Introduction
Lors de travaux effectués à Bénodet dans la maison familiale, un trésor, bien caché au fond d’un tiroir poussiéreux, attendait patiemment celui ou celle qui allait le découvrir : neuf lettres écrites en 1863 par Louis-René Thomas, mon arrière-grand-père, à Marie-Anne Cosmao, sa future épouse.
Sur des feuilles ornées de motifs floraux peints à la main et presque à chaque fois différents, mon ancêtre, d’une belle écriture et dans un style très académique, correspond avec l’élue de son cœur qu’il nomme tout d’abord Mademoiselle avant de l’appeler Bien aimée Marie-Anne.
Ces lettres fourmillent de détails, souvent savoureux, sur la manière de vivre, de penser et d’aimer en Cornouaille, au milieu du XIXe siècle. Pris par l’écriture d’autres récits, j’ai longtemps différé l’étude de ces missives intimes, mais aujourd’hui, il est temps de vous les dévoiler. J’ose espérer ne pas provoquer au ciel la fureur de ceux sans qui je ne serais pas là !
Auparavant, laissez-moi vous présenter ces deux aïeux :
Louis-René Thomas, vingt-quatre ans, est le fils de Louis-René et de Marie-Jeanne-Joachine Bernard, propriétaires cultivateurs à Penhars (Finistère). En 1835, la famille Thomas est arrivée à Penhars, après avoir été contrainte de quitter les deux fermes exploitées depuis des générations à Plonéis pour le compte de M. de Carné, le châtelain qui voulait reprendre ses biens . Alors que le grand-père, Louis-Marie, s’est installé avec son fils Guillaume et sa bru à Kervalguen (Penhars), Louis-René père a vécu chez sa femme à Kerbernard (Pluguffan), avant d’acheter, en 1839, la métairie de Kerviel (Penhars), lors d’une audience publique de la criée du tribunal de Quimper, à la suite de la faillite de négociants quimpérois.
Louis-René fils parle le français. Comme les enfants de paysans aisés, il l’a appris à l’école des Likès (Quimper), établissement primaire spécial où, outre les matières générales, l’élève reçoit des notions élémentaires d’agriculture et d’économie domestique. À l’âge de vingt ans, Louis-René a échappé au service militaire de cinq ans, après avoir tiré le numéro 207, alors que les conscrits du canton étaient enrôlés jusqu’au numéro 164. Quand commence cette histoire, il travaille avec ses parents à Kerviel et cherche la compagne qui l’aidera à tenir la ferme.
Marie-Anne Cosmao, vingt ans, est la fille d’Hervé et de Marie-Anne Le Quellec, décédée alors que la petite n’a que deux ans. Élevée par sa grand-mère paternelle au village de Quillien (Plogonnec), elle passe de nombreuses années en pension chez les sœurs du Sacré-Cœur à Quimper, où elle apprend l’art d’être une parfaite épouse et maîtresse de maison.
Le décor est planté, les protagonistes sont en place, il est temps d’ouvrir le rideau sur la chambrette qu’occupe Louis-René, à l’étage de la maison principale de Kerviel.
Il va nous raconter leur histoire.
Début de la 1re partie
Lundi 9 mars 1863. 10 heures de la nuit
- Le début de la lettre
Enfin seul ! Mes parents, dormant au rez-de-chaussée, ne risquent pas de me déranger et je vais pouvoir écrire à Marie-Anne. Après avoir discuté longuement avec elle samedi dernier, je sais que c’est cette femme qui va partager ma vie, n’en déplaise à ceux qui s’obstinent à vouloir me marier avec une fille bien dotée et dont la propriété des parents serait, si possible, voisine de Kerviel. Notre ferme fait déjà plus de trente-six hectares, mais ce n’est jamais assez pour mon père qui, pourtant, préfère les longues stations au cabaret, plutôt que le travail de la terre. Ma mère est une femme indolente qui, au prix d’efforts lui paraissant surhumains, ne s’occupe que de la basse-cour et me laisse gérer l’exploitation avec cinq ou six domestiques. Le baz-valan [1]. est venu à de nombreuses reprises nous entretenir de telle ou telle jeune fille de Penhars qui serait, selon lui, un excellent parti pour moi. Chaque fois, je l’ai éconduit au désespoir de mes parents.
À les entendre, j’allais rester célibataire et, sans femme à mes côtés, la ferme allait péricliter. Fils ingrat, je ne me souciais pas de leurs vieux jours. Combien de fois ont-ils cité en exemple ma sœur Marie-Jeanne qui, en 1849, a accepté d’épouser Jean-Corentin Danion, un homme bien plus âgé qu’elle, mais riche propriétaire et surtout maire de Kerfeunteun ? De quoi satisfaire l’amour-propre paternel !
- Mariée de Kerfeunteun
- François Hypolite Lalaisse. La galerie armoricaine.
