Brest va vivre un évènement sportif important. La deuxième édition de la course cycliste Paris Brest Paris y fait étape en cet été 1901. Le petit François qui n’avait qu’un an pour la première édition de 1891 est très impressionné par le passage des coureurs et par les rares voitures qui accompagnent la course. Il habite Pen Ar Cleuz, la porte d’entrée de Brest quand on y vient par le nord. Sa mère, en plus de sa petite épicerie, est aussi blanchisseuse. Son père travaille comme journalier au port. Il a quitté la ferme des grands parents de Gouesnou, car il n’y a pas de terre pour lui ; mais il est assez facile de trouver du travail dans le grand port de Brest. Les voitures font rêver les enfants. En 1893 il n’y avait que 1700 voitures automobiles en France, il y en a peine plus au moment de la course. C’est sûr, il va les conduire quand il sera grand. Son projet se réalise en 1909, Il n’a que 19 ans. Les pouvoirs publics instituent l’embryon du code de la route cette année-là. François ne sait pas qu’il faudra attendre 50 ans pour que son fils puisse acheter une voiture !
En revanche les vélos sont bien plus répandus. Depuis que les frères Michelin ont inventé pour la première édition de la course des pneumatiques démontables les vélos sont très performants. A défaut de conduire des automobiles, François Guéguen devient coureur cycliste. Il est si doué qu’il gagne sa vie comme cela. Il n’y a pas de grand club en Bretagne et c’est à Nantes qu’il prend sa licence.
Sa jeune carrière est lancée, il court avec les plus grands. Cela ne lui laisse pas toujours de bons souvenirs. Un jour, en Normandie, il fait partie d’une échappée avec l’aîné des frères Pélissier. Ils ne sont bientôt plus que deux mais Pélissier pédale comme un dieu et Guéguen ne peut plus suivre. Il est « déposé » dans une grimpette et perd de vue son concurrent. Une fois en haut il bascule pour tenter de refaire son retard mais…il n’y plus personne devant ! Dans un virage très sec le vélo de Pélissier gît sur le bas-côté. Son propriétaire, en contre-bas est affalé dans un roncier qui le maintient prisonnier. François porte en bandoulière un pneumatique de rechange. Les coureurs ne bénéficient pas d’assistance comme de nos jours et ils se débrouillent tous seuls en cas de problème. François attache les deux vélos avec son pneumatique et sort Pélissier de sa mauvaise posture. Il lui demande d’être reconnaissant et de lui laisser la victoire. L’autre, vexé, ne pipe mot. C’est l’arrivée, les coureurs sont au coude à coude sous les acclamations et au dernier moment, d’un coup de pédale rageur, Pélissier lâche son sauveur déconfit. Jusqu’à la fin de sa vie, François gardera un souvenir amer de cet épisode.
Malgré ce genre de déconvenue il gagne de nombreuses courses et signe des contrats publicitaires lucratifs.
Tout va pour le mieux, mais la guerre se profile. Elle changera le destin de tant de jeunes hommes, cependant chanceux pour ne pas avoir été fauchés ou mutilés.
Un de nos héros
Ce soir l’estafette à vélo, François Guéguen, n’est pas rentrée. Les tranchées de l’avant n’ont pas reçu les consignes de l’état-major. Pourtant le front est calme et la mission, à priori, sans dangers excessifs. Pendant presqu’une année il est porté disparu.
C’est un courrier de la Croix-Rouge qui dissipe les inquiétudes et le chagrin de la famille. Il écrit, il est prisonnier, pas blessé. Il est bien traité.
Il ne le serait pas que sans doute il n’en parlerait pas.
François est un rusé. Ses frères et oncles aussi ; on se comprend à demi-mot. Contrairement au front de l’Est, de ce côté-ci, les prisonniers de guerre sont en général traités selon les conventions internationales. Cela on ne le saura qu’ultérieurement, quand les historiens se seront penchés sur les faits.
