Ma grand-mère paternelle, Marie Tollet est née le 7 mai 1857, à Saint-Mars-la-Brière, dans le département de la Sarthe. Elle était la fille de Mathurin Tollet, potier en terre, et de Désirée Amelot, marchande drapière. A la naissance de Marie, Mathurin avait, depuis quelque temps, commencé à travailler dans le commerce de ses beaux-parents. Sans doute n’avait-il pas cessé d’exercer la profession de potier. Il descendait d’une longue génération de "pottiers en terre".Tous des Tollet. Tous prénommés Mathurin, comme le prouvent les actes de naissance de ses père, grand-père, arrière-grand-père…
Elle fréquentera l’école de son village, et poursuivra ses études jusqu’à l’obtention du Brevet élémentaire, le 12 août 1873, au Mans. Marie Tollet deviendra institutrice, dans le courant, donc, du dernier quart du XIXe siècle et du tout début du XXe siècle.
Elle exercera successivement à Saint-Denis-des-Coudrais – elle y sera nommée à compter du 13 décembre 1876 – à Lavardin, Courdemanche, Briosne, Saint-Georges-de-la-Couée et Marolles-lès-Saint-Calais.
Tous ces villages, hormis Lavardin, sont situés au sud-est de la Sarthe. C’est une région où l’on aime les rillettes, consommées généralement avec du cidre bu à la bolée, et le vin des Jasnières, un surprenant vin blanc, vinifié généralement en sec, et qui peut se garder 10 à 20 ans !
Marie, à Lavardin, épousera Joseph Charon, fils d’un garde particulier de Saint-Denis-des-Coudrais. Prénommé Jean, il y sera conseiller municipal, le mieux élu en nombre de voix.
La construction de l’école de la République
Lorsqu’en février 1879, Jules Ferry devient Ministre de l’instruction publique et des Beaux-Arts, il entendra réaliser un ambitieux et enthousiasmant projet : la construction de l’école républicaine. Accompagnée de trois principes : l’obligation scolaire [1] , la gratuité et la laïcité. Ces principes novateurs seront combattus avec violence. Notamment par les conservateurs : la droite catholique soumise à la hiérarchie de tradition tridentine.
Le principe d’obligation est combattu par celle-ci car, affirme-t-elle, « c’est une atteinte à la liberté du père de famille » [2]. L’un des arguments utilisés par les contempteurs de l’école obligatoire concernait les familles pauvres ! Ils affirmaient « Les parents pauvres ne pourront pas envoyer régulièrement à l’école les enfants dont ils ont besoin pour les travaux des champs… ».
Jules Ferry répondra : « La gratuité est une condition de la disparition du « banc des pauvres » ; la seule manière de passer de l’école de la charité à celle de la fraternité ».
« La gratuité ? rétorquera la droite. Et d’ajouter, en substance : « Qui va payer ? L’État ? Ce sera donc nous-mêmes… et nous paierons deux fois : pour envoyer nos enfants à l’école de notre choix (Comprenons l’école congréganiste, celle où Dieu est présent). Avec l’impôt, nous paieront également pour l’école sans Dieu ».
« Paul Bert, pouvait-on lire dans le quotidien La Sarthe, est un savant physiologiste vivisecteur des chiens et des consciences ».
- Lettre de René de Canson aux conseillers municipaux de l’Ardèche
René de Canson, candidat à un poste sénatorial, « défenseur de l’Église et de la France » sollicite « l’honneur d’aller défendre au Sénat… les intérêts de la religion, de la famille, de la liberté et de la prospérité nationale » |
Et Jules Ferry [3] : « Le premier devoir du législateur qui institue l’école neutre, notre devoir à tous, le devoir du Ministre et du Gouvernement, qui feront appliquer cette loi, sera d’assurer, de la manière la plus scrupuleuse et la plus sévère la neutralité de l’École. Si par conséquent un instituteur public s’oubliait assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant contre les croyances religieuses de n’importe qui, il serait assez sévèrement et aussi rapidement réprimé que s’il avait commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre les personnes à des sévices coupables ». Nous verrons qu’un certain M. Gautier avait ignoré cela.
