Bals clandestins dans le Finistère pendant l’occupation allemande
Trégourez. Mardi 24 février 1942. Bien qu’il ne soit que cinq heures de l’après-midi, il fait déjà nuit. Au dehors, la neige tombe en abondance mais, dans le restaurant de Mme Le Berre, la température est tropicale. Les visages des soixante convives sont rubiconds et beaucoup éprouvent quelques difficultés à entonner les airs à la mode. Auraient-ils trop arrosé tous les mets servis à l’occasion des noces de Gabriel Donnart et Catherine Paugam ? Avachis sur leurs chaises, les anciens regardent quelques jeunes gens qui poussent les tables afin de dégager assez d’espace pour danser. Un peu d’exercice ne peut que faciliter la digestion, n’est-ce pas ? Mais Mme le Berre ne l’entend pas de cette oreille. La veille, les futurs mariés, à défaut d’avoir trouvé une salle de bal, sont venus lui demander l’autorisation de danser chez elle.
Non, leur a-t-elle répondu. Tant que mon mari sera prisonnier des nazis, on ne dansera pas chez moi. Mais aujourd’hui, que peut-elle faire en face de toute cette jeunesse insouciante qui veut oublier son triste quotidien et s’amuser au son de l’accordéon d’Henri Cavalloc, l’un des invités ? Après moult fox-trot, tangos et autres danses dites exotiques, il est temps de faire honneur aux agapes du soir. Ces dernières vite englouties, les plus acharnés veulent de nouveau s’élancer vers 23 heures sur la piste improvisée.
Cette fois, Mme Le Berre s’y oppose fermement et échange des propos peu amènes avec le frère du marié qui, selon elle, serait le boute-en-train de la noce. Ce dernier lui montre un papier rédigé en allemand et signé par le capitaine de la Kommandantur de Châteauneuf-du-Faou.
Par ce document officiel, l’occupant autorise le couple et ses invités à danser jusqu’à deux heures du matin. Mais Mme Le Berre, n’ayant aucune autorisation préfectorale, congédie les convives et passe une mauvaise nuit, car elle ne sait que trop ce qui l’attend. Trois jours plus tard, en effet, deux gendarmes de la brigade de Briec frappent à sa porte. Ayant appris par une personne qui tient à garder l’anonymat qu’un bal a eu lieu chez elle, ils viennent l’interroger. Après avoir également questionné les mariés qui protestent de leur bonne foi, les gendarmes dressent procès-verbal à la restauratrice pour infraction à l’article 1er de l’arrêté préfectoral en date du 25 juillet 1941 interdisant les bals. Le juge va décider de l’amende à lui infliger et de la période pendant laquelle elle devra fermer son établissement (généralement entre quinze jours et un mois) .
Des sarabandes du diable
D’autres cas vont être évoqués dans cette histoire, mais il est d’abord important de revenir en arrière. Selon l’Église, les danses livrent la jeunesse à la licence la plus effrénée. C’est l’opinion du père Julien Maunoir, un saint homme, prédicateur au XVIIe siècle. Depuis, la situation se serait encore dégradée, et les évêques n’ont pas de mots assez durs pour condamner ces sarabandes du diable. Nommé en 1908 à la tête du diocèse de Quimper et de Léon, Mgr Adolphe Duparc a fait de la lutte contre les danses Kof ha Kof, littéralement ˮventre à ventreˮ, son cheval de bataille. Il exhorte sans cesse recteurs et curés à lutter et à sévir contre les bals, ces lieux de perdition qui, non seulement sont la cause de maladies (tuberculose), du nombre important de filles-mères, du dégoût pour le travail et la famille, de la fuite vers la grande ville, mais aussi et surtout d’une fréquentation bien moindre le dimanche à l’église.
En 1917, les Américains, venus nous secourir, ont apporté dans leurs bagages des danses scandaleuses, dites également nègres, que la jeunesse a rapidement adoptées. Le clergé n’a de cesse de les condamner, comme le dominicain Ferdinand Antonin Vuillemet : La danse est préjudiciable et la perpétuité de l’espèce est altérée. Il insiste : Ces danses ne sont pas autre chose que du bolchevisme moral.