Par l’intermédiaire de la Croix-Rouge, il est possible de faire passer des colis pour améliorer l’ordinaire du prisonnier. Celui-ci fait savoir que ces colis sont très attendus. Ils sont tellement copieux qu’il n’en consomme que la moitié...
La famille comprend. Traiter correctement les prisonniers n’empêche pas qu’une dîme soit prélevée sur les denrées par des gardiens au régime militaire très frugal. Les paquets sont doublés.
François a la bougeotte. L’Allemagne est un beau pays mais trop différent de la Bretagne. La censure n’est pas très affûtée et ne comprend pas les sous-entendus. Pas de doute il veut s’évader.
Lorsqu’il rentrera, après la guerre, il racontera.
La première évasion a été tentée immédiatement après sa capture. Il n’est pas allé loin. Sans argent, en s’orientant sur les astres il a essayé de franchir le front en sens inverse. Tout de suite repris, il va droit au cachot.
La deuxième tentative a failli réussir, à quelques centaines de mètres près, sur la frontière suisse. Un sous-officier bavarois, de la patrouille qui l’a capturé, parle un peu le français.
Dans certains cas et certaines circonstances les combattants avaient de l’estime pour leurs adversaires. François tente de le convaincre de fermer les yeux et de le laisser filer.
– Vous français, vous faites votre devoir en vous évadant ; moi allemand, je fais le mien en vous arrêtant.
C’est rageant, mais imparable.
Cette fois-ci, la situation de l’évadé est plus grave. Il est transféré à la sinistre forteresse de Glatz en Silésie. On le malmène un peu : quarante jours de cachot en forteresse, ce n’est pas une sinécure.
Il n’a pas pourtant pas perdu son humour. A un interprète qui lui demande son identité, il répond : Guéguen de Pen ar Cleuz. L’autre, respectueux, s’exclame :
– Ha ! Vous noble ?
– Tu l’as dit mon gars !
Dans les circonstances, il aurait pu s’agir d’une noblesse d’épée. En réalité, il s’agit d’une roture agricole attestée par le nom du dernier rond-point qui recouvre le lieu-dit de la maison familiale, au bout de la quatre voies, en arrivant à Brest.
Quoi qu’il en soit, on lui signifie qu’une troisième tentative serait fatale.
Malgré les difficultés de communication, (la Croix-Rouge, ce n’est pas la poste), les courriers reprennent avec l’interné qui se retrouve maintenant dans un camp de prisonniers de guerre.
L’un des oncles dirige une petite fabrique de conserves. Sous un kilo de petit-pois, il cache une boussole dans un double fond. Le prisonnier fait savoir qu’il adore les petits pois mais que le fond de la boîte est trop vite atteint. La famille comprend le risque de son stratagème. Dorénavant c’est dans une double paroi que seront cachés cartes, argent et même un solide canif.
François Guéguen a réussi son évasion.
Pour le remercier, la France va le mettre à l’abri d’une médaille et loin du front, chez les « Ton-kiki, les ton-kiki, les tonkinoises ». Il aura ainsi la chance de ne rentrer au pays que bien après les autres, deux ans après l’armistice, mais en vie et en bonne santé.
François fait du cinéma
Avec les images pieuses, les images photographiques ont tout de suite eu du succès en Bretagne et des gens très ordinaires tenaient à se faire tirer le portrait pour les grandes occasions.
C’est-à-dire : mariages ou communions.
Lorsque le cinéma fit son apparition, on comprend l’engouement du public pour cette invention merveilleuse. En élargissant un tout petit peu le champ des investigations photographiques, elle animait des épisodes de vie assez différents des cérémonies familiales.
Après cinq ans de guerre et d’occupation du Tonkin, François voyait sa jeunesse écornée, sa carrière nationale de cycliste professionnel définitivement interrompue, et sa fortune très potentielle.
