A quoi pensait-il le Jean, ce soir-là 6 avril 1822, veille de Pâques ?
A la fin de la journée, il a demandé à la porte d’une belle ferme un abri pour la nuit.
On l’a conduit dans le fenil au-dessus de la grange.
L’homme qui le guide lui apprend qu’il est au domaine des Blaises, chez Monsieur de Beaumont, maire de la commune de Mornay.
Il est las, vraiment las.
Le corps usé, les jambes ne vont plus, il n’a plus l’âge pour ces tournées qui aujourd’hui lui paraissent interminables.
Sur le chemin de retour, il approche de Charolles. Encore 25 ou 30 lieues et à la fin du mois, il sera au pays : Saint-Rémy sur Thiers.
Il a emprunté les voies de traverse, laissant la grande route aux marchands en carriole.
La tournée en Bourgogne n’a pas été fameuse. Il a mal vendu sa marchandise : couteaux, ciseaux, rasoirs, du beau et surtout du moins bon. Il en faut pour tous et il rencontre plus de pauvres que de riches.
S’il ne sait pas écrire, ni même signer, il savait compter et faire briller les lames dans les salles de ferme et sur les foires, mais le cœur n’y est plus.
Demain matin, il ira à la messe. A nouveau, comme tout le monde ou presque.
Malgré, ou à cause de la fatigue, il ne peut s’endormir.
1756
Jean Tarrerias, fils légitime de François et Michelle Lhote, est né en 1756, au village de Chazelle, paroisse de Saint-Rémy sur Thiers. Il ne se souvient plus du jour et du mois, mais cela lui fait donc soixante-six ou soixante-sept ans.
Jean était le petit dernier, plus exactement, avec sa jumelle Antoinette, ils étaient les petits derniers d’une famille de six enfants. Très tôt ils ne seront plus que trois avec son aîné Rémy et Jeanne.
Il a échappé au croup qui avait emporté sa jumelle morte à deux ans, il a été épargné aussi par toutes ces maladies qui déciment, et bien plus, les berceaux et le jeune âge.
Mais quels ravages autour de lui ! Des enfants et aussi des adultes fauchés par la variole, la typhoïde et cette peste des rizières qui avait multiplié par trois le nombre de sépultures, il n’y a pas si longtemps !
Dans la famille, de mémoire d’homme, on est lié à la coutellerie, les uns forgerons, taillandiers, d’autres émouleurs, monteurs, … à Saint-Rémy, aussi à Celles ou à Thiers.
Toute son enfance Jean va suivre ses parents. Chaque jour ils descendent par un rude sentier jusqu’au bord de la Durolle. Là se trouve le rouet où ils louent leur place.
Cette Durolle est la mère nourricière des couteliers et de leurs voisins martinaires, papetiers et meuniers. Elle leur apporte son eau limpide et sa force qu’ils ont su détourner.
Hélas, trop souvent ils doivent la redouter. L’hiver, prise par la glace, elle bloque roues et mécanismes qu’elle brise parfois. L’été, réduite à un filet, à nouveau elle les prive d’activité. Pire encore, saisie de fureur, elle sait tout dévaster, emportant dans ses débordements les vannes, les aménagements, parfois même, les rouets.
Indifférents à ces désastres, au nom du roi et de son intendant, au nom du seigneur baron, de monseigneur l’évêque, les collecteurs de tailles, redevances, droits et taxes ne cessent de pressurer maîtres, compagnons et ouvriers jusqu’à la ruine.
Le temps est loin où le roi était le bien-aimé !
Rémy l’aîné a appris la forge, il est marié, mais il n’est pas loin et son cadet le rejoint dès qu’il le peut !
La place de Jean est à l’étage auprès de sa mère et de Jeanne qui polissent et blanchissent les lames que son père émouleur a façonnées au ras de l’eau.
En descendant chercher les paniers de lames ouvragées, il le voit ce père coincer la lame dans son terraillon et l’appuyer des deux bras sur la meule. Il passe ainsi des heures, le ventre sur la planche, son chien couché sur ses jambes croisées, les mains gelées par l’eau froide et le visage brûlé par les étincelles.
Le vacarme est permanent : claquements de la roue au fil de l’eau, craquements de la charpente, grincements des pignons, sifflements de la transmission, ronflement de la meule et stridence du métal entamé.
Le mauvais plancher tremble. Il y fait un froid de gueux l’hiver. L’été c’est un four.