Pendant la Première Guerre mondiale, les mariages étaient rares et les salles de bal fermées. Leurs amoureux ou époux risquant leur vie dans les tranchées, les femmes, jeunes et moins jeunes, n’avaient guère le cœur à la fête. En 1939, lorsqu’éclatent les hostilités avec l’Allemagne, la situation est différente. En septembre, les bals sont interdits en raison de leur caractère de réjouissances déplacées et outrageantes pour les familles en deuil. Puis, le conflit s’enlisant pendant la drôle de guerre, on se reprend à espérer. Le président du syndicat des propriétaires de bars et de dancings s’insurge : Et pourquoi donc, grand Dieu ? La morale y gagne-t-elle ? Il semble avoir été entendu puisque les bals, principalement de bienfaisance, sont de nouveau autorisés.
- Message de Pétain à la jeunesse
Mais le 20 mai 1940, Georges Mandel, ministre de l’Intérieur, les interdit par décret (jamais paru au Journal officiel). Le 25 juillet 1941, le préfet du Finistère prend un arrêté interdisant les bals publics. Un an plus tard, la mesure est étendue aux bals de noce. À Vichy, le maréchal Pétain, chef de l’État français, y voit un excellent moyen de régénérer moralement la jeunesse française, mais les autorités françaises, peu soutenues par les troupes d’occupation, ne parviennent pas à empêcher l’organisation de bals clandestins.
- la boest an diaoul
Du haut de la chaire, les prêtres ont beau tempêter ; selon eux, il est urgent d’éloigner la jeunesse de ce genre de divertissements qui ne peuvent conduire qu’à la décomposition de l’âme française. Comment peut-on danser le samedi soir et assister à l’office le dimanche matin ? Mais, frustrés de ne pouvoir s’amuser comme ils le souhaitent, les jeunes gens ne les écoutent pas. Afin de les satisfaire et malgré la menace de lourdes sanctions administratives et religieuses, les commerçants et les musiciens organisent de nombreux rassemblements illégaux où, au son de l’accordéon, la maudite boest an diaoul (boîte du diable), la jeunesse s’amuse, danse et chante.
Parfois, un autre instrument s’invite à la fête, comme le saxophone, la clarinette, le banjo, le tambourin ou un jazz (grosse caisse). Dans le pire des cas, un gramophone ou pick-up suffit pour faire danser parfois jusqu’au petit matin.
Les bons Français dénoncent
Le bonheur des uns est source de jalousie et même de haine chez d’autres. Si le préfet du Finistère a donné la consigne aux forces de l’ordre de traquer les bals clandestins jusque dans les plus petits bourgs, les gendarmes sont souvent aidés dans leur tâche par quelques ʺbons citoyensˮ, aux aguets pour défendre les bonnes mœurs. Halte au dévergondage ! Travail, famille, patrie !
Comme Mme Le Berre à Trégourez (déjà citée au début de cette histoire), Catherine Le Gars, veuve Louet, restauratrice à Kerfeunteun, est victime d’une dénonciation lorsqu’elle accueille une quarantaine de forains, réunis à la Noël 1943, à l’occasion d’un baptême. Chaque famille a apporté un poulet perçu lors du ravitaillement général et Mme Louet a fourni des huîtres et de la soupe. Soudain, vers 16 heures, sept (oui, vous avez bien lu, sept) gendarmes font irruption dans la salle. Beaucoup de convives sont attablés et cinq à six couples dansent au son d’un pick-up. Mme Cucu, foraine, répond aux pandores que pour égayer cette fête, elle a apporté ladite machine pour chantonner et non pour entraîner la danse. Elle admet cependant que certains en ont profité pour danser, malgré l’interdiction rappelée par Mme Louet. Celle-ci, bien que protestant de sa bonne foi, est inculpée.
