Faire un enfant ...
Mettons en place nos personnages : il y a le père, la mère et, bien sûr, l’enfant.
Comme pour tout humain, le génome de chacun de nos personnages est constitué de 23 paires de chromosomes numérotées de 1 à 23 et différentes les unes des autres ; les deux chromosomes de chaque duo différent aussi l’un de l’autre.
Les spermatozoïdes et les ovules ne contiennent qu’un seul des deux jeux différents de chaque chromosome venu du père ou de la mère.
Nous représenterons chaque chromosome par une bille de couleur numérotée.
A- Construisons le spermatozoïde qui fabriquera l’enfant (E) :
B- Construisons l’ovule qui donnera l’enfant :
C’est le même mécanisme, donc la même probabilité, ce qui donne 8.388.608 ovules
différents possibles !!! [1]
C- Construisons l’enfant :
Le génome de l’enfant résultera donc de la fécondation de l’un des « 8.388.608 ovules possibles par l’un des 8.388.608 spermatozoïdes possibles : la probabilité de ce génome est donc d’une chance sur 8,3… millions x 8,3… millions = une chance sur plus de 70.000 milliards !
Ce nombre donne le vertige surtout quand on le compare à l’estimation donnée par l’INED [2] du nombre total d’Homo sapiens ayant vécu sur terre (= seulement 80 milliards) :
Il y a 875 fois plus d’enfants différents possibles pour une seule grossesse que pour la totalité des humains ayant existé !
Alleluia, réjouissons-nous mes frères : le Requiem de Mozart est un miracle insigne car Léopold Mozart et Anna Maria Perti avaient déjà fort peu de chances de se rencontrer puisqu’ils sont nés à 265 km de distance ; mais, en plus, nous n’avions qu’une chance plus qu’infinitésimale qu’ils nous pondent le génome de Wolfgang Amadeus.
Mais, hélas ! - désolation de la désolation - il n’y avait pourtant que la même infinitésimale malchance pour le génome d’Hitler !
Si ce n’est toi, c’est donc ton frère...
Quelle est la proportion de génome commun à deux frères ?
Répondons indirectement à cette question insoluble en la remplaçant par quatre autres :
A - Les génomes de deux frères peuvent-ils être totalement identiques ?
Reprenons nos billes ; le génome de l’aîné étant constitué, construisons le spermatozoïde [3] du cadet :
B- Les génomes des deux frères peuvent-ils être totalement différents ?
Reprenons nos billes ; le génome de l’aîné étant constitué, construisons le spermatozoïde du cadet :
Mais le chromosome 23 de l’aîné étant le chromosome sexuel Y, le tirage donnerait le chromosome X et le pseudo frère serait donc … une sœur !
C- demi-frère, demi-sœur …
De tout temps, les alea de la vie défont les couples :
• Autrefois la cause de la séparation était le plus souvent la mort précoce (par maladie, accident, faits de guerre et surtout au décours des accouchements) ; la vie continuait et le survivant se remariait bien vite par nécessité matérielle et sous la pression sociale.
• Aujourd’hui, le mariage n’est plus une obligation sociale et la brièveté de la vie commune est devenue bien banale avec une collection plus ou moins abondante d’ ex s.
D’où l’existence de nombreuses demi-frères et demi-sœurs.
Qu’en est-il du lien génétique entre ces hémi-fratries ?
A priori, le résultat de la comparaison duo d’hémi-fratrie versus duo fratrie est prévisible : puisqu’il y a un seul géniteur commun pour le premier et deux pour le second, il devrait y avoir la même proportion d’un pour deux pour le nombre de chromosomes.
Nous avions trouvé de 0 à 46 chromosomes communs pour des duo de deux sœurs ou d’un frère et une sœur et d’un (= le chromosome Y) à 46 pour un duo de frères.
Pour l’hémi-fratrie, puisqu’il n’y a qu’un seul parent commun, le résultat est seulement de 0 à 23 lorsqu’il n’y a qu’un seul garçon et d’un (= le chromosome Y) à 23 quand il y en a deux.
Mais ce résultat global cache une grande diversité comme le prouve cet exemple :
• Jeanne, Camille et Claire possèdent 23 chromosomes venant de leur mère commune ; mais ceux-ci proviennent de 23 tirages au sort indépendants à partir des 23 paires de chromosomes maternels.
Il s’en suit que les chromosomes élus pour chacune d’elle sont aléatoirement différents avec une concordance comprise pour chaque duo entre 0 et 23 chromosomes.