A douze-treize ans c’est Jean qui monte au bourg la bichasse [1] chargée de lames et en descend les ébauches.
Peu à peu il va apprendre le métier. « Trabaillo, foutillou, trabaillo ! » [2].
1771
Il a à peine 14 ans, lorsque ses parents se préoccupent du mariage de Jeanne qui va sur ses vingt ans. L’affaire mûrement réfléchie, ils se sont rapprochés d’Antoinette Grangeneuve, une veuve de la paroisse. De son défunt mari, Mary Chaussière, vivant laboureur, il lui reste deux enfants à charge : Rémy et Claudine.
Mésalliance dira la corporation, prévoyance diront d’autres.
Leur fille, Jeanne, est honnête, travailleuse et ma foi bien tournée, ils veilleront à la doter le mieux possible et Rémy, le garçon apportera de la terre.
De plus, pour bien équilibrer le contrat, ne peut-on faire d’une pierre deux coups, en mariant en même temps, la Claudine, sœur de Rémy qui venait de faire ses dix-huit ans, avec notre Jean, certes un peu jeune mais déjà fort et habile au travail ?
Le notaire met tout cela en bonne et due forme et le vicaire leur donne la bénédiction nuptiale le 11 février 1771.
Les parents avaient appris que l’union fait la force, que le commerce du couteau rencontre trop souvent la crise, approvisionnement ou mévente, et qu’un lopin de terre peut permettre aux courageux de mieux franchir les mauvaises passes.
Encore faut-il que les saisons s’y prêtent !
Hélas, ce sont des années de misère qui les attendent : hivers terribles, étés de feu se succèdent.
Rien ne lève, la famine rôde sans les épargner et s’ajoutent les maladies plus féroces les unes que les autres qui ne cessent de désoler le pays.
Le jeune marié travaille au côté de son père.
En silence il maudit la tâche, mais craint davantage le chômage de plus en plus fréquent.
Claudine s’est mise aux couteaux auprès de sa belle-mère.
Jean a vingt et un ans quand naît leur premier petit, une fille nommée Michelle, comme sa marraine, la dite belle-mère, sa grand-mère.
La pauvre petite meurt deux ans après, tout comme Antoinette, la jumelle.
Puis, arrive un garçon : Rémy. Cette fois les parrain, marraine ont été Rémy et Jeanne, leur frère et sœur.
Le 30 décembre 1782, en plein hiver, Claudine épuisée meurt à trente ans.
Quelques jours après, le 4 janvier, Jean perd sa mère.
1783
Il ne peut rester seul avec son petit qui n’a pas deux ans.
On ne sait qui, de ses oncles et tantes, peut-être avisés par le curé, a résolu la difficulté. Les trois dimanches suivants les décès, publication est faite à la messe paroissiale de son nouveau mariage.
Les fiançailles sont célébrées à la manière accoutumée et le quatrième février 1783, il reçoit la bénédiction nuptiale au côté de Marie Gonin, une fille orpheline du village des Brugnias. Le père de Jean n’est pas présent, il va mourir en septembre.
Solidaire, son beau-frère Rémy Chaussière, l’assiste lors de la cérémonie.
A vingt-six ans, le Jean est désormais chef du foyer.
Les années qui suivent apportent un nouveau lot de misères. Des étés caniculaires provoquent la famine. Au rouet, faute d’acier on travaille le fer, du mauvais ouvrage et qui rapporte si peu. Les épidémies s’acharnent sur les corps épuisés.
A ce qu’on entend tout le royaume est touché. La révolte se propage et c’est la Révolution.
Passée l’allégresse, les malheurs vont à nouveau se précipiter : violences, guerres et luttes contre les rebelles au nouvel ordre républicain, dévaluations entraînant la ruine, pénurie alimentaire et de matières premières engendrant famine et chômage.
1800
Laissant l’ancien style, on dit maintenant l’an VIII de la République une et indivisible, mois de germinal : c’est le printemps.
Malgré de nouvelles guerres, les activités ont repris, lentement.
Et malheur encore ! Marie trépasse en s’accouchant d’un petit Jean.
Des enfants, ils ont en eu ! Peut-être neuf ou dix, il ne se souvient plus bien, trop sont morts si jeune.
Il lui en reste cinq, avec des bien petits.
Deux filles, Marie deux ans et Françoise. Ça lui revient maintenant, des Françoise ils en ont eues deux avant que celle-ci reste en vie. La mignonne a sept ans.