La famille qui l’avait soutenu au cours de ses périodes de captivité en Allemagne, et lui avait procuré une aide sincère, désirait que ce français-là ne pâtisse pas trop des sacrifices, admirables mais peu rémunérateurs, qu’il avait consentis à la Patrie.
Que pouvait-on faire d’un champion cycliste déchu, multirécidiviste de l’évasion, qui revenait de Silésie et du Tonkin en bonne santé, mais pauvre comme Job sur son tas de fumier.
La famille lui paya une place au cinéma pour le détendre. Voilà François marié, père d’un petit Jean et gérant de la première entreprise industrielle de spectacle culturel à Lambé. (Lambézellec, pour les non-brestois). Son épouse, fille d’un gendarme maritime et d’une mère titulaire du certificat d’étude obtenu en 1888, est elle-même diplômée du brevet d’études supérieur. Elle joue du violon et son ouverture d’esprit ne lui interdit pas d’entrer dans le monde du spectacle… comme caissière ! Avant-guerre elle a fait l’institutrice, et pendant le conflit elle travaille comme ouvrière dans l’usine des poudres de Pont de Buis. Il n’y avait plus assez d’hommes disponibles et les femmes les remplaçaient. Son souvenir le plus marquant de cette époque c’est de voir les femmes éthéromanes tomber ivres dans la rue au sortir de l’usine.
Le Breton est petit mais têtu ; il a beaucoup de qualités. Il se plonge corps et âme dans l’innovation et l’ouverture sur le monde. Parler breton dans la campagne du bout du monde et du Finistère, n’est pas du tout un handicap pour apprécier le cinéma, alors que le journal est un luxe en français. Le cinéma possède un énorme avantage : on regarde, il est muet mais on comprend.
François projette, Jeanne tient la caisse, Jean-François fils tète sa mère après l’entracte. Un musicien professionnel fait du bruit avec son piano, pour accompagner l’action, au milieu du brouhaha enfumé. Les spectateurs insultent et sifflent les méchants tout en conseillant l’héroïne.
D’où viennent ces gens ? … Mais de partout à portée de jambes.
En mille neuf cent vingt-deux, vingt-trois, la marche n’est considérée ni comme un sport, ni comme une hygiène de vie, ni même comme un moyen de transport. C’est une obligation vitale qu’un peu de paille dans des sabots en bois permet d’effectuer à moindre coût.
François, sur son vélo, bat la campagne et les faubourgs. Il distribue un billet gratuit de temps en temps. Sa renommée de champion breton lui ouvre toutes les portes : c’est promis, dimanche après les vêpres, on ira chez François faire connaissance avec Charlot.
Charlot et ses amis Laurel et Hardy, tout américains qu’ils soient, ont vite conquis le cœur des armoricains.
Mais le cinéma parlant chasse les gloires du muet et laisse le soldat d’infanterie et d’industrie, sans le sou.
Un dimanche soir, une cousine à la mode de Bretagne, c’est-à-dire très éloignée y compris du cœur, commerçante en quête de diversification professionnelle, a prétexté avoir besoin de monnaie pour sa caisse du lendemain. Elle voulait estimer la rentabilité de l’affaire et vérifier la recette. Elle n’avait que de très gros billets. Jeanne, fine mouche, a changé un, puis deux, puis trois billets.
La cousine a fini par avoir honte d’en demander plus comme fond de caisse, son stratagème devenant trop évident. Il était temps que le rouge lui monte aux joues car les cinq derniers sous de la recette du spectacle commençaient à se sentir seuls dans le tiroir du comptoir.
C’est terminé : François a vendu très cher sa dernière place de cinéma. Maintenant il va conduire des trains.
Le cousin chafouin et son hypocrite femme ont fait faillite, mais le cinéma de François reçoit toujours des spectateurs à Lambézellec. Après une longue période d’inactivité le carrelage du hall qui n’a pas été changé accueille, de temps en temps, les pas de nouveaux spectateurs...
