Ce 2e Bataillon de Marche d’Extrême Orient (BMEO), je l’ai connu au tout début de l’année 1949. J’y suis arrivé le 3 janvier 1949, alors que j’étais parti de Saigon le 26 décembre 1948 en empruntant les convois occasionnels via Cholon, Mytho, Vinhlong et Cantho.
Arrivé à Cantho le 28 décembre 1948, je restai bloqué à la Base de la Marine jusqu’au 30 décembre, date à laquelle une vedette blindée devait me transporter à Soctrang, terme de mon voyage, via les 70 kms d’arroyos.
Départ à la nuit tombante, moteur à l’extrême ralenti, les six matelots de l’équipage, dont le « crabe » (quartier-maître), m’invitent à prendre un pistolet-mitrailleur, au cas où...
Une femme annamite (ethnie Kinh) et son enfant en bas âge sont également embarqués pour rejoindre leur famille quelque part du côté de Soctrang.
L’arroyo n’est pas très large, à certains endroits, les étranglements font que la rive est à moins d’un mètre des bords de la vedette. On ne parle pas, les ordres du Crabe se font par gestes, tout le monde a les yeux et les oreilles ouverts. Les crapauds buffles coassent, les lucioles dansent dans les feuillages et les innombrables moustiques nous agressent sans répit. Nous avons installé la femme annamite et son bébé sur mon paquetage et sous une moustiquaire, elle donne le sein au petit pratiquement en permanence, pour éviter qu’il crie.
Le 1er Janvier, au lever du jour, nous stoppons l’embarcation sous la futaie la plus fournie et là, nous pouvons essayer de dormir, deux par deux, pour récupérer de la tension de la nuit. Le Crabe distribue les rations alimentaires, y compris à l’Indochinoise. Nous nous souhaitons la bonne année... Deux matelots sont respectivement installés à l’avant et à l’arrière, rivés à leur mitrailleuse. Les moustiques se sont un peu calmés, nous pouvons somnoler grâce à nos gants et aux moustiquaires de tête. La température de la nuit (27°) est remontée à 36/38° : la sueur nous coule dans le dos.
A 21h00, le Crabe décide de mettre en route, il nous reste environ 45 à 50 kms pour arriver à Soctrang. Chacun a repris son poste. L’équipage est anxieux car, à un moment, nous avons dû augmenter le régime du moteur, la vedette a environ 40 à 50cm de quille dans la vase. Les arroyos étant des affluents du Mékong qui est lui-même sous l’influence des marées, le niveau de l’eau varie sensiblement...
Après quelques heures, nous pouvons naviguer de nouveau correctement en espérant ne pas avoir attiré l’attention des Viets, ou simplement de partisans du Vietminh.
Nous sommes le 2 janvier et nous stoppons à 5h00 du matin, l’heure où les paysans (éventuels indicateurs) se rendent dans la rizière. Nous devons de nouveau nous camoufler sous la verdure qui retombe parfois jusqu’au milieu de l’arroyo. Nous allons passer encore cette journée en éveil, en espérant que tout ira bien. Nous évitons de marcher dans la vedette mais, nous devons aussi faire face aux engourdissements. Nous passons encore cette journée en silence mais sans problèmes.
Il nous reste une trentaine de kms à parcourir et dès 21h00, le Crabe donne l’ordre du départ. Je commence à être habitué à cette nouvelle vie de marin, l’équipage lui, est rôdé mais, reste très attentif car certains de leurs camarades n’ont pas eu la chance de survivre à ce genre de mission. Je me demande ce que je vais trouver à Soctrang, cette partie de la Cochinchine est pleine de Viets, bien dans leur élément, c’est bien connu...
La femme Indochinoise reste calme avec son bébé, les marins lui donnent les barres de chocolat contenues dans les rations, elle semble apprécier.
