Le 5 avril 1841, il a neigé depuis midi jusqu’à neuf heures du soir, presque sans interruption. La neige tombait à gros flocons et avec une prodigieuse abondance, quoiqu’elle fondit en partie, en tombant sur les toits et dans les rues il en était resté plus d’un pan sur les toits, sur les montagnes. De mémoire d’homme on n’en avait jamais vu autant. Il y en avait, le 6 au matin, plus d’un mètre ou trois pieds, quoique cette neige tombée le lundi 6 fût collée sur les arbres pendant la nuit. Les amandiers qui étaient feuillés depuis plusieurs jours n’avaient encore rien souffert le mercredi matin et les amandes déjà grosses comme des fèves étaient encore parfaitement saines. Les fleurs des autres arbres fruitiers n’étaient pas flétries non plus. Il paraît que le vent du nord qui avait continué de régner pendant la nuit avait séché les arbres et les avait garantis de la gelée, quoi que ce vent fût assez froid. Néanmoins, on n’avait aperçu qu’une légère pellicule de glace le jeudi matin sur les eaux dormantes. Mais dans la nuit du vendredi au samedi, il est encore tombé de la neige en petite quantité, mais beaucoup trop pour faire périr les fruits et la feuille naissante des mûriers, parce que le vent du nord qui règne est très froid. La neige tombée sur les montagnes, le lundi, ne fond que lentement et le vendredi elle couvrait encore le pré de la campagne dite les Routes et les quartiers de Clavillet de Praugiers.
J’ai soixante dix sept ans, six mois, et six jours accomplis, à l’heure que j’écris ces lignes. Dans le cours de cette longue vie, je n’ai vu que deux fois tomber une si prodigieuse quantité de neige, en un même jour, encore c’était en hiver.
La première fois, c’était la veille de Noël, 24 décembre 1777, il y a 63 ans. La première fois qu’on m’avait conduit au collège de GAP, la neige ne cessa de tomber depuis cinq heures du matin, jusqu’à sept heures du soir, avec une grande abondance et sans interruption.
La seconde neige dont le souvenir me reste, ainsi qu’à tous ceux qui vivent encore et qui en furent témoins, tomba toute la journée du mardi gras de l’année 1785 correspondant au 8 février, en si grande quantité qu’elle couvrait, non seulement les montagnes, mais la campagne entière et les rues pendant le carême entier, au point qu’à Ribiers et dans tous les environs, les prédicateurs du Carême ne virent pas le moindre carré de terre à découvert. Le jour de Pâques était, cette année là, le 27 mars. Le lundi 28, il neigea pendant toute la journée mais la température devint subitement plus douce, et dans le courant de la semaine de Pâques, l’ancienne et le nouvelle neige disparurent de tous les bas fonds et il n’en resta plus que sur les montagnes.
Le 24 décembre 1794 qu’on n’appelait plus, cette année là, la veille de Noël parce que toutes les églises étaient fermées ; elles ne furent rouvertes que le jour de Pâques suivant le 5 avril 1795. Elles étaient restées fermées pendant treize mois entiers, dans toute la France [1]. Le susdit jour 24 décembre 1794, il tomba également, une prodigieuse quantité de neige mais elle fondit vers le milieu du mois de février. Cette fonte de neige survenue subitement par un vent chaud appelé dans notre païs bise brune causa dans toutes les maisons un embarras extraordinaire et quelques dégâts sur les planches. Une première couche de neige d’un doigt d’épaisseur avait couvert les toits avant la chute de l’abondante quantité survenue à deux pans ou deux pieds environ d’épaisseur. La première couche en se ramollissant s’imbibait de l’eau de la grosse couche supérieure et en ralentissant l’écoulement par les égouts, de manière à forcer l’eau filtrer à toutes les jointures des tuiles, en sorte qu’il pleuvait dans tous les galetas comme il pleut en rase campagne par une douce pluye d’automne. Chacun s’ingéniait à trouver les moyens de se garantir de ce déluge intérieur. On plaçait sous les gouttières les chaudrons, les pots et tous les vases creux de la maison qui bientôt étaient pleins et qu’il fallait vider d’heure en heure en jetant l’eau par les fenêtres : dans les maisons les plus vastes et où les galetas avaient une grande étendue, on attachait des draps de lit par les quatre extrémités et l’on fixait chaque bout par des attaches à travers les soliveaux. Les draps ainsi tendus recevaient un grand nombre de gouttières dont l’eau qui en découlait glissant sur les parois intérieures du drap de lit, se réunissait comme dans un petit réservoir au fond du drap et tombait, ensuite, d’un seul jet dans le vase placé par dessous. Je n’ai vu que deux fois en ma vie un semblable accident. On pourrait le prévenir en déchargeant les toits du fardeau de la neige, lorsqu’elle tombe en trop grande abondance.