D’une guerre à l’autre
La bombe n’est pas tombée loin. Une fine plaque de plâtre en forme de baleine s’est détachée de la sous-pente du toit dans la petite chambre. La maison a tremblé du haut en bas. Il ne semble pas qu’il y ait d’autres dégâts. La bombe a explosé dans un petit champ de l’autre côté du chemin.
Le plus dur, c’est l’attente. Une bombe est rarement orpheline.
En voilà une autre… en mer… soulagement. Il n’y avait qu’un seul appareil. Un avion allié, pourchassé, a dû s’alléger pour gagner de la vitesse et tenter de rejoindre les côtes anglaises en face.
Des aviateurs, on en voit passer ; parfois même de très près. Tous n’ont pas la chance de rentrer indemnes à leur base. Les avaries parfois graves les contraignent à s’éjecter.
Dessous, tout le monde les attend, les amis et les ennemis. Fort heureusement, les amis sont nombreux. Si bien que devant la maison il en passe des aviateurs, en douce et à pied, dans ce chemin creux qui s’appellera la rue Jean Bart.
Pour l’instant, à part un éclat de quinze centimètres planté dans la pelouse pour rappeler l’événement, le silence se réinstalle.
Il ne sera pas nécessaire de descendre se terrer dans la tranchée du jardin. Elle n’a encore jamais servi mais le grand-père, qui a fait 14-18, l’a creusée dès le début de la guerre par précaution. Lui, les bombardements, il sait ce que c’est. Pour espérer s’en sortir, il faut s’enterrer. Alors, il a pris sa pioche pour tenter de protéger sa famille en cas de besoin. Il a creusé, creusé...
Sa tranchée lui survivra, elle servira à ses petits-enfants pour jouer à la guerre. Le comble !
Le fantôme en plâtre de la baleine continuera de nager sur le plafond de la chambre pendant un demi-siècle.
Par la fenêtre du haut, sur le rivage, on aperçoit un hangar qui émerge de la lande.
Face au Kreisker de St Pol de Léon, au bout de la grève du port de Carantec, ce hangar est un petit chantier naval. Il se trouve coincé entre deux grandes propriétés. Ces belles habitations et leurs grands parcs ont été réquisitionnés par l’occupant. Un chemin perpendiculaire à la mer mène au chantier ainsi qu’à la maisonnette de son propriétaire.
Ce petit chantier naval débouche sur la grève par une minuscule voie de chemin de fer très en pente jusqu’au bas de l’eau. Les bateaux peuvent ainsi glisser dans leur élément à marée haute.
On ne s’en douterait pas mais il s’agit d’un haut lieu de la résistance. L’endroit ne peut pas être plus mal placé car, en plus des deux propriétés, à droite et à gauche, derrière le chantier, deux autres villas sont aux mains des allemands.
Il faut du monde pour surveiller le mur de l’atlantique.
Ce mur fait bien rire certains voisins. La côte est truffée de récifs, parcourue de courants et la moitié du temps à marée basse, donc sans eau. La menace d’un débarquement par cette voie est plus qu’aléatoire.
Le danger vient de terre.
Des réseaux qui s’organisent au nez et à la barbe de l’agent de renseignement : Certains l’appellent Lunette alors que d’autres le surnomment Neuneuil.
Lunette est un homme de la campagne. Le monde maritime lui est étranger. Sa hiérarchie est cependant satisfaite des nombreuses arrestations qu’il diligente. Mais son incompétence relative, concernant le monde maritime, est une aubaine.
Les pêcheurs sont des taiseux.
Il vaut mieux, si l’on imagine le nombre de complicités à l’œuvre dans le réseau.
En début d’une nuit si possible sans lune, au moment de la marée haute descendante, le bateau des évadés glisse à la godille vers le large. On ne hisse la toile qu’en pleine mer, après que le pilote, souvent de la famille Le Ven de Calot, ait rejoint son île.