Le jour du 3 Janvier commence à poindre et l’arroyo s’est considérablement élargi. Apparemment nous arrivons dans un bras du Mékong situé sûrement pas très loin de Soctrang. Nous commençons d’ailleurs à voir quelques embarcations légères, qui nous incitent à ouvrir l’œil... le moteur de la vedette tourne maintenant à plein régime... le Crabe nous annonce que nous arrivons, nous allons débarquer dans quelques minutes.
En effet, nous pouvons voir, sur le bord, une auto-mitrailleuse, c’est l’A.M. de la cavalerie, détachée au 2° B.M.E.O. avec son chauffeur « Guitare » (un surnom, je n’ai jamais su son vrai nom), debout, à côté, c’est le sergent Berger qui vient me réceptionner.
- Insigne du 2° BMEO
Exactement 50 ans plus tard, en 1998, j’ai eu envie de refaire ce trajet sur l’arroyo, depuis Cantho Base/Marine, dont le bâtiment est conservé en parfait état, abritant maintenant un restaurant.
J’ai donc refait ce voyage jusqu’à Soctrang sur une barque Vietnamienne, sans arme cette fois, accompagné de mes amis et... d’une bonne bière fraîche.
- L’Arroyo Cantho/Soctrang
L’arroyo n’a absolument pas changé, il est resté exactement le même.
J’ai ensuite été présenté à trois Vietnamiens qui sont devenus depuis, mes amis.
Antoine Le Tri Nhon, Cambodgien, habitant Saïgon, qui m’a guidé dans ce nouveau delta du Mékong, dont les villes ont été multipliées au moins par dix, autant en ce qui concerne l’importance des villes que celle des populations.
Cao Dang Ban, un vieil imprimeur Indochinois de plus de 80 ans, habitant Long Xuyen. Ban a imprimé pour les Français, les Viets, les Américains et finalement, son imprimerie très artisanale et familiale fonctionne toujours à ce jour, pour le Vietnam libéré.
Nguyen Nhu Lan, ancien prof de Français à Hanoï, habite aussi à Long Xuyen. Lan est un notable de la ville, capitale de la région An Giang, « le sud lointain » qui est à la mythologie du Vietnam, ce que le « far west » est à la mythologie des Etats-Unis.
Ces trois nouveaux amis, ont tenu, en particulier, à ce que je visite le mausolée du Président Ton Duc Thang, qui se trouve sur une île sur le Mékong (l’île du Tigre) à quelques 20 kms de Long Xuyen.
Le Président Ton Duc Thang a succédé à Ho Chi Minh. Il est natif de cette île du Tigre (CU LAO ONG HO), il était même le chef des armées Vietminh dans la région de Soctrang, en 1948/1949, au moment précis de mon séjour au 2° B.M.E.O.
J’ai visité ce mausolée et, à la demande de mes amis, j’ai signé le livre d’or.
- 1998
- Visite du mausolée Ton Duc Thang à Long Xuyen avec mes trois amis
Vietnamiens.
Je débarque avec mon barda. Les matafs attendront ce soir pour repartir et refaire le chemin inverse pour Cantho, c’est leur boulot.
Je fais connaissance de Berger qui a une triste mine, il me déclare que le Bataillon vient d’essuyer un coup dur pour la fin d’année... les Viets ont tendu une embuscade et quatre Français dont le Chef, le Capitaine Cardonne ont été touchés, ainsi qu’une quarantaine de partisans Annamites et Cambodgiens. Bilan : 30 morts, qui sont enterrés sur place.
Le Capitaine, blessé sérieusement, n’a pas survécu à ses blessures. Il est décédé à Saïgon où il avait été transporté. Ce Capitaine au képi bleu ciel, grand héros, dont la prestigieuse Ecole Militaire Inter-Armes
( E.M.I.A.) porte maintenant son nom : La Cardonne.
A quelques heures près, j’aurais dû connaître le Capitaine Cardonne, qui était devenu mon "patron" depuis une semaine.
La nouvelle année se présente mal. Nous rentrons au camp situé à la périphérie de la ville. Le camp est composé d’un bâtiment central en dur et d’une multitude de paillotes, le tout entouré d’une haie de bambous verts effilés, rempart assez léger mais très efficace, cinq miradors, un à l’entrée et un dans chaque coin du camp, dont la superficie doit faire moins de deux hectares.