Pour la naissance de Jean Charon [4], à Briosne, le 4 octobre 1881, Marie obtiendra 15 jours de congé. Un certificat du docteur Gigon lui permettra de se rétablir un peu. Mon grand-père, Joseph Charon, écrira à l’Inspecteur : « Ma femme a accouché d’un garçon » et « Je demande que l’on envoie Mademoiselle la Suppléante ». « Ce n’est pas nécessaire, précisera l’Inspecteur, j’ai pris l’avis du Maire et du médecin » …
15 jours de congé pour un accouchement ? C’était exceptionnel. Les institutrices travaillaient jusqu’aux derniers jours de leur grossesse et reprenaient leur travail dans les jours qui suivaient. On comprend mieux les revendications sociales de nos ancêtres.
À Courdemanche
Lors de l’arrivée de Marie dans un village où elle avait été nommée, il avait fallu faire appel à la « troupe » car la population, Maire en tête, s’opposait à l’arrivée d’une maîtresse pour une école publique de filles « car l’école des sœurs suffisaient bien ». C’était à Courdemanche. Les délibérations du Conseil municipal (archives de la Sarthe), les écrits de l’Inspection, et les recherches de Marc Raguin… permettent d’affirmer que c’est bien à Courdemanche que cette hostilité s’est manifestée…
Le Conseil municipal de Courdemanche, en utilisant toutes les ficelles administratives, avait repoussé, pendant des décennies, la mise en place d’une école publique pour les filles ! Voici notamment ce qu’écrit Marc Raguin [5] : « (…) la Préfecture (…) impose à la commune de construire une école, refusant que celle des sœurs soit transformée en école communale [6]. Prétextant des problèmes financiers, le conseil municipal laisse le soin à l’administration centrale de résoudre le problème. L’Académie décide alors de louer des maisons en attendant la construction d’un nouvel édifice.
En 1891, à la fin du bail qui accueille alors les jeunes filles, le conseil municipal n’est toujours pas enclin à construire une école. Devant l’insistance et les mises en demeure de la préfecture, la mairie décide enfin de s’occuper du dossier. Après de gros travaux réalisés dans les dépendances du collège, l’école laïque des filles s’installe dans les dépendances du collège de garçons en 1895. Il aura fallu près de quarante ans pour que les jeunes filles de Courdemanche et des environs puissent avoir une école laïque digne de ce nom ».
Une inspection riche d’enseignement
Marie avait déjà été inspectée dès janvier 1884. L’Inspecteur reviendra le 17 décembre suivant. Voici sa conclusion : "Institutrice qu’un insuccès momentané a complètement découragée".
Les renseignements statistiques notés par l’Inspecteur primaire sur son rapport du 17 décembre 1884 nous apprennent que Marie dirige une classe de… 7 filles – deux d’entre elles sont absentes. L’Inspecteur a dressé un tableau analogue concernant l’école libre des sœurs. La directrice, est une "sœur" dispensée du Brevet d’instruction primaire.
Les religieuses congréganistes présentaient en lieu et place une simple lettre d’obédience : « Les lettres d’obédience tiendront lieu de brevet de capacité aux institutrices appartenant à des congrégations religieuses vouées à l’enseignement et reconnues par l’État ». La lettre d’obédience était délivrée par l’évêque ou par la supérieure de la congrégation. C’est ainsi que des institutrices congréganistes pouvaient prendre en charge une école de campagne, sans aucune instruction…
- Lettre d’obédience
Sœur Natu a donc présenté une lettre d’obédience. Son adjointe, sœur Julie, a été brevetée en 1884. Les effectifs : 40 élèves, dont 38 présentes, chez sœur Natu, et 32 élèves, dont 25 présentes chez son adjointe.