Au Tréhou, Mme Corvé, cultivatrice, affirme que la lettre anonyme adressée au préfet en août 1943 n’est que calomnie. L’accusateur ou l’accusatrice écrit qu’elle organise un bal tous les dimanches dans une vieille maison où logent les lapins. Elle sert à chaque participant un repas évidemment payant, et l’on voit ensuite les couples en train de faire un peu partout ce que vous devinez. Quelle orgie ! C’est pire que Sodom et Comor (sic). Un mauvais esprit pourrait ajouter que tout cela est naturel dans un taudis servant de clapier ! En conclusion, l’accusateur ajoute : Mme Corvé a vendu un taureau aux Allemands. Quoique je ne signe pas, tout cela est vrai. Où est donc la police ?
Elle est pourtant bien présente, et les critiques fusent sur le plaisir éprouvé par les policiers et gendarmes à pourchasser ainsi de bons Français qui ne demandent qu’à s’amuser un peu, n’en déplaise au maréchal et à sa Révolution nationale. En mai 1942, François Cadoret, maire de Riec-sur-Bélon, est furieux lorsqu’il est informé qu’une certaine Anne-Marie, petite jeune fille de Riec, a écrit au préfet qu’elle respecte son autorité et compte sur lui pour le bien de sa paroisse où elle voit tant de désordres.
En effet, selon elle, la nuit, c’est un vrai désordre à cause des bals qui ont lieu tous les dimanches soir et même en semaine, chez Huon à la gare, et presque dans toutes les auberges. Mais qui se cache derrière cette Anne-Marie ? Serait-ce un opposant politique qui en profite pour attaquer le maire ? Peut-être, vu l’attaque virulente contre cet édile qui laisse tout se faire. Il est temps qu’il fasse place à un autre maire plus énergique que lui. L’intéressé répond : Je n’ai pas à tenir compte des récriminations d’un billet anonyme. Si c’est un traitement à Vichy qu’il lui faut, qu’elle se fasse connaître, on lui facilitera le voyage.
- Extrait du courrier d’Anne Marie
Une autre fois, c’est le maire lui-même qui signale l’organisation de bals clandestins dans d’autres communes que la sienne. Mettez-vous à la place de Jean Guellec, maire de Pouldergat. En janvier 1942, il demande que les invités puissent danser à l’occasion du mariage de l’un de ses administrés. Devant le refus des autorités, il écrit au préfet qu’à Guiler-sur-Goyen, Mahalon et Plogastel-Saint-Germain, l’on se soucie peu des arrêtés préfectoraux. Il y a lieu de faire cesser le scandale, conclut-il.
Le 16 juillet 1943, Emma Louarn, commerçante au bourg d’Esquibien, trempe sa plume dans le vitriol pour dénoncer M. Priol qui, à l’occasion de chaque mariage, fait danser toute la nuit dans sa salle. Pourvu que ça lui rapporte, il ne s’en fait pas avec les arrêtés. Mme Louarn continue : J’espère, monsieur le préfet, que vous ne serez pas insensible à la prière des honnêtes gens qui se couchent à l’heure convenue par les autorités occupantes et qui sont souvent dérangés par ces tapages nocturnes. Les jeunes de seize à dix-sept ans quitteraient la salle de danse en chantant à tue-tête.
Le 7 août, Mme Louarn affirme aux gendarmes venus l’interroger qu’elle n’est pas l’auteur de la lettre et qu’elle n’a jamais eu à se plaindre de tapage nocturne. A-t-elle été victime d’un mauvais plaisant qui a usurpé son identité ou a-t-elle soudain peur des représailles ? De nombreux témoins, dont le maire et l’abbé Nicolas, viennent au secours de M. Priol et affirment qu’il n’y a pas de bal clandestin chez lui. Consulté, le directeur des contributions indirectes répond que son administration n’est pas concernée. S’il y a danse à Esquibien lors d’un mariage, seuls les invités y participent. Cela doit donc être considéré comme une réunion privée et, en conséquence, non imposable à la taxe sur les spectacles. Certes, mais ce fonctionnaire semble ignorer que les bals de noce sont interdits.