Une vingtaine de Français et 350 partisans Annamites et Cambodgiens composent ce Bataillon. Environ un millier de civils, représentant les familles des partisans, vivent là dans les paillotes, abritant sans doute quelques indics du Vietminh...
Berger m’indique la paillote d’un copain disparu la semaine passée, dont les affaires personnelles sont encore sur le lit, avant d’être partagées entre les survivants. C’est la tradition paraît-il au 2e BMEO, seule, une bricole sera expédiée à la Base Militaire de Saïgon, pour être envoyée à la famille du défunt... ce que nous espérons tous, sans avoir la certitude que cela sera fait...
Le lit est là avec sa moustiquaire, bords relevés. J’envisage de superposer ma moustiquaire personnelle sur celle existante. Pour cela, je serai aidé par KiKi, le boy annamite. Nous avons un boy pour deux, qui perçoit nourri/logé, 20 piastres par mois, (YATT en Indochinois).
Berger m’indique que chacun de nous a deux ou trois margouillats dans sa moustiquaire, ceux qui me sont destinés ont disparu. Je demande au boy de se débrouiller pour trouver trois margouillats pour ma moustiquaire. KiKi va se débrouiller pour aller les piquer dans les paillotes des partisans.
Je pourrai donc somnoler sans être assailli par les milliers d’anophèles qui réussissent même à passer au travers des deux moustiquaires. Mes trois margouillats sont en activité toute la nuit.
- 1949
- Mon « demi-boy »... Kiki gardien de ma paillote.
Je suis présenté au Lieutenant Plantier qui dirige maintenant les opérations du Bataillon.
Tout d’abord, le Lieutenant qui sait que je ne suis plus sous contrat avec l’armée depuis déjà plusieurs mois, refuse que je participe aux opérations « chaudes », me chargeant des services administratifs du camp.
Devant l’effectif restreint existant, je demande immédiatement à être traité au même titre que les autres, ce qui est apprécié de tous. Je m’occuperai donc de l’administration, des paies mensuelles, des réquisitions de matériels, de vivres, de munitions, tout en participant à la vie du camp et aux patrouilles et embuscades.
Chaque nuit, deux d’entre nous, Français, dorment sur des chalits placés en travers de la porte du bâtiment en dur, où sont entreposées, entre autres, nos armes et munitions. Cette décision a été prise après la disparition de certaines de nos armes... nous ne conservons la nuit, qu’une ou deux grenades, sous notre oreiller...
Un bidon de 200 litres placé à cinq mètres de hauteur, dans l’arbre devant ma paillote, est alimenté chaque jour par les boys, à l’aide d’une échelle de bambou. Bien que l’eau ne soit pas très engageante, nous pouvons prendre notre douche quotidiennement. La saison des pluie nous est plus favorable, elle nous évite la « bourbouill » et autres maladies de peau.
Si nous avions à combattre le Vietminh, un ennemi bien implanté dans son environnement, nous avions également à faire face aux maladies du pays. Je pense principalement au paludisme et à la dysenterie amibienne.
Les conditions sanitaires étant insuffisantes pour ne pas dire déplorables, il appartenait à chacun de prendre ses dispositions et ses responsabilités.
Chacun de nous prenait, une ou deux fois par semaine, un cachet de quinacrine alors qu’il aurait dû le faire chaque jour. D’autre part, l’eau "pourrie" devait absolument être bouillie, ce qui n’était pas toujours le cas. Les médicaments adéquates faisaient l’objet d’un approvisionnement très très approximatif.
Beaucoup trop de soldats en Indochine sont morts de ces maladies. Nous avons eu le cas avec l’un des nôtres, en mars 1949. Après beaucoup de souffrances, suivies d’un dépérissement total, notre collègue fut rappatrié sur l’hôpital militaire de Cholon alors qu’il ne pouvait déjà plus s’alimenter et qu’il s’acheminait vers une issue fatale. C’est alors que nous nous sommes tous cotisés, au 2e B.M.E.O, pour qu’il puisse pendant quelques jours et avant de mourir, boire "à la petite cuiller" du bon champagne français.