Parmi les froids arriérés, dont j’ai été le témoin, le plus remarquable et le plus funeste, en même temps, fût celui qui régna pendant trois jours consécutifs, avec toute l’intensité des froids les plus rigoureux de l’hiver, les 27, 28 et 29 floréal an X, correspondant au 17, 18 et 19 mai 1802. Depuis Vizille, près de Grenoble, jusqu’à Gap, dans tout l’Embrunais et le Brianconnais, il tomba plus d’un pied de neige en rase campagne et deux ou trois fois plus sur les montagnes. Cette neige gela et resta glacée pendant ces trois jours avec une effrayante ténacité. Toutes les récoltes en herbe, en grains, en fruits furent totalement perdues et on eut les craintes les plus sérieuses de voir succéder la famine à cet affreux désastre. Heureusement, l’hiver qui suivit, décembre 1802 janvier et février 1803 fût tempéré et les communications ne furent pas interrompues un seul jour, sur la montagne de Gap, non plus que sur le Mont-Genevre.
M. Ladoucette, nommé Préfet du Département, à cette époque, avait traversé sur la neige glacée les pays les plus ravagés par cette calamité inouïe, et le jour même de son arrivée à Gap, il en informa le Ministre de l’Intérieur pour en obtenir des secours, et le Maréchal Jourdan, qui était Gouverneur à Turin pour en obtenir le libre transport des grains du Piémont dans les Hautes-Alpes. Ce jeune Préfet n’avait pas encore atteint sa 30e année, et dans cette circonstance il déploya le zèle, la sollicitude et la prévoyance du plus habile administrateur. Les farines de Bourgoin (38) abondèrent à Gap pendant l’hiver de 1803 et malgré les vives et trop justes alarmes dont le public était préoccupé, le pain ne manqua à personne, comme il avait manqué dans presque toute la France en 1794 et en 1795.
A Ribiers même et dans les environs, ce froid arriéré du mois de mai 1802 se fit sentir et causa beaucoup de mal aux plantes et aux arbres, néanmoins la récolte n’y fut pas entièrement perdue comme dans la partie supérieure du département.
L’année 1816 fût tristement remarquable par la froideur de la température. Pendant tout le cours du mois d’avril, pas un seul jour ne fût exempt de glace et la moisson, à Ribiers, se prolongea jusqu’aux premiers jours d’août, ce qui ne s’était pas vu de mémoire d’homme : le 22 et le 23 octobre, les raisins gelèrent sur les souches et ne produisirent qu’un vin imbuvable. Monsieur Abel Lacombe d’Antonaves, le plus gros propriétaire de vignobles du canton, ne vendangea les vignes que le 11 novembre, jour de la Saint-Martin, les souches et les raisins étant couverts de neige, un spectacle fort curieux, heureusement fort rare. C’était également curieux de voir les belles vignes du Sieur Veyssier à Sisteron, toutes couvertes de neige et chargées de raisins également couverts de neige dont la blancheur contrastait admirablement avec celle du fruit. Les personnes qui, malgré l’intempérie du temps allaient au marché de St-Martin, qui est une sorte de foire à Sisteron, étaient émerveillées d’un pareil spectacle, qui, peut-être, ne s’était jamais vu et qu’il est si désirable de ne jamais revoir.