On danse aussi dans tous les cafés de la plage d’Audierne, selon une autre lettre d’un ʺbon Français‶. C’est la fête au café Kérisit, au café de l’Océan, à la Potinière. Mme Rivier, propriétaire des ʺDunes‶, veuve avec deux enfants, reconnaît faire bal tous les dimanches malgré l’interdiction. Elle dit n’avoir d’autre ressource que le produit de la boisson.
- Pick Up
À L’Île-Tudy, Hélène Marie, tenancière du débit Tudy-Plage, a également deux enfants. Est-ce pour pouvoir les nourrir qu’elle attire les clients ? Le 29 novembre 1942, deux gendarmes de Pont-l’Abbé, entrant dans le bar, surprennent neuf jeunes ouvrières d’usine qui dansent avec des militaires allemands. Olga, Gabrielle, Marguerite et les autres sont interrogées, puis priées de déguerpir. On ne sait le sort réservé aux soldats, d’autant que Mme Marie affirme avec quelque mauvaise foi que les clientes dansaient seules. Le phonographe est confisqué et le commerce est fermé par décision de justice pour un mois.
Quatre mois après, le pick-up n’est toujours pas rendu et Mme Marie écrit au préfet. Elle n’a jamais organisé de bal. Tout cela n’est que pure méchanceté et jalousie de commère. Elle doit maintenant refuser des convives qui, ne pouvant danser chez elle, vont à Pont-l’Abbé chez Pierre Souron, où l’on s’amuse tous les dimanches et jours de fête. Ce n’est pas juste, écrit-elle, la même loi doit être appliquée à tous de la même façon. (Il faut permettre) à la jeunesse de se distraire, la permission de danser au moins le dimanche afin que, comme les autres, je puisse arriver à gagner ma vie et à payer mes taxes et impôts. Furieux de cette dénonciation, Pierre Souron avoue cependant que s’il lui est arrivé de faire danser chez lui certains soirs en semaine, c’était toujours gratuitement. Qu’importe, lui aussi est inculpé, d’autant qu’il faisait de belles recettes avec son débit.
Des petites ou grandes sauteries partout
Les gendarmes sont épuisés en raison des procès-verbaux qu’ils ont à rédiger en grand nombre, des fins de semaine passées sur les routes afin de débusquer la moindre danse. Leur tâche est cependant simplifiée lorsqu’il s’agit de bals de mariage. Ainsi, le 20 novembre 1943, à Beg-Meil, deux musiciens amateurs, Albert Lozach (saxophone) et Jean Bourbigot (clarinette), animent un bal de noce chez Mme Perru, hôtelière, puis se déplacent avec toute la troupe au café Caradec. Leurs instruments sont saisis. La même punition est infligée à celui qui, au bourg de la Forêt, a fait danser les quarante-cinq invités du mariage de Louis Le Bihan. Ils sont tous interrogés et inculpés, mais l’un d’eux proteste vainement : comment à cinquante-neuf ans, pourrait-il encore danser ?
S’ils se déroulent pour la plupart dans des restaurants ou dans des salles construites près de certains commerces, les bals se pratiquent parfois dans des endroits plus ou moins inattendus. Lorsque les propriétaires de salles ne veulent pas risquer une condamnation, il reste à investir les salles de classe. Mme Le Beux, maîtresse d’école publique à Scaër, n’hésite pas à pousser tableau noir et pupitres pour son mariage. Elle dit avoir obtenu l’accord de l’inspection académique, mais la préfecture critique de semblables réjouissances, surtout lorsqu’elles sont pratiquées par des membres du corps enseignant. Le 3 octobre 1943, le directeur de l’école des garçons de Landeleau réunit trois à quatre cents personnes et récolte mille sept cents francs au profit de l’établissement. Cette louable intention mérite-t-elle d’être sanctionnée ?