Certaines congréganistes ne savaient qu’à peine lire et écrire. La population ne s’en souciait guère. Les habitants se contentaient de savoir signer leur nom. Comme Désirée Amelot, maman de Marie et veuve de Mathurin Tollet, qui, présente et consentante au mariage de sa fille, signera ainsi :
|
Pour ce qui concerne « l’école des sœurs », l’Inspecteur a précisé : « L’enseignement n’a rien de contraire à la morale, à la Constitution et aux lois ».
72 fillettes dans cette école congréganiste. Que pouvait faire Marie Charon face à un effectif aussi important et dans un climat d’hostilité permanent à l’école laïque ?
- Les conclusions de l’inspection de Marie
« Des revers de famille – poursuit l’inspecteur – aux ennuis d’une concurrence qui n’a même pas la municipalité pour appui. Triste école ! »
Des revers de famille ? Marie, il y a un an, a donné naissance à Jeanne, décédée quelques jours plus tard. Mon père m’a également appris que Joseph, son père, était devenu alcoolique. « Il s’est tué à l’alcool, me confiera-t-il un jour ». De surcroît, la famille Tollet avait rompu toute relation avec leur fille et leur gendre. Leur mariage aurait-il été considéré comme une « mésalliance » ?
Mathurin, le père de Marie, était décédé quelques mois avant que Marie commençât à exercer sa profession d’institutrice, à Saint-Denis-des-Coudrais.
- « L’administration s’est obstinée à maintenir
l’institutrice à Courdemanche… »
L’article présenté ci-dessus a été publié dans Le Français du 10 mai 1883. Soit 18 mois avant l’inspection de Marie Charon.
Les parents Tollet étaient plutôt fortunés – de riches marchands drapiers, m’avait précisé mon père, du côté des Amelot. Ce qui correspond aux recherches que j’ai faites. Mais la fortune a été dilapidée dans des placements hasardeux. Et une « fille de famille » qui épouse le fils d’un garde particulier et d’une couturière ? L’alcoolisme de Joseph avait-il commencé dès le mariage ?
L’Inspecteur, pour conclure son rapport, le complète ainsi : « Il est nécessaire que cette maîtresse quitte aux vacances de Pâques, son départ immédiat aurait immédiatement été demandé si elle eût été en mesure de partir ; des considérations financières l’obligent à rester quelque temps encore à son poste. C’est à cause de cette situation malheureuse (que le mari n’aide pas à changer) que Mme Charon est proposée pour un secours important. On pourra lui donner une autre destination (la concurrence ne pouvant être faite par elle) dès qu’elle pourra quitter à peu près honnêtement le pays ».
- Participer aux travaux du Bureau de Postes
J’ai trouvé le document ci-contre dans le dossier professionnel de Marie. Elle envisageait donc de faire quelques heures de bureau à La Poste de Courdemanche. Ses revenus n’étaient-ils pas insuffisants ? N’avait-elle pas des dettes à rembourser ? J’ignore si la demande de la Receveuse des Postes de Courdemanche a abouti favorablement. Je n’ai trouvé aucune réponse dans le dossier professionnel de ma grand-mère. |
À Saint-Georges-de-la-Couée, le différend entre les Gautier et les Charon
Marie souhaitera retirer son fils Albert – ce sera mon père – de l’école de garçons que dirige M. Gautier - et le scolariser à l’école de filles dont elle a la charge. Mais indique-t-elle la véritable raison qui l’incite à rédiger cette demande ? Jean, mon père, appelé ici Albert, m’avait parlé de ce courrier. Il m’avait dit : « Ma mère était pieuse. Son collègue instituteur de l’École de garçons ne supportait pas que sa collègue fréquentât l’église de Saint-Georges-de-la-Couée ».
Pourtant, Marie Charon entendait dans celle-ci des propos outrageants tant à l’égard de son école publique qu’au sien. Le desservant la montrait du doigt : « Regardez, la fille du diable ! Honte à vous si vous retirez vos enfants de nos écoles chrétiennes pour les placer dans ces établissements. Ils ont chassé Dieu. Honte à eux, honte à cette fille du diable ! ».