J’étais prêt à leur céder, lorsque, le 29 mars de l’année passée, j’ai vu, ou plutôt aperçu Marie-Anne Cosmao. Perdue au milieu de la foule qui assistait aux obsèques de Marie-Renée Hamon, fauchée par l’Ankou [2] alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, Marie-Anne pleurait son amie de pension. Par la suite, nous nous sommes revus à l’occasion de deux mariages et j’ai eu l’impression que je ne lui étais pas indifférent. Après bien des hésitations, je me suis décidé au début du mois de février à lui adresser un mot de billet par l’intermédiaire d’un ami commun qui ne tarissait pas d’éloges sur cette jeune fille avenante et sérieuse, ayant de surcroît un physique agréable. Certes, la ferme paternelle était moins grande que la nôtre, mais quelle importance ! Dans mon message, j’ai osé lui déclarer mes tendres sentiments à son égard et lui proposer un rendez-vous à l’issue d’un marché quimpérois, un samedi de mars. Sa réponse a tardé et je commençais à perdre espoir et à regretter mon audace, lorsqu’elle m’a fait savoir qu’elle venait seulement de prendre connaissance de mon billet, et que, désireuse elle aussi de mieux me connaître, elle acceptait une rencontre le samedi 7 mars dans un café de la rue du Chapeau-Rouge. Depuis, j’étais au septième ciel !
Il a bien fallu en redescendre et, ce samedi, levé dès cinq heures, j’ai revêtu un beau chupen (une veste) sur un jiletenn (un gilet) brodé et, en compagnie de deux domestiques, nous nous sommes rendus au marché de Quimper. Mes parents étant encore couchés, je n’ai pas eu à leur mentir à propos de ma tenue peu habituelle pour aller vendre deux génisses. Rendu sur la place du marché aux bestiaux, j’ai bien vu les regards narquois des autres paysans devant leur collègue endimanché, mais qu’importe, j’étais si heureux et impatient. Sous un ciel encombré, j’ai dû m’abriter plusieurs fois dans un des débits voisins, où j’ai conclu la vente des deux bêtes. La tête ailleurs, j’ai même accepté, après quelques palabres, d’en baisser le prix. Connaissant mon âpreté en affaires, mes valets n’en sont pas encore revenus. Vers trois heures, le mauvais temps a vidé la place et rempli les verres dans les cafés. Comme il était hors de question que je boive de trop, j’ai quitté mes domestiques, prétextant un rendez-vous chez un homme de loi.
Arrivé rue du Chapeau-Rouge, je suis entré au numéro 26 où Vincent Douaré exerce la profession de cordonnier. À l’étage, Catherine Jaffron, son épouse, tient un café. Originaire de Penhars, elle m’a bien accueilli, mis à la porte quelques soiffards, assis depuis de nombreuses heures à refaire le monde, et ainsi trouvé une table libre qu’elle a nonchalamment nettoyée avec son tablier. Après quelques minutes, Marie-Anne est arrivée et, le vacarme cessant, tous les regards se sont tournés vers cette jeune et jolie femme. Malgré une tenue toute simple, elle resplendissait et j’en ai été fort troublé. Après avoir échangé quelques banalités, parlé de notre scolarité et de nos parents, nous avons convenu de nous écrire souvent, à défaut de nous rencontrer aussi fréquemment que nous l’aurions désiré. Notre amour naissant devant rester caché, mes lettres lui parviendraient chez une amie au bourg de Plogonnec et les siennes devraient indiquer sur l’enveloppe Louis-René Thomas fils, précaution prise pour que mon père ne les ouvre pas. Si notre secret était dévoilé, ce ne serait pas un malheur mais une contrariété. Bien trop rapidement à mon goût, Marie-Anne a quitté le débit de boissons, devant retrouver sa servante et rentrer à Plogonnec.
- Rue du Chapeau-Rouge
Deux jours après cette rencontre, j’en suis encore ému et, devant ma feuille blanche, je ne sais trop quoi lui écrire. Tout d’abord, je la félicite pour sa conversation agréable et sa sincérité. Comment puis-je lui prouver que je suis sans arrière-pensée et que je tâcherai d’être aussi franc que possible ? J’écris : Dans une affaire d’une si haute importance, la réflexion peut suggérer bien des pensées, surtout lorsqu’on ne se connaît pas plus que vous me connaissiez avant ceci, mais votre candeur et votre bonne foi y ont bientôt mis un terme. Cette phrase est un peu longue et j’aimerais employer des mots plus simples, mais c’est la première fois que j’écris une lettre d’amour. Pour conclure, je lui demande de fixer le lieu, le jour et l’heure de notre prochain entretien en espérant qu’il ne sera pas à un long terme. Je signe : Je suis avec le plus profond respect votre prétendant.
La ferme de Quillien étant assez éloignée du bourg de Plogonnec, Marie-Anne ne pourra aller chercher ma lettre avant la messe de dimanche, et il va me falloir sans doute attendre huit à dix jours sa réponse.
- "Je suis avec le plus profond respect votre prétendant"
Dans ce neuvième livre, j’évoque huit autres lettres tout aussi superbes, puis je raconte la vie du couple. Ils ont tout pour réussir, mais, à Penhars comme ailleurs, la vie ne s’écoule pas toujours comme on le souhaite !
Ce livre est uniquement vendu sur mon site par CB ou par courrier
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