Nous sommes le 14 juillet 1831. Cette nuit-là, Marie Anne Françoise Elie BOUY, sage-femme, est appelée pour un accouchement, au 9 rue de la loge, à Marseille. Il est 5 heures du matin, et la petite Anne Augustine voit le jour. Le même jour, Elie se rend à la mairie pour déclarer la naissance de l’enfant, puis à l’hospice de la Charité. En effet, Anne Augustine n’aura pas la chance de grandir dans un foyer avec des parents aimants, elle sera admise à l’hospice à peine 9 heures après sa naissance. Nous ne saurons jamais rien de ses parents. On lui attribue le patronyme MÉDOC.
Les dossiers des hospices pour cette époque ne sont pas très exhaustifs. Cependant, on retrouve malgré tout la déclaration de son admission à la Charité dans laquelle il est fait état de ses effets personnels, qui sont un indice précieux quant à la situation de sa mère/ses parents : "peu de hardes [...] la revêtaient, toutes vieilles". On pourrait donc en déduire qu’Anne Augustine est issue d’un milieu très pauvre, au vu de l’état de sa tenue. Heureusement, c’est l’été et il fait certainement bien chaud à Marseille. Bien qu’un nourrisson ait grand besoin de chaleur dans les jours suivant sa naissance, le fait d’être née en plein mois de juillet a dû grandement multiplier les chances de survie d’Anne Augustine.
Une vingtaine de jours après son admission, Anne Augustine est vaccinée, en vue d’être placée en nourrice quelque part. Après quelques tentatives infructueuses, la vaccination finit par fonctionner le 29 août 1831 et 3 jours plus tard, elle part pour les Alpes-de-Haute-Provence (les Basses-Alpes, à l’époque) et est placée en nourrice à Valbelle.
Elle y restera 7 ans, puis retournera à l’Hospice de la Charité où elle séjournera 3 semaines, avant de repartir en pension, dans la Drôme, cette fois. On peut imaginer qu’elle vit à l’hospice de Buis-les-Baronnies, où 7 jeunes filles, non nommées, sont recensées en 1841.
- L’Hôpital-hospice de Buis-les-Baronnies, dont l’existence remonterait au XVIe siècle, fut transformé en Hôpital de la Résistance entre juillet et septembre 1944. © Archives communales de Buis les Baronnies, AD26 Droits réservés – Henri Veux
Il est donc difficile de savoir ce qu’Anne Augustine devient après ce placement. Elle disparaît de la circulation jusqu’au 31 juillet 1850, date à laquelle elle accouche d’un enfant, Victorine Thérèse, à Avignon. Comme sa mère, Victorine Thérèse passera sa jeunesse entre divers placements, mais sa vie connaîtra un article à part entière, car il n’est pas possible de la résumer en un simple paragraphe.
Le 25 mars 1855, on trouve à nouveau Anne Augustine dans l’état-civil de la ville d’Avignon, car elle accouche d’une fille, mais l’enfant est déclaré sans vie. Une fois de plus, le père est inconnu et il est précisé qu’Anne Augustine est « sans domicile ». En effet, on a beau parcourir le recensement d’Avignon de 1851 en long, en large et en travers, Anne Augustine Médoc n’y apparaît pas. Idem en 1856.
Cela devient une habitude, Anne Augustine ne laisse de traces que lors de déclarations de naissance. Un fils naît le 1er juillet 1857 à Avignon, toujours de père inconnu, mais à la différence des naissances précédentes, un domicile est indiqué : elle réside au 1 rue de l’Anguille, à Avignon (cette rue n’existe plus de nos jours, elle menait de l’actuelle rue Mignard à la rue Dorée). L’enfant sera nommé François Augustin et prendra le patronyme de sa mère. Mais que devient-il ? Son décès est introuvable dans les tables d’Avignon, il n’y a pas de fiche de matricule à son nom pour la classe 1877 dans le Vaucluse. Il n’apparaît pas non plus dans les dossiers de l’assistance du département, contrairement à sa (demi-)sœur.
Anne Augustine poursuit sa route. A-t-elle gardé François Augustin avec elle ? On ne le sait pas. Toujours est-il que le 7 janvier 1859, une nouvelle naissance est déclarée, une fille, sans vie. C’est le 4e enfant d’Anne Augustine, né de père inconnu, le 2e n’ayant pas survécu. Mais cette fois, l’histoire se passe à Paris ! Anne Augustine a quitté sa Provence et réside désormais au 14 rue Hautefeuille de la capitale lorsqu’elle donne naissance à cet enfant.
Pourquoi se trouve-t-elle maintenant à Paris ? A-t-elle connu un parisien de passage à Avignon et l’aurait-elle suivi ? Pourrait-il être le père de cet enfant né début 1859 ? Était-elle déjà enceinte à son départ ? Se pourrait-il qu’il lui ait promis une vie meilleure et l’ait abandonnée en apprenant sa grossesse ?
Ou bien vit-elle en concubinage et son compagnon n’aurait jamais accepté de reconnaître ses enfants ? Le fait qu’elle ait vécu sans domicile pendant plusieurs années laisse à penser que ce n’est pas forcément la bonne piste.
En tout cas, il y a beaucoup de questions restant en suspens, qui ne trouveront jamais de réponses.
