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Eté 1853, le récit de voyage de noces d’Henri et Jenny, un document exceptionnel

Le vendredi 6 décembre 2024, par Alain Denizet

Venue d’Angleterre, la mode du voyage de noces se répand en France à partir des années 1830 dans la bourgeoisie aisée [1]. Ce sujet est un angle mort de la recherche historique. La raison en est simple : par définition privés, les récits qui en relatent étapes et impressions échappent à l’historien. Il y a certes des exemples à puiser dans la littérature et dans la presse. Mais leur prisme est déformant et surtout ils ne sont pas si nombreux au milieu du XIXe siècle. C’est pourquoi les « Souvenirs de deux mois de voyage » d’Henri et de Jenny Pélé sont d’un intérêt exceptionnel [2]. D’une belle écriture, ce marchand de vin en gros de Courville-sur-Eure [3] a couché sur un album le menu des journées passées du 31 mai au 26 juillet 1853 avec sa jeune épouse.

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Couverture de l’album et première page du récit. C’est Henri qui écrit. Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J art 34.

Voyage de noces, début de la vie à deux

Faisant fi de l’opposition des moralistes qui pointent les dangers d’un tel voyage, surtout pour la fraiche épousée, les mariés prennent le large un mois après leur mariage, s’éloignant ainsi de la famille. Enfin seuls ! Aiguillonnés par leur curiosité, la volonté de voir leur pays en pleine mutation et mus par le souci de la distinction, ils vont à la découverte des horizons inconnus et à celles, plus intime, des félicités nouvelles. Mais pudeur oblige, dans le récit, rien ne sourd du bonheur d’être à deux.

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Henri et Jenny : les deux photographies ont été prises à Paris au studio de Sabotier-Blot, 32 rue de Valois, probablement à l’issue du voyage de noces. Archives privées. DR.

Le tour de France d’Henri et de Jenny

Partis de Chartres le 31 mai, Jenny et Henri entreprennent un quasi tour de France. La première semaine, ils sacrifient aux visites des proches à Orléans où Henri a noué des amitiés pendant ses études. Débute ensuite la plongée dans l’inconnu vers le sud-ouest. Bordeaux est en vue le 21 juin.

Le sud de la France est l’apogée du voyage. Henri et Jenny consacrent deux semaines aux Pyrénées avant de pousser vers Toulouse et Carcassonne le 6 juillet. De là, se profilent les rivages méditerranéens dont Emma Bovary rêvait si fort : Sète, Montpellier, Marseille et Arles du 7 au 17 juillet. S’engage, enfin, la remontée vers Chartres ponctuée d’arrêts à Nîmes, Avignon, Lyon, Dijon et Paris…

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Un tour de France de 2700 kilomètres à diligence et à toute vapeur…

En deux mois, 2 700 kilomètres ont été parcourus… Une distance étonnante, surtout si on la rapporte à la vitesse de déplacement : dix kilomètres heure en diligence ; à peine deux fois plus sur le bateau à vapeur qui les emporte de Sète à Marseille Jenny et sur lequel Jenny éprouve « le mal de mer », cinquante kilomètres heure avec le train. Vertige de la vitesse. Les mariés ont passé deux-cent-soixante heures dans les transports, l’équivalent de onze journées.

Très cher voyage de noces

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L’hôtel d’Angleterre à Blois. Henri et Jenny y passent les nuits des 7 et 8 juin 1853. Source : Guide offert par l’hôtel d’Angleterre à ses clients, Blois, 1852.

Préparé avec l’aide des guides de voyage, déjà nombreux (guides Richard, guides Chaix), Henri et Jenny repèrent les visites à faire, les modes de transport, les meilleurs hôtels. À ce sujet, nous connaissons leur choix puisqu’ils ont dressé la liste des établissement retenus, leur donnant même – soixante ans avant les étoiles du guide Michelin – des notes allant de TB à TM… Ce voyage a un coût : me fondant sur les sources disponibles (guides, réclames dans les journaux etc.) je l’estime à 1 500 francs au minimum. C’est en deux mois des dépenses équivalentes à deux années d’émoluments d’un instituteur de campagne. L’affaire a dû faire jaser au village…

Qu’ont-ils visité ?