Mon père fréquentait l’école de garçons : « L’instituteur, M. Gautier, ne manquait jamais une occasion pour me faire subir des brimades, de me punir, parce que ma mère allait à l’église. Elle a donc écrit à l’Inspecteur d’académie pour lui demander l’autorisation de prendre son fils dans son école de filles ».
Courrier de septembre 1902 : "Je viens vous demander de bien vouloir m’autoriser à garder à l’école des filles, mon fils Albert, âgé de près de onze ans. Je n’ai plus que lui d’enfant et sa santé m’a donné plusieurs fois des inquiétudes, j’ai perdu ma pauvre fille le 14 juillet et ne saurai trop veiller sur son frère, je désire l’instruire moi-même. M. l’Instituteur ayant toujours eu sa seconde fille à sa classe depuis qu’il est à St Georges, je n’introduirai dans la commune aucun précédent fâcheux et vous prie encore M. l’Inspecteur, de m’accorder l’autorisation que je sollicite."
- On remarquera ce qu’a écrit l’inspecteur primaire,
sur la lettre de Marie
Marie ne révélera pas la véritable raison de cette demande. Mais l’inspecteur était bien au courant du différend qui opposait les Charon et les Gautier. Il mentionnera, sur la lettre de Marie, transmise à l’Académie : « Je crois bon de vous rappeler que les ménages Charron et Gautier sont en froid ». J’ai trouvé cette lettre dans le dossier professionnel de Marie. Jean n’en connaissait sans doute pas les termes exacts. Marie obtiendra satisfaction, selon mon père.
Pour construire l’école publique : les exigences des inspecteurs primaires
J’ai, devant moi, divers rapports d’inspection. Comme tous ses collègues, en cette période, Marie sera inspectée chaque année. Elle enseignera dans des classes à très faible effectif. Ainsi, à Briosne, l’inspecteur notera 12 inscrits, garçons et filles réunis… pour 5 présents. L’effectif de l’école congréganiste atteindra… 75 élèves pour deux classes.
L’inspecteur examinera tout : l’état de la classe et du matériel. Chez l’institutrice, les armoires, les piles de linge, les vêtements, le rangement général et la propreté. Il en conclura que l’institutrice a bien rangé sa maison ! Il constatera la vétusté du logement de Marie, et surtout, sa grande humidité, l’air qui s’infiltrait partout et les toitures délabrées. Il visitera le jardin et donnera son avis (favorable) quant à la tenue de celui-ci.
Les pressions sont très importantes, près des Mairies et, surtout, des enseignants pour obtenir une école bien entretenue, accueillante, avec un effectif prouvant que l’enseignement dispensé est de qualité. Rien ne doit être laissé au hasard.
L’école a un faible effectif par comparaison avec celui de l’école congréganiste du même village. La coupable est toute désignée : c’est l’institutrice qui n’est pas à la hauteur. Son enseignement est « médiocre », son travail est « insuffisant ». La preuve ? Les progrès « depuis [mon] dernier passage sont inexistants ». « L’institutrice n’a pas tenu compte de [mes] remarques ». Elle n’a pas « suivi [mes] conseils ». Suivront les remontrances de l’Inspecteur d’Académie et les menaces de sanctions sévères. Enfin, un inspecteur ajoutera une remarque dans la conclusion de l’un de ses rapports.
- ...un peu dévote...
Mais oui ! Nous pouvons lire concernant Mme Charon en mai 1901 : « Elle doit être un peu dévote. Pour l’instant, personne ne s’en plaint ». |
Joseph Charon, le grand-père… et les finances familiales
En 1880, Joseph sera incorporé, comme « appelé », au 103e Régiment d’infanterie, à Mamers. Est-ce là qu’il a commencé à boire ? N’est-ce-pas plutôt au décès de Jeanne ? Selon ce qu’écrivait l’Inspecteur primaire, le couple a accumulé des dettes. À cause de l’alcoolisme du mari, doit-on comprendre.
