononciation de l’interdiction.
La requête datée du 13 septembre 1770 de Marie-Madeleine METTRA qui fait état de la conduite irréprochable de son fils au début de sa carrière notariale nous éclaire sur sa dégradation intellectuelle. Cette situation favorable aurait pu durer s’il avait « pu surmonter des chagrins qu’il a eu relativement à la pratique de son prédécesseur. Le travail seul et l’application à remplir les devoirs de son état pouvaient les lui faire oublier. Mais à force de se nourrir l’imagination de ce qu’il aurait dû oublier depuis longtemps, sa tête s’est échauffée au point qu’il a conçu mil projets extravagants… ». Il avait donc bien des raisons d’être troublé en arrivant dans l’étude, mais, en homme intègre qu’il était, il n’a pas accepté de pardonner les malversations dont il fut la victime dès le début. Ces détournements l’ont constamment perturbé et le temps n’a fait qu’accroître sa rancœur au point que huit ans après il ne pensait plus qu’à cela et finalement « il a abandonné son état pour s’occuper tout entier de ses chimères. Il a laissé sa maison, ses affaires et ses fonctions pour se retirer à une petite maison de campagne près de Montrouge où il est continuellement occupé à composer des mémoires qu’il fait distribuer … ». Nous avons vu plus haut (page 17) que depuis le 1er août 1769, on a dû suppléer à son absence dans son étude. Le répertoire de l’étude indique que seules quelques dizaines de constitutions ou d’effets au porteur sont effectuées depuis octobre 1769. Cela correspond bien à ce que dit sa mère.
Ses écrits lui ont valu le procès vu plus haut avec le Ministère Public qui, l’ayant privé de ses fonctions pendant un certain temps, lui a laissé la liberté de les reprendre mais il a voulu « se condamner à rester dans une espèce d’interdiction ». Quant aux minutes de son étude qui sont encore sous clé le 13 septembre 1770, elles y sont depuis son décret d’ajournement et y sont toujours parce qu’il n’a pas voulu reprendre ses fonctions. Il n’a plus qu’un personnel réduit à deux clercs qui gardent la maison et expédient quelques actes avec l’intervention du Syndic. L’étude se vide de ses clients.
Craignant qu’on lui reproche de ne pas être intervenue pour prévenir un mal plus grand, Marie-Madeleine METTRA demande au Lieutenant Civil de faire justice.
On imagine sans peine la douleur d’une pauvre mère contrainte d’effectuer une telle démarche qui ne peut que conduire à l’interdiction puis à l’enfermement !
L’avis des parents du 17 septembre 1770 nous rassure aussi sur le sort du malheureux Jean-Baptiste : douze parents dont trois frères ont entouré Marie-Madeleine et lui ont confié la curatelle de son fils. Ce ne sont pas quatre procureurs, trois avocats, un notaire, un prêtre, un ancien échevin de Paris, un consul du Roi de Prusse et un marchand apothicaire qu’on pourra accuser d’abus de droit à l’encontre du malade mental : il semble qu’on puisse faire confiance à leur jugement.
De grand matin, le 20 septembre 1770, Jean-François DUFOUR, conseiller du Roi, Lieutenant Civil au Châtelet de Paris, en exécution d’une ordonnance du 17, s’est transporté en la Maison des Religieux de la Charité de Charenton où se trouve Jean-Baptiste pour l’interroger. On fait venir ce dernier vêtu d’une veste grise et d’un bonnet de nuit. Il décline ses qualités. On lui demande s’il sait pourquoi il est dans cette Maison, il demande la permission qu’on l’en excuse et le fait avec douleur et regret. Connaît-il les motifs d’accusation ? Il dit qu’il est prêt à dicter sa réponse. On s’empresse de lui confirmer qu’il n’a qu’à dire ses réponses que l’on dictera. Il se retranche derrière le fait que sa justification ne doit sortir que de sa bouche et non d’un autre. En quoi consistent ses moyens d’accusation ?