À pas pressés, ils arpentent une trentaine de villes. Leur petit carnet mentionne le nom des monuments vus ou visités, une vingtaine en cinq jours à Bordeaux, cinq à Nîmes en une journée par exemple. En quelques mots, il en relève l’intérêt, font part de leurs déceptions, mais le plus souvent de leur ravissement.

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« Magnifique promenade du Peyrou, ornée de beaux arbres », écrit Henri. Illustration de Jean-Marie Amelin, 1847, Gallica.

Ainsi en est-il du château de Blois restauré « sous Louis Philippe » et dont « les appartements sont rétablis avec les dorures et toute l’ornementation qu’ils avaient au 16e ». Nos mariés sont sensibles aux promenades, celle du Peyrou à Montpellier est qualifiée de « magnifique ». S’ils sont muets sur les murailles de Carcassonne – en piteux état -, ils admirent l’enceinte d’Avignon, « l’une des plus belles de France », mais note que le Palais des papes est réduit à l’état de « caserne ». Pétris de culture classique, ils consacrent leurs plus longs développements aux vestiges de l’Antiquité.

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Arles. « Arènes fort bien conservées », note Henri. L’intérieur des arènes a été déblayé dans les années 1830 seulement.

« De l’ancien théâtre et des ruines que l’on vient de déblayer [4] », Henri observe qu’il est « facile de reconstruire par la pensée le monument primitif dans son entier. La même chose s’applique aux arènes fort bien conservées ». Celles de Nîmes sont l’occasion de célébrer le génie des Romains.

En certaines occurrences, Henri est tranchant. D’un trait de plume, il exécute les deux églises de Niort « qui n’offrent aucun intérêt », juge les ex-voto de Notre Dame de Fourvière « désagréables au point de vue l’art » et fait un sort à Tarbes : « Pas un monument remarquable dans cette ville ».

À la rencontre de paysages sublimes

Aux visites de monuments s’ajoute en vrai – et non par les livres ou les tableaux - la découverte de paysages nouveaux, source d’émois inédits. D’abord le choc des Pyrénées. Accoutumés à la platitude de la Beauce, les mariés éprouvent la verticalité qui borne leur horizon.

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Paysage grandiose dans la vallée de Grip, mais se désole Henri, « le bruit des eaux est un ennui que j’ai éprouvé dans toute cette partie des Pyrénées ». Illustration de Mercereau in « La France de nos jours », 1860.

Près de Bagnères-de Bigorre, remontant à pied vers les sources de l’Adour, les voilà saisis par une perspective qui semble se jouer des distances : de là, s’émerveillent-ils, « on voit le pic du midi que l’on croit toucher et qui est cependant à trois heures de marche ». Mais le charme est rompu par « l’Adour dont on entend la clapotement perpétuel… Il distrait sans cesse et empêche l’âme de se recueillir ». Quelques jours plus tard, ils s’aventurent en Espagne à cheval sous la conduite d’un guide car l’excursion est réputée périlleuse…

Et puis, il y a la mer, elle aussi rêvée ou fantasmée. Pour la première fois, ils en appréhendent l’immensité infinie sur le bateau à vapeur qui relie Sète à Marseille. La nuit tombée, Henri et Jenny s’abandonnent à la contemplation des eaux : « Nous restons sur le pont jusqu’à minuit. La soirée est très belle ».