Ma grand-mère percevait un traitement de 800 francs / an, comme il est précisé sur son rapport d’Inspection. Soit moins de 2,20 francs / jour. En 1898, mon grand-père maternel [7], alors qu’il était ouvrier verrier, gagnait environ 2 francs / jour. C’était considéré comme « très mal payé ».
Quand il deviendra « souffleur de verre », il passera à 2,30 francs / jour puis à 2,50 francs. Un constat : en cette fin du XIXe siècle et ce début du XXe – on a appelé cette période la Belle Epoque - instituteurs et institutrices percevaient un faible traitement. Le site 19e.org nous donne un aperçu de ce que l’on gagnait annuellement dans quelques professions, en 1895 : Un journalier : 800 francs - Un cultivateur : 6 619 francs. Un propriétaire rentier : 11 855 francs…
Il est également intéressant de consulter Théma N° 2 de Thierry Sabot [8] « Les dépenses moyennes d’un ménage d’instituteurs en 1907 [9] : Alimentation : 18,8 % - Toilette du couple : 15 % - Enfants : 22,3 % - Entretien et aménagement de la maison : 2,5 % - Santé : 1,9 % - Loisirs : 17, 5 % - Épargne : 16,6 % - Impôts [10] : 0,9 % ».
Imaginons que Marie ait souhaité acquérir une machine à coudre avec ses accessoires. Son traitement annuel s’élève à 800 F. Soit : 66,66 F / mois. Pour l’acquisition envisagée, il lui faudra débourser 64 F. Un mois de traitement à quelques francs près ! Pour un accouchement simple, il faudra compter de 5 à 11 F. Une césarienne, 18 F.
Les possibilités financières de Marie seront extrêmement limitées, même si Joseph apportera quelque argent à leur ménage. Il n’est guère possible d’évaluer le montant des gains du mari.
Que pouvait faire le couple avec 2,20 francs / jour ? Surtout si le mari ne travaillait guère et passait ses journées à boire plus que de raison ? Mon père m’a confié : Joseph « avait certaines capacités ». Il sera journalier, jardinier… et greffier de mairie – secrétaire de mairie. Parcourant les registres de délibérations de conseils municipaux, j’y ai retrouvé l’écriture de Joseph, tout à fait comparable à celle de la lettre qu’il a écrite à l’Inspecteur pour annoncer la naissance de Jean… Dans l’une des délibérations, il était question de son traitement… Il s’agissait donc bien de lui. En outre, Jean m’a précisé que son père rédigeait des lettres, des baux et certains actes et contrats qui ne nécessitaient pas l’intervention d’un notaire. Un écrivain public, en quelque sorte.
D’ailleurs, lors du Conseil de révision, il est classé au niveau 3 pour son niveau d’instruction : sait lire et écrire et possède une instruction primaire plus développée. Le niveau 4 est attribué aux titulaires du Brevet d’instruction primaire ou du Brevet élémentaire : le niveau de ma grand-mère.
Il était assez fréquent, dans ces années-là, qu’une aide financière fût attribuée à une institutrice ou à un instituteur, pour l’aider un peu, étant donné leur faible rémunération. Lors du décès de Marie, en mars 1904, l’Inspecteur primaire demandera un « Secours » pour l’enfant de 12 ans – mon père – bien conscient que Joseph ne pouvait apporter aucune aide à son fils. Mon père la percevra, en un unique versement… en 1909.
Une famille d’agriculteurs recueillera Jean. Sans doute à partir de 1906. Car, cette année-là, Joseph Charon, journalier, et son fils Albert, son second prénom, figuraient sur le tableau de recensement de Marolles-lès-Saint-Calais.
- Recensement de 1906
« Ils m’ont élevé comme leur propre fils » me précisera mon père, non sans une certaine émotion.
Le dossier militaire de Joseph me fournit un renseignement inattendu : Joseph a été facteur à Bonnétable du 7 mai 1987 au 11 août 1889. Il démissionnera de cette fonction. Avait-il accumulé les fautes professionnelles en raison de son alcoolisme ? Les causes profondes de ce dernier restent inconnues. N’en est-il pas toujours ainsi ? Dans ces années-là, Marie était à Briosne.