Le 18 mai 1942, imaginez l’effroi de Mme Calloc’h, cultivatrice à Peumérit. Alors qu’elle s’apprête à se coucher, une trentaine de jeunes font irruption dans la cour de sa ferme et plusieurs d’entre eux, dont un accordéoniste, n’hésitent pas à passer le seuil de sa maison. Sortant d’un repas de noces où ils n’ont pu danser, ils souhaitent s’adonner à leur passion dans le grand hangar à fourrage. Devant le refus de la propriétaire, les danses se poursuivent dans la cour, au grand dam de la fermière. Elle redoute d’être condamnée pour organisation de bal clandestin !
C’est dans le garage de Mme Morvan que, le 18 août 1942 à Saint-Guénolé, des noceurs se retrouvent jusqu’à quatre heures du matin, après avoir dansé chez la mariée. Dénoncée, Mme Morvan affirme que c’est impossible, car elle a coupé le courant dans ce garage. Mais c’est une récidiviste qui a déjà accueilli des jeunes danseurs à deux reprises et, cerise sur le gâteau, elle a été condamnée pour avoir lacéré une affiche en 1936.
À Langolen, le 1er septembre 1942, c’est sur la place publique qu’une cinquantaine de personnes se retrouvent, après avoir été chassées de la salle Goyat vers 22 heures. Jean Barré, mécanicien et joueur de banjo, doit remettre son instrument au maire, pour avoir animé ce bal sans autorisation sur la voie publique. Quand retrouvera-t-il ce banjo qu’il estime valoir cinq cents francs ? Le même sort est réservé à l’accordéoniste qui, après sa prestation, a fait la quête lors d’un bal organisé par Pierre Le Doeuff dans un champ appartenant à son patron, à l’insu de ce dernier. Le musicien doit également rendre l’argent collecté auprès d’une centaine de participants, soit trois cent cinquante francs. Il se souviendra longtemps de ce dimanche 16 août 1942 à Bannalec.
À Daoulas, on se contente d’évoluer sur la route goudronnée, tandis qu’à Hanvec, un nommé Galeron organise un concours de jeux de palets et une petite sauterie pour l’inauguration de sa maison. Son fils joue de l’accordéon et, comme il n’y a pas de petit profit, le verre de vin rouge est vendu dix francs, celui de cidre moitié moins. Les danseurs étant assoiffés, la caisse est vite remplie. À Motreff, Guillaume Com choisit plutôt de demander dix francs pour danser chez lui. Selon sa déposition, il espérait ainsi compenser la perte d’un cheval et de deux vaches. D’autres, les plus gourmands, font payer l’entrée et les boissons, comme à Hanvec où Guillaume Péden reconnaît un bénéfice de cinq mille francs. À Leuhan, François Marzin, boulanger et propriétaire d’une salle, est un homme prudent. Le 14 juin 1943, il encaisse à l’entrée vingt francs, plus cinq autres francs pour couvrir les frais d’une éventuelle amende. Le verre de vin coûte quinze francs. On ignore le cachet des deux musiciens, qui, non seulement, se voient confisquer accordéon et saxophone mais, étant récidivistes, sont internés pendant un mois au centre de séjour surveillé de Voves (Eure-et-Loir).
La peine infligée à Mme veuve Le Goff en août 1943 n’est qu’administrative, mais la fautive la trouve injuste. On lui impose la fermeture de son café pour un mois, alors que, pour fêter le mariage de ses deux filles, elle l’a clos ce jour-là et a loué les halles de Carhaix.
Mais le lieu le plus inapproprié pour ces plaisirs est la salle d’attente de la gare d’Hanvec. Entre 21 et 22 heures, ce 27 novembre 1943, certains voyageurs dansent en attendant le train et d’autres, sans doute mécontents de cette agitation, se font insulter par des danseurs. Le rapport ne précise pas si le train est arrivé en retard.