Trois garçons, Gabriel qui n’a que dix ans, et en plus du tout-petit, l’autre Jean de cinq ans. A y réfléchir, des petits Jean ils en ont eu trois.
Jean, le père, a quarante-six ans, l’urgence est là : toutes ces bouches à nourrir et à élever, seul à nouveau, il ne pourra pas.
Si sa décision est prompte ; elle n’est pas prise à la légère.
Dès le mois suivant, le 27 prairial de l’an huitième et pendant trois jours consécutifs, la publication de son mariage est affichée à la porte principale de la maison commune.
La future, Gabrielle Bost un peu plus jeune que lui, est depuis trois ans veuve de Mathieu Marcon, charbonnier de la commune, au village de La Muratte.
Elle aussi a des enfants, Étienne, charbonnier comme son père, déjà marié et qui restera à La Muratte, Marie l’aînée, dix-neuf ans, Marie la cadette, quinze ans et Louis, treize, qui viendront avec leur mère, dans ce nouveau foyer.
Le décadi trente prairial, en présence du peuple assemblé au temple de la réunion décadaire, l’agent municipal de Saint-Rémy prononce au nom de la loi que Jean et Gabrielle sont unis en mariage … dans le même élan, il prononce le mariage de Rémy et Marie, leurs deux grands.
Ainsi refondée, la famille reprend le chemin du rouet, mais elle ne peut trouver la quiétude.
Dans le sillage du consul et de l’empereur encore trop de guerres qui s’ajoutent à de nouvelles saisons calamiteuses. Famines, épidémies, chômage se succèdent et se cumulent.
Jean a la confiance de deux maîtres-couteliers de Thiers. Il travaille soigneusement leurs lames marquées pour l’un d’un cœur couronné, pour l’autre d’un os de mort. Quand le commerce peut reprendre, la production est appréciée jusqu’en Espagne, Italie et bien d’autres pays encore.
1809
C’est à son frère aîné Rémy et à son fils, Rémy aussi, que Jean demande de l’aide ce 2 août 1809.
Cette fois c’est trop, le courage lui manque.
Ils iront à la mairie déclarer que sa gentille Françoise est morte. Elle avait seize ans, broyée par la machinerie, sa jupe happée par les courroies !
Désormais le Jean ne sera plus le même.
Sans cesse il est hanté par l’accident, la mort.
Jusque-là, le moment d’effroi passé, le fatalisme s’imposait, maintenant, il a peur le jour, la nuit.
De complice bienveillante pour un beau travail, sa meule est devenue ennemie sournoise et malfaisante. Elle guette le moment où elle pourra lui faire perdre un œil d’un grain d’émeri ou de limaille incandescente.
Il sait qu’elle attend patiemment le moment où elle pourra exploser, le projetant en lambeaux contre les cloisons et le plafond.
C’est arrivé combien de fois à d’autres !
Certains, à voix basse, avaient évoqué un charme, un jeteur de sort qu’on aurait aperçu, hier, à la nuit. Il avait haussé les épaules et pourtant peut-être ... le doute se glisse.
Ce geste si sûr pour obtenir le tranchant qui fait les belles lames, il ne l’a plus. Sa main tremble. Parfois, trop souvent même, il a laissé la meule mordre la marque.
Son donneur d’ouvrage du moment a grondé, puis menacé !
Pourtant le Jean lui fait peine : ne voudrait-il pas laisser la planche pour aller vendre cette production qu’il connaît si bien ?
On lui fait confiance. Les anciens lui indiqueront les chemins et la manière.
Quand on sait y faire, on gagne bien sa vie et celle de la famille et entre deux tournées il pourra soigner sa terre.
Avant tout il sera éloigné de ce qui est devenu enfer.
Jean a topé.
Sources de la 1re partie :
Archives départementales de Saône et Loire :
- Etat-civil : actes de baptême, naissance, mariage et décès.
Bibliographie :
- Anne Henry, « Un site urbain façonné par l’industrie : Thiers, ville coutelière », In Situ [En ligne], 6 | 200.
- Thierry Sabot, Contexte guide chrono-thématique
- Gallica BNF
- Encyclopédie Diderot d’Alembert.
- Gustave Saint-Joanny, La coutellerie thiernoise de 1500 à 1800.
- Dr E. Suzeau, Lettres sur l’hygiène adressées aux artisans de la ville de Thiers.