Que d’épreuves auront jalonné ces années de labeur de Marie, ma grand-mère ! Si Jeanne, sa fille aînée, est morte à l’âge de 9 jours, sa seconde fille, Alice, est décédée à Saint-Georges-de-la-Couée le 14 juillet 1902. Elle avait 16 ans.
Les lettres qui suivront et qu’elle enverra à l’Inspecteur d’académie révèleront ses difficultés et sa souffrance. Le 13 septembre 1901 : « J’ai l’honneur de vous exposer que mon mari n’ayant pas beaucoup de santé et ne pouvant plus travailler à la campagne, je me trouve très gênée et désire obtenir une école mixte avec mairie. J’ai entendu dire que Marolles-lès-Saint-Calais va être à donner : ce poste me conviendrait parce que les frais de déménagement ne seraient pas très élevés, et je vous prie, Monsieur l’Inspecteur, de bien vouloir me l’accorder si l’Instituteur actuel vient à le quitter ». L’Inspecteur primaire ajoutera : « Transmis à Monsieur l’Inspecteur d’Académie en lui recommandant Madame Charron. Un ménage conviendrait à Saint-Georges ». [11]
Le 23 juillet 1902 : « J’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir me changer de résidence. J’ai eu le malheur de perdre ma fille âgée de seize ans le 14 juillet dernier. Mon mari mal portant d’avance a été frappé par ce coup terrible et imprévu que je me vois forcée de changer de milieu pour l’arracher aux souvenirs qui le tueraient. Je vous prie Monsieur l’Inspecteur d’académie de bien vouloir m’accorder une école mixte [12] avec mairie ; J’ai pour cela de bonnes raisons. J’ai un fils âgé de onze ans. Sur trois enfants, c’est le seul qui me reste. Il est de santé délicate et peu instruit [13] pour son âge, quoique intelligent, je désire l’instruire moi-même. De plus, la mauvaise santé de mon mari ne lui permet plus de travailler à la campagne ; je suis absolument sans fortune et très gênée… Mon mari a été secrétaire de mairie à Briosne et remplissait ses fonctions à la satisfaction générale, il les remplira de même si vous voulez bien m’accorder une école avec mairie.
S’il vous est possible, Monsieur l’Inspecteur, de m’envoyer pas très loin de St-Georges, ou auprès d’une ligne de chemin de fer, je vous serai reconnaissante. Il m’en coûte énormément de quitter l’endroit où je laisse ma pauvre enfant, et j’aurai le désir bien naturel de revenir quelquefois sur sa tombe ; si je ne suis pas très éloignée, les voyages me seront plus faciles et moins coûteux ».
Mention de l’Inspecteur primaire : « Transmis à Monsieur l’Inspecteur en lui recommandant tout spécialement Mme Charron ». La lecture de cette lettre montre le désarroi de Marie. Au point que son français est devenu approximatif et que sa lettre n’est guère structurée.
Le 29 octobre 1902 : « J’ai appris par le bulletin que M. Crénais, instituteur à Marolles-lès-Saint-Calais, est admis à faire valoir ses droits à une pension de retraite. J’ai des raisons particulières pour quitter St-Georges et je désire obtenir dans un rayon peu éloigné une école mixte avec mairie. S’il vous est possible de m’accorder Marolles que je sollicite depuis un an, je vous en serai très reconnaissante ».
Cette fois, Marie sera nommée à Marolles – une école mixte. Joseph y sera secrétaire de mairie.
À Marolles-lès-Saint-Calais
Marie devait y exercer sa profession d’institutrice à compter du 5 novembre 1902. Une surprise désagréable l’attendait à son arrivée. Transportant mobilier, vêtements, linge, ustensiles de cuisine, Marie et sa famille, un chariot tiré par un cheval, s’est présenté devant l’école de Marolles.