Avec une moyenne de douze ou treize passagers, tous les bateaux atteindront l’autre bord malgré la surveillance côtière, les intempéries et les mines.
Dans la nuit toutes les coques sont noires. De jour aussi d’ailleurs car la mode n’est pas encore à la couleur. Peints au goudron avec des voiles marronnasses, seul un pêcheur peut identifier les bateaux.
Les patrouilles longent la grève toutes les deux heures. Elles ne remarqueront pas les quinze petits bateaux qui partiront, sous leurs yeux, durant cette période d’occupation.
Ernest et Louise Sibiril feront s’évader cent quatre-vingt-treize anglais, français, américains ou canadiens confondus.
Marcher sur cette petite cale en ruine, rongée par les marées en face du vieux hangar, cela provoque toujours de l’émotion quand on en connaît l’histoire.
Il y a toujours une guerre quelque part.
Le poste de radio trône dans le coin de la cuisine, tout près de la fenêtre. Il est inamovible à cause de l’antenne qui traverse la boiserie discrètement, et file par-dessus la pelouse jusqu’en haut du cyprès le plus haut. Cette installation permet au récepteur Ducretet-Thomson de capter toutes les informations du monde.
Le poste, aussi haut que le petit garçon, raconte des histoires qu’il ne comprend pas bien, mais que le grand-père écoute avec la plus grande attention. Cela parle de guerre, et la guerre, ce n’est jamais bon. C’est une guerre à l’autre bout du monde ; justement, le grand père connait bien ce bout-là, du monde. Trente ans avant, il y était chez les « Niakoués » qu’il aimait bien. S’il n’y avait pas eu les colons il aurait bien voulu y rester. Seulement, un militaire, sans grade, c’est rien du tout. Juste de la valetaille pour défendre les intérêts de ceux qui comptent. Le seul moment où les blancs du cru tolèrent les soldats de passage c’est à l’occasion du bal le 14 juillet. Dans leur uniforme de parade, ils font danser les femmes de colons. Les autres jours, on les ignore.
Les autochtones se nomment les Annamites : ils sont petits, travailleurs, sympathiques et certains vieux fument autre chose que du tabac ; elles sont petites, très belles et infatigables ; hommes ou femmes, de vraies bêtes de somme. Le grand-père, qui a vu les colons se comporter comme des tyrans, n’est pas étonné de la révolte en Indochine. Mais comme il a souffert plus qu’on ne peut l’imaginer pendant la 1re guerre, il compatit au malheur des soldats que leurs officiers incompétents envoient au casse-pipe. L’oreille collée au poste qui crachote, en direct de Saïgon, il prend l’air désolé de ceux qui savent et qui attendent la déconfiture… Mai 1954 début de la bataille de Dien Bien Phu.
La guerre… Le grand-père l’abomine, lui qui en a connu deux. Il a eu de la chance ; même pas blessé, sur son vélo, pendant la première et même pas bombardé, dans sa locomotive, pendant la 2e. Son fils aussi est passé entre les balles, planqué dans son école à Paris. Il venait d’échapper par miracle à une rafle, une journée de bal, à Pen al Lann. Tous ses copains ont été fusillés en représailles d’une action de résistance. La place des Otages en témoigne à Morlaix.
Donc, le grand-père ne supporte pas les armes, ni la violence, ni même sa représentation. Mais le petit garçon, lui, il ne pense qu’à ça en jouant aux cowboys et aux indiens. Les armes, Des bouts de branches, de planches ou de ferrailles remplaceront les armes. Et le rêve, un jour, ce serait d’avoir un vrai pistolet ou une carabine comme jouet.
Le cousin Ségalen, un peu plus âgé, plus riche aussi, n’est pas frustré comme le petit garçon. Son père artisan a les moyens de l’armer jusqu’aux dents ; couteaux de trappeurs, épées, carabines, chaque fois qu’il rend visite à son petit cousin, l’arsenal, fourni par les parents, s’enrichit.