Expression de leur curiosité, ils s’initient aux bains. « Etablissement d’eau thermale de Bagnères-de-Bigorre, nous y prenons un bain », lit-on sur le petit carnet. Mais à Marseille, les deux époux goûtent cette fois aux « bains de mer » proposés par « les établissements du Prado », créés en 1842. Précisions à toutes fins utiles… : l’usage est thérapeutique et règlementé – surtout ne pas dépasser le quart d’heure dans l’eau -, les bains femmes sont séparés des bains hommes et le costume qui recouvre la totalité du corps masque les formes tentatrices [5]

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Marseille. « Nous avons pris un bain ». Tenue de bain, Harper’s magazine, septembre 1858.

À la rencontre d’une autre France

La rencontre avec une nature jusque-là ignorée se double de la découverte de l’altérité. Les vêtements des autochtones diffèrent de ceux de l’Eure-et-Loir. À Pau, « les hommes portent pour coiffure des bérets de laine, les femmes, des Madras dont les jeunes filles se servent d’une manière très élégante ». Au retour d’une promenade à cheval, le couple croise un paysan qui « nous offre une hospitalité assez cordiale quoiqu’il ne parle pas le français. » Curieuse association : comme si l’accueil eut été réhaussé par l’usage du français. Nouvel étonnement à Marseille où les mariés coudoient « à chaque pas des étrangers, des hommes portant les costumes de l’Orient, des grecs et de musulmans… »

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Marseille : promenade en mer, hippodrome, le château Borelly, la Canebière…
Épilogue

Henri et Jenny ont, durant neuf semaines, admiré des paysages sublimes, éprouvé des émotions nouvelles et partagé des moments forts. Nul ne saura jamais comment ces souvenirs communs ont façonné leur vie conjugale. Mais résume l’un leur arrière-arrière-petit-fils, gardien de la mémoire, « ils formèrent un couple très uni ». Leur voyage de noces, extraordinaire en son temps, est considéré par leurs descendants comme un acte fondateur dans l’histoire familiale [6].

Souhaitons que cet article et ce livre suscitent, sur ce sujet, des recherches des généalogistes dans leur tiroir ou leur grenier où pourraient se cacher – qui sait ? – récits de voyage de noces ou correspondances aux proches racontant le périple nuptial. En ce cas, les lecteurs peuvent me contacter….

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L’extraordinaire périple nuptial d’Henri et Jenny fait l’objet du livre « Voyage de noces ». Édition Ella, novembre 2024, 265 pages. 23 euros, préface de Pascal Ory, de l’Académie française.

Ce livre contient un cahier iconographique couleur de cinquante pages. Il montre aux lectrices et lecteurs ce que, jour après jour, Henri et Jenny ont vu. Invitation à voyager à leurs côtés…

Pour se procurer le livre : sites marchands, site Ella Editions ou pour une dédicace, écrire à Alain Denizet, 1 rue de l’enfer, Muzy 27650. Envoi du livre dès réception d’un chèque de 23 euros (Le port est offert).

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Le site de l’auteur

[1C’est à partir des années 1870 que s’impose la dénomination « voyage de noces ». Au XVIIIe siècle, les jeunes aristocrates nouvellement mariés partaient en voyage. Mais c’était pour rendre visite à la belle-famille et visiter leurs « biens ».

[2Archives départementales d’Eure-et-Loir, 113 J art. 34. Le fonds familial Levassort-Pelé a été déposé en 2021 par les descendants d’Henri et Jenny.

[3Bourgade d’Eure-et-Loir, à vingt kilomètres de Chartres. Henri et Jenny n’appartiennent pas à la haute bourgeoisie urbaine des grandes villes. Ce qui rend leur parcours tout à fait exceptionnel.

[4Les travaux de déblaiement ont démarré en 1822.

[5Les établissements proposent diverses manières de prendre des bains de mer comme le bain à la lame : on s’expose à la vague à l’intérieur d’une cabine fermée par des barreaux ou bien on recours au service « d’un guide-baigneur ». On bénéficie ainsi d’un massage à l’eau de mer sans risque de noyade.

[6Conseiller municipal de sa commune dès son retour à Courville, Henri est élu maire, puis pendant le dernier quart du XIXe siècle, il est conseiller général du canton de Courville-sur-Eure.

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