Ce sont les gendarmes qui sont parfois en retard d’un train ! Prévenus on ne sait comment, les danseurs ont déjà quitté les lieux quand ils arrivent. Le musicien aussi a pris ses jambes à son cou, quand la taille de l’instrument n’entrave pas sa fuite. Seuls restent les organisateurs qui, le plus souvent, affirment par solidarité ne pas connaître l’artiste ! En mai 1943, Mme Corre, débitante à Cléder, dit ignorer le nom de l’harmoniciste qui a fui et, de plus, revenant d’un enterrement, elle prétend qu’elle ne savait pas qu’une trentaine de jeunes avaient envahi la salle attenante à son débit. Elle tente d’amadouer les gendarmes en racontant qu’elle élève seule ses deux enfants, son mari étant prisonnier de guerre. Il lui est rappelé qu’elle a déjà eu un avertissement, coupable de faire danser presque tous les dimanches. Contrariée, elle refuse de signer le procès-verbal !
Le 6 juin 1943, jour de la fête locale à Plouigneau, les faits sont bien plus dramatiques. Le maire se plaint de chants d’ivrognes dans les rues de la commune, tandis que l’on danse sur la place. L’un des jeunes gens, un nommé Corves, refusant de présenter sa pièce d’identité, traite les gendarmes de bande de salauds. Il en saisit un par le cou avant de se cacher au milieu d’une foule houleuse et menaçante. L’adjudant et les trois militaires qui l’accompagnent se font insulter : À mort les flics, sautons dessus ! Sans l’intervention spontanée de soldats allemands, ils auraient été molestés. Les danseurs dispersés sans incident, quatre meneurs sont arrêtés pour outrage et rébellion, tandis que des procès-verbaux sont dressés contre les musiciens organisateurs.
Les Allemands aiment aussi danser
Cette fois, l’on ne peut que se louer de l’intervention des forces occupantes. Ce n’est pas toujours le cas, les Allemands, malgré les consignes, autorisant souvent les bals. À Saint-Renan, le 9 novembre 1943, au restaurant ″Le Treillis vert‶, de nombreux couples dansent au son d’un jazz composé d’un accordéon et d’un tambourin. Interrogée, Mlle Le Meur, restauratrice, explique que son établissement est réquisitionné par les troupes d’occupation. C’est l’une de ses collègues, Mme Pellen, qui a obtenu l’accord de la Kommandantur pour organiser un bal au ʺTreillis vert‶ à l’occasion du mariage de son fils. Celle-ci a invité une centaine de personnes, mais plus de deux cents autres se sont jointes aux festivités. Mlle Le Meur n’a même pas pu louer sa salle. Alors, qui inculper ? Mme Pellen ou les Allemands ?
Les gendarmes en ont assez car, à cause de ces autorisations contraires à la loi française, ils se trouvent dans une situation ridicule, voire même en état d’infériorité. À Brasparts, le 19 octobre 1942, au débit Brenner, ils ordonnent de mettre fin au bal de noces de Mlle Mazéas. Le frère de celle-ci fait intervenir un interprète allemand qui confirme l’autorisation verbale de l’officier commandant le détachement cantonné au bourg. Furieux, les gendarmes se retirent, laissant le bal se dérouler jusqu’à une heure du matin. Le préfet demande à la Feldkommandantur la fermeture du débit Brenner pour un mois et des poursuites contre le fils Mazéas. Les Allemands autorisent la fermeture, mais seulement pour une durée de quinze jours, et écartent les poursuites contre Mazéas.
En vainqueurs, les occupants s’arrogent tous les droits. À Plougasnou, ils organisent des bals, où soldats et ouvriers travaillant pour eux dansent presque tous les soirs dans des locaux requis, souvent impropres à recevoir un nombre important de personnes et où aucune mesure d’hygiène n’est prise. Contente de l’aubaine, la jeunesse s’y presse, mais un habitant s’alarmant des dangers encourus écrit : Les pouvoirs publics devraient mettre les choses au point, puisque, malheureusement, les chefs de famille ne prennent en considération ni le souci de leurs enfants, ni le respect du tragique de notre situation.
Le 19 septembre 1943 à Kergloff, le musicien qui fait danser la jeunesse est un sous-officier de l’armée allemande. Il est plus de 22 heures et les gendarmes ont le plus grand mal à expulser les civils et les soldats. Un mois plus tard, à Porspoder, les militaires cantonnés à Saint-Renan ʺréservent‶ l’hôtel des Dunes et y dansent toute la nuit.