Cet été il possède un bijou. Le « Stallion 38 » est une arme redoutable en métal, bien lourd ; un vrai pistolet de cowboy à six coups, six vraies fausses balles qu’il faut recharger, l’une après l’autre, avec une amorce ronde en papier rose et qui pètent comme l’enfer. La fumée, qui sort par le canon après chaque tir, sent bon la poudre et le combat… Le jardin devient un champ de bataille merveilleux où des centaines d’indiens sont descendus. Le grand-père n’en sait rien, il boit son café, dans la salle à manger avec les grands.
Le cousin Ségalen a sans doute rapporté à son père, la misère de l’armement du petit garçon. Le Tonton Jules est célèbre à Brest ou les anciens se souviennent encore de la réclame : « Du meuble, du meuble, oui, mais du Ségalen ! »
Il est aussi très généreux. Tonton Jules est revenu la fois suivante avec un cadeau inespéré. Un colt en plastique dans une boîte en carton. Il suffit de découper la boîte, de coudre les morceaux pour fabriquer un étui de ceinture. Par beau temps, Davy Crockett, Bleck le Roc et Buch Cassidy pourront compter sur l’appui du petit garçon. S’il pleut, l’étui et les amorces resteront à l’abri. Les cartouches à bouche feront l’affaire. Pan. Pan. Parfait !
La grand-mère a cousu en cachette l’étui de carton en disant « Ne le mets pas devant ton grand-père ».
Evidemment, ce n’était pas facile de jouer à la guerre en cachette. Le jardin a beau être grand, avec pleins d’arbres, de buissons et de cachettes, un jour le grand-père est tombé dans une embuscade. Il a eu l’air bizarre, il a baissé la tête en soupirant et le petit garçon a ressenti pour la première fois, l’étrange impression de faire de la peine à quelqu’un.
Dans le poste, juste après la guerre, il y a le Tour… Juillet 1954. Le Tour de France, avec Bobet champion tout le temps, Kubler, Darrigade, Géminiani, Robic.
Le petit garçon apprécie bien les fins d’étapes, à califourchon sur les genoux du grand-père qui commente les crachotements du poste. La grand-mère lui a dit que son grand père était un grand champion dans sa jeunesse. Dans la salle à manger, au-dessus de la porte, sur une affiche à la gouache que Pierre Marie Gonzague-Privat a offert à son ami Guéguen, une dame en bleue qui tient un lion par le cou, semble asperger avec une branche d’arbre deux cyclistes.
Il paraît que le monsieur avec plein de cheveux rouges c’est le grand-père qui gagne une course. Bizarre… Sous son béret, maintenant c’est tout blanc et tout lisse. Le pauvre Privat, artiste et coureur lui aussi, né en 1880, a disparu sur le front en 1915.
Après la guerre, jouer au Tour de France, cela repose. Il faut tracer dans la terre un chemin compliqué ; trouver des noms de coureurs, les écrire sur de petits bouts de papiers découpés en rond et les coincer dans une capsule de bière. On choisit de collectionner les capsules les plus rares pour les attribuer aux champions qu’on préfère. Le chouchou c’est Bahamontes champion de la montagne et Fausto Coppi qui a un joli nom.
A genoux dans la poussière et les aiguilles de pins, et à coup de pichenettes, on doit propulser les capsules dans les méandres du circuit. Un bâton de sucette signale l’arrivée. Au bout d’un moment, shooter dans des capsules avec l’index, c’est franchement nul. Les cyclistes en plomb que les marchands ont inventés, sont rapidement éliminés par les soldats du même métal.
Peu à peu, au gré des anniversaires, des cadeaux de Noël et de la bonne volonté de copains plus fortunés, les camions, les jeeps, les AMX et les obusiers Dinky-Toys écraseront les coureurs sur leurs routes de terre.
La guerre… On ne peut pas y échapper complètement.