Sa famille recevra un message du ministère de la guerre, indiquant que leur fils est mort au combat. La médaille coloniale avec agrafe "Extrème Orient" sera jointe.
Outre ces maladies, d’autres moins graves mais tout aussi ennuyeuses nous guettent.
La simple dysenterie (darrhée), provoquée par l’eau non potable, l’état sanitaire douteux de notre nourriture ou même les refroidissements.
Nos "tinettes" sous forme de trous dans la terre, juste en limite des bambous verts effilés qui constituent le rempart du camp, ne sont séparées que par des feuilles de palmier. On peut y trouver,le jour des serpents et la nuit, des Viets. Il est donc fort déconseillé d’aller aux tinettes la nuit même si c’est urgent. Il ne nous reste qu’à poser culotte devant sa propre paillote et de nettoyer le jour venu.
La "bourbouille", une affection cutanée qui vous rend la peau granuleuse et purulente. Pour nous, seule la saison des pluies en a raison, il nous suffit de nous exposer sous les pluies diluviennes.
Ces handicaps quotidiens, nous les traînons avec nous jour et nuit, même pendant les opérations.
Au retour d’opération, nous devons inspecter notre propre corps afin d’y extraire les éventuelles sangsues qui s’y sont accrochées, ce qui sera fait à l’aide du bout incandescent d’une cigarette. Ici, chacun sait qu’une sangsue arrachée laisse une cicatrice. La désinfection se fera au choum (alcool de riz). Par souci d’économie de médicaments, seules les plaies et blessures plus importantes seront traitées par notre infirmier.
La nuit, nous ne dormons pas ou très peu, nous sommes tous solidaires de ceux qui surveillent les partisans qui, dans leur mirador, montent la garde.
A la lueur de lampes à huile, nous continuons une partie de Monopoli laquelle, paraît-il, a été commencée il y a plus d’un an... De temps en temps, l’un de nous frappe quelques coups sur un bambou et attend les réponses de chaque mirador, réponses données sous forme des mêmes coups avec des sons différents ; nous écoutons tous les coups donnés par le mirador de l’entrée puis, dans l’ordre, du 2e, 3e, 4e et 5e. Quelquefois, l’un des miradors ne répond pas, ce qui nous amène à prendre nos armes pour vérifier si le partisan s’est endormi, ce qui est arrivé assez souvent ou si le partisan a été tué, dépouillé de son arme et de ses munitions, ce qui est déjà arrivé.
Les partisans passent le plus clair de leurs nuits à jouer de l’argent dans leurs paillotes, au détriment de leur sommeil, ce qui provoque l’endormissement pendant leur tour de garde.
Nous avons donc décidé que le partisan pris en sommeil pendant sa garde serait privé de 50% de sa paie mensuelle... Tilt !!!
En ce qui nous concerne, nous dormons (que d’un œil) le jour, à tour de rôle, quand le temps le permet.
Au camp, chacun de nous a plusieurs occupations, le mécano s’occupe de la radio, le munitionnaire du bar, l’infirmier de l’habillement, le cuistot du courrier, etc...
En ce qui concerne l’habillement, rien n’est strict au 2e BMEO, nous sommes même souvent habillés en « Viet », chemisette et short noirs, pour nos sorties nocturnes. Certains portent le chapeau de brousse, d’autres, le calot de la coloniale qui est propre au 2° BMEO, quant à moi, je porte toujours mon béret du 1er Régiment du Marche du Tchad (2e D.B.).
- Mon insigne du 1er R.M.T.
- 1949
- Patrouille sur le Mékong avec Berger et Bouboule.
Nous tendons des embuscades, vêtus à la façon Viet, ce qui nous est assez favorable, puisque nous pouvons récupérer ainsi des armes Chinoises et Américaines, ce qui comble notre déficit en armement.