Le couple Charon était persuadé que le logement de fonction était vide et qu’ils pourraient immédiatement installer le contenu du chariot. Que nenni ! Le nouveau retraité, M. Crénais, était toujours là. Sans doute, son habitation de retraité n’était-elle pas immédiatement disponible ? Pourquoi ne pas avoir averti sa collègue qui lui succédait ?
La lettre de Marie à l’Inspecteur, en date du 21 novembre 1902, nous donne bien des renseignements sur ce sujet : "Monsieur l’Inspecteur, Je viens vous prier de bien vouloir m’accorder un secours pour frais de déménagement. En venant de St-Georges-de-la-Couée à Marolles j’avais compté sur une dépense relativement peu coûteuse, je m’étais bien trompée ; jamais installation ne m’a coûté tant de frais et d’ennuis. Quand je suis arrivée ici le 5 novembre dernier, M. Crénais habitait encore la maison d’école, il ne l’a quittée que le 8. Il a fallu blanchir le logement, dont je n’ai eu la disposition que le 11. J’avais été obligée de mettre mon mobilier dans une maison du bourg, il m’a fallu prendre des journaliers pour aider à le transporter. Tous ces retards ont entraîné à bien des dépenses que j’aurais voulu éviter, je suis obligée de vivre avec la plus triste économie, ayant malheureusement beaucoup à dépenser depuis six mois par suite de la maladie et la mort de ma pauvre fille. Je vous prie de nouveau, Monsieur l’Inspecteur, de bien vouloir m’accorder un secours dont j’ai certes grand besoin".
L’Inspecteur de Saint-Calais ajoutera : "Transmis avec avis favorable à Monsieur l’Inspecteur d’Académie". Le style de la lettre de Marie, les termes utilisés, la ponctuation hasardeuse… tout cela montre que Marie est bien fatiguée, usée par les accidents de la vie et le poids de la vie quotidienne.
Le 5 novembre, Marie enverra un courrier à l’Inspecteur d’Académie : « J’ai l’honneur de vous informer que j’ai été installée aujourd’hui institutrice à Marolles-lès-Saint-Calais, et que j’ai signé le procès-verbal d’installation et de récolement du mobilier ».
Les derniers moments
Dans le dossier professionnel de Marie, j’ai trouvé un certificat médical du Docteur Gigon, de Saint-Calais. Il est daté du 7 décembre 1903 et a été établi à Marolles même : « Je soussigné Docteur Gigon certifie que Madame Charon institutrice à Marolles, est atteinte d’érysipèle [14] facial. Elle a besoin d’un repos de 8 jours environ ». Jean, mon père, m’avait parlé de tuberculose. L’Inspecteur parle d’un fils poitrinaire. Marie devait être fragilisée au point de contracter une pathologie lourde à traiter à cette époque. Les antibiotiques n’existaient pas encore.
"J’ai l’honneur de vous transmettre un Certificat du Dr Gigon concernant Mme Charron de Marolles-lès-St-Calais. J’ai pris l’avis du maire et du médecin. Il ne semble pas qu’il y ait lieu d’envoyer une suppléante. Mme Charron reprendra vraisemblablement son service lundi. S’il en était autrement, je vous en informerais", ajouta l’Inspecteur primaire.
Le mercredi 16 décembre, Marie écrira à l’Inspecteur d’académie : « Il m’est impossible de me rendre à Château-du-Loir dimanche prochain, ma mauvaise santé ne me permet pas ce déplacement. Je regrette de ne pouvoir accompagner ceux de mes collègues qui, plus heureux que moi, pourront présenter leur respect à M. le Ministre de l’Instruction publique ».
Ce dimanche-là, Joseph Chaumié, est venu, à Château-du-Loir, présider l’inauguration du « monument élevé par le comité républicain (…) à la mémoire de M. Le Monnier, proscrit par l’Empire, ancien sénateur (…) et ancien maire… ». La population aurait crié sur son passage : « Vive la République ! Vive Chaumié ! Vive Combes ! » [15]. Un banquet de 1100 couverts réunira les Républicains.
