Pièrejane raconte les souvenirs de Robert
Les classes
C’est dans la caserne de Lons-le-Saulnier que les destins d’oncle et neveu vont se séparer car si le premier rejoint Hyères directement, le plus jeune aura plus de mal à trouver sa voie.
A partie de ce moment, lorsqu’il évoque ses souvenirs, les auditeurs ne peuvent s’empêcher de sourire : il savait ce qu’il voulait, le futur petit engagé, ou plutôt ce qu’il ne voulait pas.
Il était, dans le civil, mécanicien auto. Il y aurait un livre entier à consacrer à ces apprentissages, à ces stages chez le petit mécano de montagne où l’apprenti, "l’arpète", faisait les courses pour la maison ou pour la "patronne", en vélo ou à skis, sur les routes accidentées du Jura, allait faire payer les factures au risque de se faire croquer par un gros Saint-Bernard qui ne l’aimait pas et le guettait. Puis deuxième place à Dole. Il faisait chaque matin, chaque soir, les vingt kilomètres qui séparaient la maison de ses parents de l’atelier, près du pont, en pleine ville.
"Je faisais la route par tous les temps ; l’été c’était la belle promenade, une grande partie dans la forêt par un chemin forestier. Par la route, c’était un peu plus long, mais je filais !
Combien de fois ai-je dépassé le car qui faisait le même parcours ! Ma sœur, qui elle était dans le bus, me voyait et en rentrant, j’avais droit à une leçon de prudence... Ce qui fait qu’un soir, je rentrais à toute allure quand, dans un virage je me suis trouvé nez à nez avec un cycliste qui montait bien calmement la côte. Je l’ai évité de justesse en passant à gauche, contrairement à toutes les règles de la bonne conduite ! Et j’oubliais l’incident jusqu’au moment où mon père m’apprit que le fameux cycliste pas pressé... c’était lui, que je n’avais même pas reconnu...."
Mais le plus dur, c’était l’hiver quand aux rues verglacées de la ville succédaient les congères laissées par la neige et le vent sur les routes de campagne. Après dix chutes, je terminais souvent le chemin à pied. Ces nuits-là, j’avais des haltes réchauffantes chez des amis de mes parents, mais, si les grogs me réchauffaient... ils n’amélioraient pas ma marche !"
C’est enfin le véritable apprentissage du métier, dans un vrai garage où il a tout à apprendre, depuis la réparation des vélos, le montage des rayons sur les jantes neuves et des débuts de mécanique automobile, son rêve enfin réalisé.
Cela se passe à Damparis, dans une famille qui l’aime et l’apprécie, choyé par des patrons sans enfant, par une grand-mère gâteau. Il reste pensionnaire toute la semaine, ne rentrant que le samedi chez ses parents. Oh, les beaux souvenirs des dimanches : on était choyés à la maison par Maman et sa sœur jumelle, Papa plus sévère, mais que de belles parties de pêche dans la Loue ou dans les "mortes". Que de balades entre copains en vélo, d’un pays à l’autre, d’une fête au prochain bal, de la forêt à la plage des bords de Loue, et c’étaient des éclats de rire, des discussions sans fin, des courses, des baignades...
Fort de ces apprentissages, notre futur militaire avait des idées assez arrêtées sur l’avenir qu’il envisageait. On va bien le voir dans les lignes suivantes. Il voulait sauver sa patrie, mais pas dans n’importe quelles conditions... Il veut utiliser ce qu’il sait faire pour "servir" au mieux !
A Lons, il avait souhaité rejoindre le 65e R.A. (Régiment d’Artillerie) à Blida. Mais il fallait faire "ses classes" avant de quitter la Métropole. Il part donc, dès le lendemain, pour le camp de la Vallebonne, près de Lyon, où est établi le 61e R.A.
Il est encore civil, mais entre directement à l’infirmerie avec une pneumonie débutante, contractée sans doute pendant l’attente glacée au bord de la Loue.
Une huitaine de jours après, bien rétabli, on lui présente un contrat d’engagement à signer sur le champ. Pas question, il n’y a ici que des chevaux. "Je suis mécano-auto, je veux des autos !" Là, le capitaine se fâche après cet entêté et, finalement lui propose de rejoindre le 10e R.A.C. (Régiment d’Artillerie Coloniale) à Toulon. Il reçoit donc un ordre de route, du ravitaillement et, par le train, arrive à Toulon. Là, pas de 10e, qui a quitté la ville. Juste le temps d’embrasser F..., son oncle, engagé dans les Chasseurs.