• De même la concordance entre les chromosomes hérités de leur père par les deux sœurs est aussi de 0 à 23.
• Supposons que la concordance entre les chromosomes maternels des 2 sœurs Jeanne et Camille soit de 5 et celle entre les chromosomes paternels hérités de leur père soit de 11 ; la concordance chromosomique des deux sœurs serait de 5+11= 16 sur 46.
• Supposons que la concordance entre les chromosomes maternelles des 2 demi-sœurs Jeanne et Claire soit de 18 sur 46.
• Alors les demi-sœurs Jeanne et Claire ont plus de chromosomes communs entre elles que n’en ont entre elles les sœurs Jeanne et Camille !!!
Étonnant, non ?
D- Quid des cousins doublement germains ?
Quid de nos aïeux ?
Nous avons appréhendé le sort des enfants et de la fratrie ; il nous reste à envisager la part de qui reste de nos ancêtres dans notre génome.
Une remarque préalable s’impose : comme les atomes, les chromosomes ne sont pas sécables ; cela signifie qu’il n’y a pas dilution des gènes au fil des générations, mais raréfaction progressive par disparitions successives.
Et cette raréfaction sera rapide et massive ; pour la plupart, ce sera même l’extinction.
Essayons de quantifier cette raréfaction…
Bien sûr, c’est impossible dans un cas particulier puisque tous les tirages au sort sont aléatoires ; mais nous pouvons nous en faire une idée globale à l’aide des statistiques.
Pour repérer nos ancêtres et les relations qui les lient entre eux, les généalogistes emploient la classification Sosa [4] (nous l’utiliserons par facilité, mais elle n’est pas indispensable pour comprendre ce qui va suivre).
À titre d’exemple, nous partirons du Sosa 64 distant de Sosa 1 par 6 générations.
• Le génome personnel de Sosa 1 est construit à partir de leurs 64 génomes ; mais de ces 64 x 46 = 2944 chromosomes qui étaient potentiellement héritables, il n’en reste que 46 chez Sosa 1…
Cela veut dire que 98,4 % des chromosomes ont été éliminés !!!
Alors devant cette hécatombe, il serait fort étonnant qu’il reste grand-chose de notre Sosa 64 dans notre génome : certes nous en portons le patronyme, mais quant aux gènes …
Pourtant il existe une exception remarquable : la lignée agnatique
Agnatique, ça veut dire uniquement par les hommes : ascendance de fils en père à chaque génération.
Votre chromosome 23, qui fait votre virile fierté, Messieurs, est bien singulier car il se traduit par une caractéristique visible en déterminant le sexe. Or la généalogie repose à l’évidence sur le sexe des individus.
Le parcourt du chromosome Y d’un individu mâle Sosa 1 est donc parfaitement identifié dans un arbre généalogique d’ascendance.
• Pour un garçon, nous pouvons donc affirmer avec certitude qu’il a hérité au moins du chromosome Y commun à tous ses ancêtres de sa lignée agnatique sauf si …
… sauf si l’une des conjointes des mâles de la lignée agnatique a fait des galipettes hors du nid conjugal !
• Pour un garçon, pour chacun des 45 autres chromosomes des hommes de sa lignée agnatique et pour chacun des 46 chromosomes de toutes les autres lignées (hommes et femmes), la probabilité de disparition est celle du tableau ci-dessous.
• Pour une fille, il y a la même probabilité que dans le tableau ci-dessous pour tous les chromosomes puisque les deux X ne sont pas identifiables [5].
Remontons au-delà de la 7éme génération
à la rencontre de Charlemagne …
Nous descendons tous (paraît-il) de Charlemagne, couronné ( comme chacun le sait) empereur à la barbe fleurie en l’an 800 ; pour moi, ce serait donc aux environ de la 39 ème génération …
Je n’ai pas eu le courage de calculer le % de chromosomes éliminés à ce stade, ni a fortiori la probabilité pour que je puisse m’enorgueillir de posséder l’impérial viril chromosome Y.
Mais cette vision globale de la raréfaction progressive occulte des potentialités extravagantes :
T’es où Mémé ?
Reprenons nos billes pour donner un exemple caricatural :
Bien sûr, comme nous l’avons vu, ces deux occurrences extrêmes n’existent qu’avec une probabilité d’une chance sur 223, soit une chance sur 8,3… millions ; cette probabilité est certes infinitésimale, mais elle est statistiquement bien réelle !