En 1822, le même M. Abel, qui avait vendangé le 11 novembre 1816, au milieu de la neige, vendangeait les mêmes vignes, le 8 septembre, deux mois et trois jours plus tôt, les raisins abondants et parfaitement mûrs. La même année 1822, la moisson était presque entièrement terminée, le 30 juin, la récolte de tous les fruits fût précoce, belle et bonne.
Le 8 avril 1836, il a neigé tout le jour sur les montagnes. Pendant la nuit du 8 au 9, la neige tombait avec abondance ; à dix heures du matin du 9, il y en avait plus d’un pan sur les toits et en rase campagne. Elle a commencé à fondre à midi, par une température fort douce. Le poids de la neige a ébranché beaucoup d’arbres.
Dans la nuit du 20 au 21 mai 1837, il est tombé plus d’un pied de neige sur la montagne. Il en tombait dans la matinée jusqu’aux campagnes de Ladrech. Plus bas, elle fondait en tombant. Malgré la prolongation du froid, pendant les mois d’avril et de mai, les fruits des arbres n’ont pas péri, à l’exception des noyers sur les hauteurs. Il n’y a pas eu de printemps. Les fortes chaleurs ont subitement succédé, les premiers jours de juin à la froide température d’avril et de mai. La récolte en blé a été bonne. Le 10 et le 15 avril de la même année 1837, il était tombé beaucoup de neige sur la montagne. Elle s’était arrêtée à la hauteur des routes et des arbres.
Le 6 et le 7 avril 1839, il a fait un froid excessif et l’on a vu de la glace pendant 8 jours de suites. Les amandiers ont péri.
Malgré l’exorbitante quantité de neige tombée le 5 avril 1841 ainsi qu’il est marqué au commencement de cette feuille, malgré sa longue durée puisqu’elle n’était pas fondue, le vendredi autour de la campagne, des routes et de Plaugiers, les fruits des arbres alors fleuris et qu’on croyait entièrement perdus n’ont éprouvé aucun mal. Les amandiers qui étaient chargés d’une prodigieuse quantité d’amandes en ont bien perdu quelques unes, mais il en reste encore beaucoup aujourd’hui 13 mai, même année. Il en est de même des noix et autres fruits. La sécheresse a nui aux amandiers, et néanmoins la récolte en est encore assez considérable ; elles se vendent en septembre 1841, 40 sols la panas ; les noyers ont conservé peu de noix. Il n’a pas plu de tout l’été et néanmoins les raisins n’ont pas souffert et promettent une bonne récolte. La récolte en blé a été médiocre mais les blés sont d’une excellente qualité. Les chènevières ont bien réussi. Les pommes de terre un peu moins abondantes qu’en 1840 sont bien saines et de bon goût. Les raisins mûris plutôt que de coutume ont été bien nourris malgré la sécheresse qui a régné tout l’été. Ils ont été délicieux au goût et le vin sera, probablement aussi, de bonne qualité. Les amandes pistaches qui, l’an passé 1840, s’étaient vendues jusqu’à 18 et 20 francs le panas et dont le moindre prix s’était élevé jusqu’à quinze francs, ne se vendent, en 1841, que sept francs et demi la panas et les amandes dures qui, en 1840, se vendaient trois francs dix sols ne valent, en 1841, que deux francs la panas, deux sols de plus ou de moins. Les glands se vendent 14 sols la panas, l’huile de noix se vendra plus cher qu’en 1840, parce que la récolte des noix qu’on avait espérée bonne, sera mauvaise à cause de la sécheresse, pour la même cause, il y a eu moins d’amandes qu’on ne le croyait.
Abbé Joseph Pellegrin de Ribiers (05)
AD. Hautes-Alpes – Série F.
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