Mais il y fait pourtant une fameuse découverte : la mer, la grande bleue que le jurassien n’a jamais vue autrement que dans les souvenirs de son père qui avait goûté des voyages. N’oublions pas que si la radio existait, même dans les campagnes, il n’y avait nulle part de télévision, et notre jeune ami ne connaissait la mer que par ses leçons de géographie. Après un petit tour sur le port, il atterrit au 21e R.I.C.
Quoi ? R.I.C. c’est-à-dire Régiment d’Infanterie Coloniale ; quoi ? "Ah non ! pas l’infanterie ! je suis mécano-auto, je veux des autos !".
Le fameux 10e R.A.C. recherché est réparti en plusieurs endroits : Nîmes, Marseille et Draguignan. Alors, départ pour Nîmes, avec nouvel ordre de mission, casse-croûte dans la musette.
Mais à Nîmes règnent aussi des odeurs de crottin, des chevaux partout ! Nouvel officier, nouvelle scène : "Je suis mécano, etc..." - "Ah, tu veux des autos, et bien va donc à Draguignan, c’est là que se trouve la "motorisée". Enfin !
Et ce sera la signature de l’engagement : pour quatre ans. C’est le 17 mars, on n’a pas perdu trop de temps. Cette fois, c’est fait !
Il repart à nouveau par le train, et il raconte : "En arrivant, de nuit, j’étais joyeux : il y avait un parc énorme de véhicules, se profilant dans le noir. Enfin, j’allais retrouver mes chers moteurs. Il y avait bien, par-ci par-là, dans l’air des relents d’écurie, mais c’est normal, les officiers ont toujours leurs chevaux. J’allais dormir, enfin rassuré."
"Au matin, catastrophe ! Les ombres de camions, les voitures aperçues dans la nuit de Haute-Provence étaient... des carcasses lamentables, regroupées là, ramassées tout au long des routes d’exode et de débâcle... il y avait, comme moyen de transport... 600 mulets ! J’avais signé... il fallait faire avec !"
Et ce sera la monotonie des classes, des gardes d’écurie, des pansages des mulets, "grandes carnes" qui mordent ou qui "bottent", les manœuvres avec leurs incidents plus ou moins drôles.
Les mulets ont le pied sûr et servent au transport des pièces d’artillerie. Chacun porte une charge considérable et marche bravement sur les sentiers de montagne. Mais il en est un, le sien, forcément qui, à chaque halte, au lieu de se tenir calmement sur ses quatre pieds, comme tout le monde, n’a qu’une idée : se coucher ! si bien qu’il faut d’abord le décharger, le débâter avant de le faire se relever, puis recharger tout le fourniment, pendant ce temps la colonne s’est éloignée et il faut rejoindre le gros de la batterie à marche forcée. Si bien que notre amateur, aux temps de repos suivants, n’a qu’une ressource : pendant que les camarades se délassent un peu, il lui faut tourner en rond avec son "miaule" pour éviter de renouveler la manœuvre déjà décrite !
Et c’est la routine qui déjà s’installe : après les exercices et les manœuvres, il faut d’abord s’occuper de ces satanées bêtes appelées selon le temps et l’humeur mulets, miaules ou brêles... Il faut dire aussi que l’ordinaire de la cantine n’est pas reluisant ; on est en pleine Occupation et, même en zone libre, les restrictions règnent et les cartes d’alimentation sont en vigueur.
Les repas consistent en une succession de rutabagas et topinambours. On entend souvent dire aujourd’hui que ce sont des légumes excellents et qu’on était mal venu de se plaindre d’en avoir sur la table ! D’accord, avec une belle tranche bien onctueuse de rôti de porc, avec une noix de veau et leur jus succulent... Mais simplement cuits à l’eau sans aucun accompagnement... essayez et goûtez !
Ce régime répété chaque jour avait de quoi lasser et démoraliser les moins difficiles. Heureusement pour notre Franc-Comtois, quelques colis arrivaient, non de la maison familiale qui, on l’a dit, était en zone interdite, mais de chez le garde forestier d’Ounans, si proche de la ligne de démarcation. Y étaient joints quelques tickets de pain qui amélioraient l’ordinaire.
Mais les "miaules" étaient toujours là ! Et, sans regretter son engagement, le pauvre soldat souhaiterait bien un prompt départ, mais ce n’est pas encore le moment. Aussi, lorsqu’un sous-officier venant, lui aussi du Jura, lui propose de faire partie de son équipe de téléphonistes, aucune hésitation n’est permise ; les mulets ne téléphonent pas !
A suivre...
Sources : D’après les récits personnels de "Pièrejane" (de mon entourage familial) qui a (fort heureusement !) consigné, entre autres, les souvenirs de guerre de son époux. Pour des raisons de vie privée, son nom, ainsi que ceux des autres personnes citées, ne seront pas révélés au fur et à mesure des épisodes.