L’héritage de Mémé reçu par ses petits-enfants n’est donc pas le quart de ses chromosomes, mais une fraction comprise entre la moitié et … rien !
Cela signifie qu’il est possible que vous n’ayez aucun gène en commun avec votre propre grand-mère : rien !... rien de rien !.. pas la moindre tracicule [6] !
Votre adorable Mémé, dont vous êtes affectivement si proche, peut vous être génétiquement parlant une parfaite étrangère…
Vous ai-je convaincu que la déperdition est importante et rapide ?
Génome et liens familiaux
L’homo sapiens est un animal grégaire et des millénaires de vie en société a conduit chacun d’entre nous à classer ses congénères en catégories d’après les analogies qui nous relient les uns aux autres ; le critère lien familial (« on est du même sang… », « la voix du sang… »…) est l’un des plus prégnant de nos sociétés ; nous sommes formatés dans l’idée que ce lien est matériel et notre inconscient associe cette matérialité à nos gènes.
Or cette idée est bien trop simpliste et ne colle pas à la réalité car la corrélation entre le statut familial et le nombre de chromosomes communs manque sérieusement de rigidité comme nous l’avons vu :
• La concordance génétique entre deux frères est comprise entre l’identité complète et le néant.
• L’héritage génétique laissé par une grand-mère à son petit-fils n’est pas le quart de son génome, mais est compris entre la moitié et rien du tout.
• Des demi-sœurs peuvent être génétiquement beaucoup plus proches l’une de l’autre que des sœurs.
Bilan de nos pérégrinations
Nous avons porté sur nos arbres généalogiques un regard strictement scientifique en appliquant les lois de la génétique et des statistiques.
Nous avons mis en évidence des points essentiels :
• Chacun d’entre nous est un exemplaire unique d’Homo sapiens (à l’exception des vrais jumeaux).
• Notre héritage génétique provenant d’un de nos ancêtres n’est pas une simple dilution au fil des générations parce que les chromosomes ne sont pas sécables : il s’agit d’une raréfaction progressive par disparition aléatoire.
• Celle-ci est rapide et l’immense majorité de nos ancêtres finissent par ne laisser aucune trace génétique dans notre génome.
• À l’exception, toutefois, de ceux de notre stricte lignée agnatique où les mâles se transmettent le même chromosome Y de père en fils depuis la nuit des temps.
Nous venons de mettre en évidence le grand paradoxe de la généalogie : nous recherchons nos ancêtres avec avidité et pourtant la plupart d’entre eux n’ont fait que passer dans notre arbre sans laisser aucune trace dans notre génome.
Pire, certains d’entre nous s’entichent d’un ancêtre au pedigree prestigieux, alors que les seuls chromosomes survivants en eux proviennent de quelques-uns des nombreux « bouseux » de leur arbre !
Nous avons fait le point sur la valse des chromosomes le long de notre arbre généalogique ; mais nos ancêtres ne sont pas que des assemblages de chromosomes façon Lego.
Nous ne sommes parvenus qu’au stade de leur toute première cellule, celle qui résulte de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde ; le résultat n’est donc que la potentialité de leur devenir et il y a bien des alea et des vicissitudes, bien des influences extérieures qui feront de cette première cellule la réalité concrète de ceux qui furent nos ancêtres.
Il nous faudra poursuivre nos pérégrinations jusqu’aux individus matures …
À suivre…
Le texte initialement publié comportait une erreur de calcul de ma part :
2 x 1023 ne fait pas 1.220.608, comme il était indiqué, mais 8.388.608…
Laurent ROY l’a dépistée et signalée dans son commentaire, (un grand merci à lui)
Cette erreur était sans incidence sur le contenu de mes déductions et, corrections faites, la portée de mes réflexions s’en trouvait même renforcée.
Thierry Sabot s’est empressé de répondre à ma demande de correction.
Le texte actuel correspond donc à ce que je souhaitais que vous lisiez.
Cette correction a pris un peu de temps ; il s’en suit que certains commentaires de lecteurs peuvent paraitre en léger décalage avec le texte actuel ; cette distorsion ne leur est donc pas imputable ; j’en suis le seul responsable.
À ma décharge, 223 ça fait beaucoup (c’est même pour ça que Neper a inventé la notation en puissance de dix) et transposer le résultat en nombre usuel est bien soporifique … j’ai donc sûrement dû m’endormir quelques secondes en comptant les moutons…
Merci pour votre indulgence. "