« Ils émanent du dernier procès qui lui a été suscité par le Procureur du Roi dont la procédure récriminatoire ne forme qu’un seul et même contexte avec celle-ci. »
Mr DUFOUR lui demande par deux fois s’il est l’auteur d’un écrit qui lui est présenté. Il répond qu’« il est prêt d’obéir à justice, que son empressement en est la preuve. Quoi qu’il ait quatre pistolets chargés à balle en sa maison pour en faire usage contre les voleurs qui sont venus à différentes reprises (dans son étude) ainsi qu’en celle des voisins de sa compagnie…, il n’a cependant aucun usage de ses armes ni n’en a le moins du monde envie, étant un zélé et fidèle serviteur du Roi… ». La question sera réitérée deux autres fois mais jamais Jean-Baptiste ne répondra par oui ou par non. Il perdra son interlocuteur dans des digressions de plus en plus longues et touffues où tous les griefs qu’il accumule depuis dix années à l’encontre de certains notaires, procureurs ou particuliers seront à nouveau exposés. Il fera notamment état de son arrestation à la suite d’une lettre de cachet. Il dit qu’« il a été arrêté par trois hommes qui l’ont serré de prêt comme un louveau [17] dans son second cabinet avant d’être conduit dans sa maison de campagne (près de Montrouge) » Il montre son bras pour qu’il soit pris note des meurtrissures de la largeur de la main qu’il a subies. Il implore à genoux que les magistrats veuillent bien le traiter avec humanité et bonté.
Il déplore de ne pas avoir eu copie de l’acte qui lui vaut d’être « détenu avec les fous qui hurlent pendant la nuit comme des loups sous ses fenêtres. » Ces conditions de détention ne paraissent pas très réconfortantes et Jean-Baptiste accuse une fatigue certaine pendant son interrogatoire. Après l’avoir refusé, il accepte que Mr LEROY lui fasse la lecture de la requête présentée par sa mère ainsi que de l’avis des parents la nommant sa curatrice. Puis, ayant fait sortir les deux domestiques qui l’accompagnaient, car il s’agissait de dévoiler des secrets de famille et des malheurs qui doivent pour jamais rester ensevelis dans l’oubli, il demandera que son beau-frère CHAMBETTE, procureur, veuille bien réviser son jugement à son égard. Il dénie tout fondement aux arguments énoncés dans l’avis des parents. Il cite même des dossiers de succession sur lesquels ses quatre clercs sont en train de travailler [18]. Il prétend qu’il a cherché à se marier depuis dix ans. Il dit que sa mère qu’il aime tendrement ne peut pas être sa curatrice car elle ne fait pas, de par elle-même, ses affaires personnelles et qu’elle a un compte à faire avec son fils aîné. Il a été impossible de régler depuis le décès de son père (1763) le restant des affaires de sa succession.
Le Lieutenant Civil se gardera de prendre une position quelconque au cours de cet interrogatoire. Il prendra en note toutes les réponses de Jean-Baptiste qui ne pourront bien évidemment que militer pour le maintien dans ladite Maison des Pères de la Charité.
Le même jour, c’est-à-dire le 20 septembre 1770, le Lieutenant Civil signifiera que « ledit Jean-Baptiste DULION de BOISSY sera et demeurera interdit de la gestion et administration de ses personne et biens et qu’un curateur sera nommé aux gestion et administration de Jean-Baptiste »
Ce n’est que le 22 septembre 1770 que sera établie l’interdiction définitive de Jean-Baptiste DULION par apport du procès-verbal de son interrogatoire auquel seront jointes les huit pièces conçues par Jean-Baptiste pour sa défense. Sa détention chez les Pères de la Charité sera maintenue et sa mère nommée comme curatrice. Elle est chargée de faire l’inventaire des biens de son fils, payer les dettes de l’étude, recevoir les créances, payer la Maison de Charenton et placer les fonds appartenant à son fils en rentes publiques.
Il résulte de ces documents que Jean-Baptiste s’est considéré comme interdit plus d’un an avant sa réelle interdiction et que son étude n’a changé de mains qu’après le 24 septembre 1770. Jusqu’à cette date, il en avait encore la propriété et la jouissance, mais s’étant considéré comme proscrit, il avait anticipé sur les décisions de justice en se retirant à peu près complètement de la vie active pour se consacrer à sa défense.
Plus de doute n’est permis sur le dérangement intellectuel de Jean-Baptiste. L’enfermement qui en est résulté l’a certainement beaucoup choqué. Son caractère non-violent dans ce milieu carcéral particulier l’a rendu bien malheureux et a peut-être accéléré son déséquilibre mental. On peut se demander dans quel état d’abattement il a survécu encore pendant un quart de siècle à ce régime ! Jusqu’au premier janvier 1796.
Pauvre Jean-Baptiste, priez pour lui !