Nous avons appris à être aussi « rusés » que les Viets, nous partons en patrouille de nuit, trois Français et une trentaine de partisans, habilement entraînés à discuter dans la langue du pays et ceci, d’une façon bien particulière, ce qui nous permet d’approcher les Viets sans se faire trop remarquer. En un mot, nous essayons, tout en restant sur nos gardes, de nous faire passer pour une escouade Viet...
Quelquefois, au cours de nos patrouilles, nous sommes pris à partie par des concentrations de troupes Vietminh importantes et, notre unique échappatoire, est notre seule auto-mitrailleuse et les renforts, lesquels n’arrivent malheureusement pas toujours à temps. Les Viets ne sont pas intéressés par les véhicules mais seulement par les armes et les médicaments. Dans la plupart des cas, ils n’hésitent pas à tuer et à mutiler avant de se retirer dans les épaisses cocoteraies.
Les mutilations sont d’ailleurs réciproques de la part de certains de nos partisans... pour un autochtone croyant, le fait d’arracher le foie d’un ennemi et de le déguster, est une victoire et l’assurance que cet être ne fera plus de mal. Il nous est arrivé, au retour de certaines embuscades victorieuses, de trouver quelques uns de nos partisans porteurs de musettes sanguinolentes, contenant le foie de plusieurs Viets. Ce n’est qu’après avoir fait enterrer ces « musettes » et placé un homme de garde à l’endroit, que nous avons, momentanément peut-être, mis fin à ces pratiques.
Le lieutenant me confie la liaison Soctrang-Cantho, deux fois par semaine. La régularité de cette liaison a récemment été fatale au responsable de cette mission. Bien que les postes de surveillance existent tous les cinq kilomètres, composés souvent d’un simple bidasse Français et d’une trentaine de partisans, l’activité des Viets est toujours présente (minage de ponts, attaques de postes et de convois, etc.).
Je demande donc au Chef d’effectuer cette liaison, deux fois par semaine, en changeant chaque fois les jours et les horaires, ce qui sera transmis au fur et à mesure, par radio à Cantho.
Guitare (A.M) part devant pour l’ouverture de route et je le suis avec, soit une jeep et quatre partisans, soit un GMC et 25 partisans car, notre devoir de pacification nous oblige aussi à transporter du riz à Cantho. La région de Soctrang est en effet, le grenier à riz de la Cochinchine, c’est là que le riz est le plus beau. Je m’arrête donc quelquefois sur la route de Cantho, dans la région de Phang Yep où, après avoir disposé, en protection, une dizaine de partisans, je fais charger le GMC avec une tonne ou deux de riz. L’opération doit se faire rapidement. La livraison se fait chez un Chinois de Cantho, lequel assure, partiellement, le ravitaillement de la ville.
- 1949
Chez le Chinois de Cantho.
Cette opération rapporte quelques piastres à notre équipe, ce qui me permet d’acheter chez ce même Chinois, un gros pain de glace, un carton de bière, du pain et du roquefort importé de France...
Au retour, le pain de glace aura perdu 40% de son volume mais, placé dans une caisse en bois pleine de bales de paddy, il suffira à rafraîchir notre bière... chacun des Français pourra alors déguster son pain et fromage, ce qui le changera du menu habituel (poulet/patate douce) et lui fera oublier, un peu, les rigueurs du moment...
Cette liaison avec Cantho m’a rappelé un jour à mon statut de Solognot ; j’avais remarqué que sur les rayons du Chinois figurait une grosse boîte sur laquelle on pouvait lire difficilement l’étiquette : « asperges mises en boîte à Soings-en-Sologne »... Ces asperges, nous les avons dégustées avec du citron... (vinaigre introuvable).
Mon ami Berger et moi, allons de temps en temps rendre visite au vieil Alexandre, un français arrivé à Soctrang au début du siècle.
Devenu Indochinois, ce vieux français a beaucoup de choses à nous dire.