Le cas de Mme Chalony, exploitante d’un débit à Bénodet, est plus complexe. Dénoncée pour y organiser des bals, elle réplique que, son établissement étant réquisitionné, elle demande un accord écrit aux Allemands avant de louer sa salle. Ceux-ci rétorquent assez hypocritement que s’ils l’autorisent, ils en ignorent la finalité. Excédé, le maire se plaint de l’inexistence de son autorité vis-à-vis de ses administrés et du manque de soutien de la préfecture. L’autorité occupante donne finalement son accord pour une fermeture d’un mois.
- Restaurant-hôtel Raphalen
- Place Gambetta (Pont-l’Abbé)
À Pont-l’Abbé, à l’hôtel-restaurant Raphalen, un bal de noces est quelque peu animé dans la nuit du 14 au 15 avril 1942. Pour un motif inconnu, une altercation se produit entre un lieutenant de la Wehrmacht et Marcel Le Balpe qui travaille pour une entreprise allemande. Comme ce dernier malmène l’officier, des soldats interviennent et tirent sans faire de blessés. Le fautif ayant réussi à s’enfuir, tous les hommes qui se trouvent à l’hôtel sont sortis de leur lit et conduits à la Kommandantur où ils subissent un interrogatoire musclé. Si musclé que l’un d’eux, François Moal, a deux dents cassées et un œil tuméfié !
Retrouvé, Le Balpe est mis en état d’arrestation, avant d’être relâché dès le lendemain. Quelque peu embarrassés, les Allemands expliquent qu’ils avaient autorisé le propriétaire à garder son établissement ouvert, mais uniquement pour le repas de noces et non pour un bal. Les participants avaient l’autorisation de circuler dans les rues jusqu’à trois heures du matin. Il est aisé d’imaginer les cris, chants et autres nuisances provoqués par les fêtards.
Pont-l’Abbé n’est pas le seul bourg où les gens paisibles ont du mal à trouver le sommeil. Le commissaire de police de Douarnenez, assailli par leurs réclamations, adresse un courrier au préfet. Il n’a jamais donné d’autorisation pour des bals publics ou privés, n’ayant pas le cœur à faire danser des fêtards égoïstes et je m’en foutistes, quand il y a tant de jeunes gens en Europe qui souffrent et luttent pour un avenir meilleur. Il critique l’attitude des restaurateurs dont l’indiscipline et le laisser-aller d’une part, l’esprit de lucre, d’autre part, sont les plus forts. Voilà qui est dit et bien dit, mais l’occupant n’en a que faire. Son intérêt passe avant tout !
En octobre 1942, à Landudal, Luigi Cappellini, saxophoniste récidiviste, se voit confisquer son instrument pour une durée de trois mois. Son comparse, Corentin Jégou, accordéoniste, subit la même peine. Mais cela ne convient pas du tout aux Allemands. Qui va maintenant animer leurs soirées ? Ils intiment l’ordre de rendre les ʺobjets du délit‶. À Plonévez-Porzay, le restaurant Chevalier est condamné à une fermeture d’un mois après un bal où l’accordéoniste était allemand. La réaction de la Kommandantur ne se fait pas attendre et le restaurant est de nouveau ouvert pour nourrir un cantonnement de militaires.
Que penser lorsque certains jeunes applaudissent l’action de l’occupant ? Ainsi, en septembre 1942, une patrouille cycliste entre par surprise dans un café de la rue Fautras à Brest. À l’intérieur, deux musiciens font danser des jeunes. Ceux-ci ne peuvent être interpellés, car un marin allemand force les policiers à ouvrir la porte pour qu’ils puissent s’enfuir.
