Engagé volontaire dans la Marine nationale, la "Royale" comme l’on dit, il m’a été donné la chance de naviguer autour du monde. L’un des souvenirs le plus extraordinaire et le plus vivace qu’il m’en reste, est le voyage et le séjour en Polynésie, dans les îles, et plus particulièrement dans l’île de Tahiti.
Les anecdotes seraient nombreuses, mais je me limiterai aujourd’hui à évoquer un loisir, on dirait maintenant un sport, qui se pratique dans ces îles lointaines depuis plusieurs centaines d’années, et qui prouve que nous n’avons rien inventé.
Il s’agit d’un sport nautique, que nous avons découvert relativement récemment en Europe, et que tout un chacun a pu observer sur les plages : je veux parler du surf.
On peut en donner cette définition : sport nautique qui consiste à se laisser porter sur les vagues par les rouleaux, en se maintenant en équilibre sur une planche.
La pratique en est donc fort répandue de nos jours, et on utilise non seulement l’eau, pour cette "glisse", mais aussi la neige, et même l’air, balancé d’un avion.
Familier à l’époque des sports nautiques, je n’ai néanmoins jamais pratiqué le surf, ma seule expérience se limitant à quelques essais bien maladroits.
La souplesse, l’équilibre, le choix de la "bonne" vague sont les qualités de base qu’il faut posséder pour une pratique du surf avec succès.
On utilise une planche, aujourd’hui sophistiquée, mais les Polynésiens se servaient d’une pirogue longue et étroite, faite d’un seul tronc creusé, dont ils possédaient plusieurs types, des pirogues à balancier pour la pêche et les voyages moyens, au grand "paépaé" ou aux grandes pirogues doubles et pontées, pour la guerre et les voyages lointains.
J’ai assisté plusieurs fois à la même scène, décrite par le texte qui suit, et j’ai pu constater et admirer avec quelle maestria les naturels des îles surfent sur les rouleaux du grand Pacifique.
William Anderson (1750-1780) avait 23 ans quand il découvrit pour la première fois l’île de Tahiti, en 1773, lors du second voyage de James Cook, à bord de la "Resolution", sur laquelle William exerçait la fonction de second chirurgien. Il participa aussi au 3e voyage de Cook (1777), dont il fait le compte-rendu et des observations ethnographiques.
Autodidacte en sciences naturelles, personnage jeune et enthousiaste, il étudiera les récifs coralliens et s’intéressera aux langues et dialectes des îles, aux moeurs et manières de vivre des habitants et à leurs croyances.
Il mourra dans le Pacifique Nord, un an après Cook.
Nous verrons que, d’après sa relation, les Polynésiens se livraient depuis déjà bien longtemps à ces exploits nautiques qu’ils nommaient ehororoé.
Laissons à présent parler William Anderson, dans ce texte daté de 1777 :
"Ils connaissent les impressions voluptueuses qui résultent de certains exercices du corps, et qui chassent quelquefois le trouble et le chagrin de l’âme avec autant de succès que la musique.
Je puis citer là-dessus un fait remarquable qui s’est passé sous mes yeux. Me promenant un jour aux environs de la pointe Matavaï (nb : au nord de l’île de Tahiti, non loin de Papeete) ,où se trouvaient nos tentes, je vis un homme qui ramait dans sa pirogue avec une extrême rapidité, et comme il jetait d’ailleurs autour de lui des regards empressés, il attira mon attention.
J’imaginai d’abord qu’il avait commis un vol, et qu’on le poursuivait ; mais après l’avoir examiné quelque temps, je m’aperçus qu’il s’amusait.
Il s’éloigna de la côte jusqu’à l’endroit où commence la houle, et épiant avec soin la première vague, il fit force rames devant cette vague, jusqu’à ce qu’il pût en éprouver le mouvement, et qu’elle eût assez de force pour conduire l’embarcation sans la renverser ; il se tint immobile alors, et il fut porté par la lame qui le débarqua sur la grève : il vida tout de suite sa pirogue, et retourna à la houle.
Je jugeai qu’il goûtait un plaisir inexprimable à être promené si vite et si doucement sur les flots. Quoi qu’il fût à peu de distance de nos tentes, de la Resolution et de la Découverte, il ne fit pas la moindre attention au rassemblement de ses compatriotes, qui s’empressaient de voir nos vaisseaux et notre camp, objets qui devaient être extraordinaires pour eux.
Tandis que je l’observais, deux ou trois insulaires vinrent me joindre ; ils semblèrent partager son bonheur, et ils lui annoncèrent toujours par des cris l’apparence d’une houle favorable, car ayant le dos tourné et cherchant la lame du côté où elle n’était pas, il la manquait quelquefois.
Ils me dirent que cet exercice, appelé ehororoé dans la langue du pays, est très commun parmi eux. Ils ont vraisemblablement plusieurs amusements de cette espèce, qui leur procurent au moins autant de plaisir que nous en donne l’exercice du patin, le seul de nos jeux dont les effets puissent être comparés à ceux que je viens de décrire."
NB : quel est cet "exercice du patin" dont parle W. Anderson à la fin du texte ? Probablement pas le patin à roulettes !
Ref. "Description de Tahiti", par William Anderson - Coll. "La Harpe" - Paris - 1825.