Il nous explique, entre autres, que ce pays où le « marché » des tout petits est courant, certains foyers comptent jusqu’à 15 ou 20 enfants, qui sont envoyés, la nuit, pour voler chacun une botte de riz dans la campagne. C’est souvent le seul moyen de survie, après avoir été rançonnés par les armées Vietminh.
Alexandre est marié à une annamite qui lui a donné plusieurs enfants, il possède une grande bâtisse, « le Bungalow », située en ville, à environ 500 mètres de notre camp, là où il vit avec ses enfants, petits-enfants et plusieurs oncles et tantes.
Certains membres de cette famille sont plus ou moins collaborateurs/sympathisants du Vietminh et c’est pourquoi Alexandre nous engage, à chacune de nos visites, à le quitter avant le crépuscule, car des membres du Vietminh sont reçus nuitamment dans ses murs.
Ce vieil homme, resté profondément français de cœur, est déchiré à l’idée que nous risquons notre vie à chaque instant et, nous comprenons son désarroi.
- La maison d’Alexandre à Soctrang.
En Août 1949, j’ai été rapatrié sans en éprouver vraiment du plaisir car je laissais à leur destin mes quelques copains du 2e BMEO, desquels je n’ai jamais plus eu de nouvelles.
- Aéroport de Soctrang
Berger, au moment de mon départ.
J’ai été contacté récemment par un vétéran Américain qui était précisément à Soctrang en 1968, c’est à dire 20 ans après mon séjour... cet Américain, ancien membre d’un groupe d’hélicoptères, me dit que chaque année, les anciens de son unité se rassemblent et, qu’à cette occasion, il aurait aimé que je participe à leur prochaine réunion, en Alabama, pour relater ma vie militaire à Soctrang... pour expliquer « ma guerre ».
Je pense lui dire qu’à mon avis, si le 2e BMEO n’a pas été complètement décimé, c’est tout d’abord, parceque nous avons protégé les populations civiles qui nous en ont été reconnaissantes et, qu’étant considérablement moins bien équipés que l’armée Américaine, nous avons su nous adapter en répondant par la même guérilla sournoise que les Viets nous imposaient, et ceci, avec les moyens du bord...
En 1985, alors que j’étais Président du Lions Club de la région de Montargis, j’ai eu l’occasion de recevoir le Général Massu, en retraite dans ma région. Le Général Massu, alors Colonel en 1947, lança avec ses paras, une gigantesque opération aéroportée sur la fameuse Plaine des Joncs située en Cochinchine, au sud de Saïgon. Cette opération échoua complètement et Massu ne pu que constater que l’importante armée Vietminh lui avait filé entre les doigts
Après toutes ces péripéties et mon séjour d’une trentaine de mois en Indochine, je reconnais en ce Vietnam, un peuple courageux, ayant subi des guerres, souvent fratricides pendant de longues années, pour acquérir l’indépendance et la liberté, malgré les multiples occupations néfastes, Chinoises, Japonaises et même parfois Françaises.
Pour terminer, j’aimerais citer un paragraphe du livre « SOLDATS DE LA BOUE », écrit par Roger Delpey, sous-officier combattant et correspondant de guerre dans la région de Soctrang (1947/1948). Ce livre est préfacé par le Général de Lattre de Tassigny et par le Maréchal Juin.
« Oubliez pour un instant les histoires de riz, de caoutchouc, de piastres, pour ne penser qu’à celui sur le dos duquel se sont faits les trafics abominables. Les généraux, grands et petits, les haut-commissaires, intelligents ou farfelus, les gradés et les chamarrés de tout poil, les ministres en déplacement et les députés déplacés, les commissions et les sous-commissions d’enquêtes, bidons et touristiques, Français, Vietnamiens, Américains, Anglais, j’en passe, tous ont parlé du soldat d’Indochine et n’en ont rien dit. Le soldat pataugeait dans la boue et mourait, toujours il se taisait.
Cela, c’était hier, aujourd’hui il veut parler.
Pourquoi ne l’écouteriez-vous pas, lui ? »
- Saïgon 1998
Caporal Henri Darré.