Ce sauve-qui-peut sans conséquence a sans doute fait rire. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas. Ainsi, dans la nuit du 20 au 21 juin 1942 à Melgven, un champ situé près de la chapelle de La Trinité où vient de se tenir le pardon annuel, accueille près de cinq cents danseurs. La nuit est belle, les leçons de morale du vieux maréchal sont bien oubliées, et les jeunes s’amusent jusqu’au moment où deux soldats de la troupe d’occupation séjournant dans la commune font irruption. Sont-ils à la recherche de maquisards ? Pour un motif resté inconnu, l’un d’eux tire en l’air une salve de coups de fusil, provoquant un début de panique. Les soldats ordonnent de ne pas s’enfuir mais, au lieu d’obtempérer, jeunes gens et jeunes filles se sauvent dans toutes les directions. Les militaires blessent grièvement deux sœurs, Jeanne et Euphrasie Moysan, tandis que d’autres jeunes, atteints plus légèrement, parviennent à s’enfuir.
Les versions des témoins sont assez confuses mais, dans son rapport au préfet, le maire, Hervé de Kerguélen, se garde bien de critiquer les Allemands. Toutes ses flèches vont contre les organisateurs et les musiciens qui, dimanche après dimanche, sont responsables du sale commerce de débauche de la jeunesse. Il est urgent selon lui de procéder à des emprisonnements et à une augmentation des amendes. Actuellement, celles-ci, ne représentant que trois ou quatre livres de beurre, ne font pas réfléchir les délinquants.
Ah ! le petit vin blanc
Danse-t-on encore en 1944 sur les airs de Ah ! le petit vin blanc, de La java bleue ou de Je suis swing ? l’ambiance ne s’y prête guère en raison des bombardements anglais et des représailles allemandes contre les résistants. L’heure n’est pas à la fête, même si le débarquement des Alliés et la libération progressive des villes et villages provoquent de grands espoirs. Peu à peu, la menace s’éloignant, on danse de nouveau à l’abri des dénonciateurs, et les gendarmes n’interviennent presque plus. Ils ont d’autres tâches à accomplir.
Le 21 octobre 1944, le ministre de l’Intérieur calme les ardeurs de ceux qui veulent reprendre la vie d’avant et ses réjouissances. Il écrit au préfet de la Libération du Finistère, Les bals sont interdits, car de nombreuses familles sont en deuil et trois millions de Français sont déportés ou prisonniers en Allemagne. Il est vrai que dans un pays martyr à reconstruire, où les pénuries et les rationnements sont difficilement supportés par la population, les bals paraissent bien incongrus.
Il faut attendre avril 1945 pour que le gouvernement provisoire de la France lève l’interdit. La situation ne s’est guère améliorée, mais il faut donner un peu d’espoir aux Français, après des années si pénibles. Dans tout le pays, on danse le 14 juillet, et le clergé finistérien, resté relativement discret sur le sujet pendant la guerre, reprend sa campagne contre les danseurs, les exploitants de salles et les chauffeurs d’autocars, coupables de conduire les jeunes vers ces lieux de perdition que sont les dancings. Ainsi, en mars 1946, le curé de Lannilis souhaite déclencher les foudres du règlement diocésain contre l’hôtel Bellevue à l’Aber-Vrac’h. Son propriétaire ayant promis de ne pas organiser de bal pour le mariage de ses enfants, ceux-ci ont droit à une belle cérémonie à l’église. Mais, le soir même, il y a bal jusqu’à cinq heures du matin. D’où la colère du prêtre qui interdit à ses paroissiens de faire des repas de noces dans cet hôtel. L’évêque ayant conseillé un arrangement, de petites sauteries sont désormais autorisées jusqu’à minuit. Même les dames de l’Action catholique trouvent ces conditions acceptables malgré des inconvénients incontestables.
Comme beaucoup me l’ont raconté, les a priori du clergé contre la danse subsisteront encore de nombreuses années, car selon un couplet de la chanson du barde breton Prosper Proux :
Aujourd’hui comme autrefois,
Malgré les prêtres et les cornes du diable,
Les danses attirent terriblement la jeunesse,
Qui aime mieux danser que manger et que boire.
Sources : Archives départementales du Finistère. 200 W 301 et suivants
Bals clandestins (Côtes du Nord). Alain Quillivéré. Skol Vreizh
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