La vie d’Anne Augustine semble donc très chaotique, mais au moins, cette fois, elle semble avoir un toit. Comment a-t-elle vécu les séparations avec ses enfants, la crainte du jugement des gens lors de ses grossesses, le décès de ses 2 filles ? Des regrets, elle en a certainement eu, car le 9 juillet 1862, elle reconnaît enfin sa fille qui est à l’aube de ses 12 ans. On trouve donc, dans l’état-civil du 4e arrondissement de Paris, l’acte de reconnaissance de Victorine Thérèse. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle la recueille, puisque Victorine Thérèse continuera à être placée à divers endroits autour d’Avignon.
On le voit, Anne Augustine réside toujours dans la capitale, mais les choses ont changé. C’est désormais une femme mariée ; elle a épousé, le 1er octobre 1859, un terrassier venu d’Auvergne répondant au nom de Jean VENESSY. On ne peut que se réjouir d’un éventuel équilibre enfin trouvé par Anne Augustine, pourtant, le malheur continue de frapper régulièrement à sa porte.
Trois enfants naîtront de cette union :
- Une fille, sans vie, le 4 octobre 1859, soit 3 jours après le mariage de ses parents
- Une autre fille, sans vie, le 29 juillet 1860
- Jean Venessy, né le 27 février 1863 et décédé le 2 mars suivant
En résumé, entre 1850 et 1863, Anne Augustine a accouché de 7 enfants, mais un seul, Victorine Thérèse, a vécu jusqu’à l’âge adulte (peut-être François Augustin également ?).
Puis, c’est le calme plat pendant une vingtaine d’années. Le fait qu’il n’y ait pas de recensements parisiens à cette époque ne nous permet pas de savoir où le couple a vécu pendant ces 2 décennies. Il semble pourtant qu’ils aient vécu quelques années dans la même maison du 14 rue Hautefeuille (ancien IVe arrondissement). Dans cette rue, se trouve la Brasserie Adler où se réunissent, dans les années 1840-1860, des étudiants, des artistes et des personnalités de la gauche républicaine. Gambetta, Courbet, Corot et autres s’y retrouvent donc régulièrement et on se prend à rêver de voir notre petite Anne Augustine s’asseoir à une table voisine des plus grands, ou, plus simplement, les croiser dans sa rue…
Quant au n° 14, l’ouvrage de Henri Baillière publié en 1901 « La rue Hautefeuille : son histoire et ses habitants (propriétaires et locataires), 1252-1901, contribution à l’histoire des rues de Paris », nous apprend qu’il a abrité un cabinet anatomique composé de figures de cire, ou la résidence du critique littéraire Louis Edmond Duranty, fondateur du théâtre des marionnettes et de l’impressionnisme.
- La rue Hautefeuille en 1866, cliché de Charles Marville - Collection : BHDV, ancienne bibliothèque de la préfecture de la Seine. DR.
Comme nous le disions plus haut, le couple ne laisse plus de trace à l’état-civil parisien jusqu’en 1886, lorsque Jean décède le 26 décembre. A ce moment-là, le couple réside au 16 rue de la Bûcherie, qui se trouve à quelques pâtés de maisons de leur précédente adresse connue. Il sera inhumé 2 jours plus tard au cimetière parisien de Bagneux.
Anne Augustine, 56 ans et veuve, reste dans leur maison. C’est là qu’elle habite à son mariage, le 16 mars 1889. Son époux, c’est Jean Antoine HARDY. Il est né en Haute-Saône mais exerce le métier de gardien de la paix à Paris. Il prendra bientôt sa retraite, et la quiétude de la province lui manque. C’est en toute logique que Jean Antoine et Anne Augustine s’installent dans le village natal de celui-ci, quelques années plus tard, bien que ses parents soient morts depuis bien longtemps. On trouve la trace de notre couple le 7 juillet 1894, lorsque Jean Antoine, retraité de 53 ans, déclare le décès de sa voisine, Jeanne Baptiste Clerc, à Chenevrey-et-Morogne. Lui-même décèdera le 19 décembre 1900 dans la commune voisine de Marnay, où le couple s’est installé. Anne Augustine le suivra dans la tombe le 30 septembre 1910, à Marnay. Les recensements de 1901 et 1906 nous apprennent qu’entre temps, elle a vécu seule, à 2 adresses différentes : rue Saint-Germain et avenue de la Gare, à Marnay.
Difficile, quand on fait des recherches généalogiques, de dérouler le fil de la vie de nos ancêtres avec précision. Bien souvent, on doit se contenter d’actes d’état-civil bien trop formels, ou exceptionnellement, de quelques petits commentaires déposés par les prêtres sur leurs registres paroissiaux. Certaines branches sont « faciles », les familles n’ayant pas bougé pendant plusieurs siècles. Mais quand certains de nos aïeux quittent leur région, parfois plusieurs fois dans leur vie, comme Anne Augustine, ce fil est à retordre !
Alors, on s’acharne et si on a de la chance, on se retrouve avec bien plus d’informations que ceux qui n’ont pas été déracinés. Pour le cas d’Anne Augustine Médoc, suivre ce fil noué de malheurs a été un travail de longue haleine qui a apporté son lot de peine mais aussi de joies. Si ce ne sont que des écrits, les trouvailles la concernant nous permettent malgré tout de dire avec certitude que sa vie n’a pas été facile tous les jours. Il me semblait que le fait d’écrire cet article serait un hommage pour elle et ses enfants.
Malgré tout, je pense qu’il reste encore beaucoup à en apprendre. Il y a notamment cette question qui revient régulièrement dans mes recherches : qu’est-ce qui a bien pu arriver à son fils, François Augustin ?