Une contre-manifestation avait été prévue par les amis de Cavaignac [16]. Ce dernier avait pris… le même train que Chaumié. Pour participer à un autre banquet à quelques dizaines de mètres du premier. Il n’y aura aucun heurt entre les deux groupes.
Ce sera sans doute la dernière lettre de Marie à l’administration de l’Instruction publique. Rien d’autre n’a été trouvé dans son dossier professionnel. Son état de santé se dégradera. Deux mois et demi plus tard, à l’arrivée du printemps, elle s’éteindra à tout jamais, le dimanche 20 mars 1904, vers 5 heures du matin.
Le lendemain des obsèques de Marie, l’Inspecteur, présent ce jour-là, rédigera et transmettra à l’Inspecteur d’académie un rapport détaillé. Il indiquera que Marie « est morte d’anémie, survenant après 2 jours de grippe infectieuse ».
« Les obsèques ont eu lieu à Marolles le mardi 22 mars à 10 heures, au matin ». Il constatera la présence du maire, du conseil municipal, des écoliers et de « presque toute la population du village ». Il citera également les noms des huit collègues de Marie, présents aux obsèques. « Toute l’assistance sanglotait, quand il parlera de sa brutale disparition. Mme Charon était très bien considérée à Marolles ». Il ajoutera : « Mme Charon laisse un jeune enfant d’une douzaine d’années qui pourrait bien être poitrinaire, précise-t-il. Il y a peu de fortune. La situation me paraît fort intéressante. Un secours annuel de l’Etat et du département serait ici nécessaire ».
Après le décès de Marie, Joseph continuera de vivre avec son fils, à Marolles. Tout en étant journalier, il poursuivra sa fonction de greffier de mairie. Sa vie deviendra de plus en plus difficile, en raison des multiples épreuves familiales, la perte de ses deux filles, la mort de son épouse, la mise à l’écart par sa belle-famille, et, hélas, son alcoolisme. Il finira par démissionner, comme nous le prouve un extrait du registre des délibérations du conseil municipal de Marolles-lès-Saint-Calais, du 30 mai 1904. Joseph sera donc resté deux mois secrétaire de mairie dans ce village après le décès de Marie.
- L’école de Marolles-lès-Saint-Calais
L’école de Marolles-lès-Saint-Calais. La photo a été prise entre 1902 et 1910. On aperçoit la fin d’une date : ...08. Ce cliché a sans doute été réalisé après 1904, ce n’est donc pas Marie qui est ici photographiée avec ses élèves. Le cliché n’est pas antérieur au 31 octobre 1902, car ma grand-mère a succédé à M. Cresnais, instituteur ici depuis de longues années. A gauche, la salle de classe - une classe unique, avec filles et garçons. Derrière l’institutrice : la Mairie, au-dessus de laquelle se trouve le logement de l’institutrice. |
La vie professionnelle et familiale de Marie Tollet, ma grand-mère paternelle, devenue institutrice communale puis publique [17], peut sembler hors du commun. Il n’en est rien. Si certains collègues ont pu traverser sans encombre ces années durant lesquelles se construisait l’école républicaine, ils ne sont pas rares celles et ceux qui ont souffert moralement, financièrement et même physiquement – il faudra attendre plusieurs décennies pour que les soins aux malades soient plus efficaces.
Ce ne sera que bien plus tard que, ici et là, l’on comprendra enfin que l’éducation est indispensable à tout être humain, quels que soient ses origines, son sexe et les ressources familiales.
En cette fin de XXe siècle, dans nombre de villages, les édiles municipaux restaient convaincus de l’inutilité de l’instruction. Surtout pour les filles, précisaient-ils…
L’obscurantisme – notamment religieux – citons le Syllabus de Pie IX, qui condamnait la démocratie et la liberté de conscience – conduisait certains à trouver inconcevable que les êtres humains pussent acquérir une autonomie et une liberté, pour réfléchir à ce qu’est l’homme et la société, à donner un sens à leur vie, le privant en conséquence de liberté politique et personnelle. Tout comme celui de tout un pan de la société qui a freiné la mise en place de notre système éducatif.
« Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance » [18].