Incontestablement, la renommée de l’école Victor Hugo de Créteil résidait moins dans son habit d’apparat de briques rouges et son majestueux fronton républicain que dans la qualité immuable des maîtres d’exception qui y enseignèrent au temps où elle était dans le vieux bourg l’unique temple dévolu à l’éducation des petits mâles. L’école de garçons Victor Hugo était une fameuse pépinière de maîtres talentueux, des farouches du devoir avec pour officiante férule leur ferveur de citoyens pédagogues militants.
De mon entrée en maternelle en 1945, à ma sortie du cours complémentaire, brevet élémentaire en poche en juin 1957, j’en ai forcément pratiqué beaucoup de ces inoubliables personnages d’école. Pour en connaître beaucoup plus, car j’avais du goût pour cela, il m’aurait fallu redoubler tant de fois que cela aurait considérablement reporté le temps de ma propre entrée dans la carrière professorale…
Mais, ce ne fut pas nécessaire : pour en connaître plus, il m’aura suffi de tendre l’oreille aux évocations des anciens de mon entourage. Celles de mon père, de mes oncles et surtout de mon grand-père, factotum-concierge de l’école Victor Hugo, qui en parlait avec émotion, des étincelles d’émerveillement et de respect dans les yeux.
En ce temps d’école là, on n’entrait pas en CP ou en CM1, on entrait en 11e ou en 8e, mais ce n’était pas le plus marquant dans la ruche pédagogique, on allait s’installer pour une année scolaire dans l’alvéole où enseignait Monsieur Truc, Monsieur Machin ou Monsieur Chose… En fait, pas vraiment Monsieur : on était affecté dans la classe du Père Laplace, du Père Allezard, du Père Guyard… Ce n’était pas péjoratif, ce n’était pas angoissant, on allait retrouver - pour notre bien qu’il se disait - une autre autorité paternelle.
Le jour de la rentrée scolaire, la question de l’affectation chez tel ou tel maître était la grande affaire qui créait une incroyable effervescence dans la cour de l’école.
Dans quelle bergerie et guidé par quelle houlette de berger allait-on brouter du savoir et de l’éducation ? Aucun des maîtres Victor-hugoliens n’était chargé d’opprobre ou de détestation, mais d’après radio-récré, certains, au nom de leur sévérité, étaient plus redoutables que d’autres. Il se disait donc qu’il valait mieux être hébergé par Van Oberghem plutôt que par Bourdillat, par Dorigny plutôt que par Flagelle…
Dans le grand parloir en plein air, les langues moulinaient leurs angoisses ; il s’en disait tant et tant sur les pratiques de certains, leurs lubies, leurs exigences, leur malice pédagogique…
Les témoignages et jugements des concierges en culottes courtes se télescopaient, s’entrechoquaient, se mêlaient confusément pour alimenter l’usine à cancans et nourrir la fabrique des mythes et légendes.
La roulette d’un sifflet mettait un terme à une authentique angoisse existentielle : les drôles se figeaient puis allaient s’aligner en colonne par deux. Ils scrutaient la lourde porte d’accès à la cour par où passera Monsieur Le Directeur, suivi par la sévère cohorte de ses maîtres.
Le cornet ayant lâché ses dés, l’un d’entre eux viendra se placer devant son contingent de bouches cousues, le couvrira d’un regard dubitatif, l’engagera à le suivre et ce sera bien.
- Louis Allezard
En 1949, un impressionnant flandrin à béret, blouse grise et mégot incandescent se planta devant ma classe. Il porta, sur son lot de viandes malingres, un regard de maquignon circonspect et fataliste, puis il s’humanisa : il esquissa un brouillon de sourire fugitif, un peu goguenard qui sembla dire qu’on ne lui déplaisait pas trop et qu’il allait faire avec… D’un bref signe de tête, il nous intima l’ordre de le suivre et l’on sentit, dans l’instant, que l’on prenait le bon sillage.
C’était Louis Allezard, le dernier des maîtres à béret [1], un instituteur émérite qui, pendant plus de trois décennies indiqua, d’un index inflexible, à des centaines de gars de Créteil, le bon cheminement pour leur avenir.
Le 3 novembre 1961, le Conseil municipal de Créteil, reconnaissant, décida de donner le nom de Louis Allezard au groupe scolaire qui venait de sortir d’un champ rue Juliette Savar.
Les maîtres à béret en avaient sous le béret
Les maîtres d’autrefois, aux yeux de leurs élèves fascinés, avaient un savoir encyclopédique. Les maîtres d’autrefois savaient les constellations et même en plein jour, ils nommaient les étoiles ; ils savaient la minéralogie, la géologie : ils nommaient les pierres, les conglomérats, les fossiles. Les maîtres d’autrefois étaient un peu druides ; ils savaient la forêt et nommaient les feuilles de tous les arbres. Les maîtres d’autrefois savaient l’histoire : on suivait les guides à Roncevaux, devant le four de Bernard Palissy, sous le chêne de Saint Louis, au Pont d’Arcole… Les maîtres d’autrefois savaient la géographie administrative et, pour ne pas l’oublier eux-mêmes, ils nous faisaient réciter les départements et leurs villes préfectures. Les maîtres d’autrefois avaient des mémoires insondables, ils avaient la majesté mystérieuse des érudits : ils savaient tout sur tout puisqu’ils enseignaient à pleine bouche libre, sans plonger leurs regards dans leurs missels laïques. Bien sûr, les murs des salles de classe étaient tapissés de cartes géographiques et scientifiques, mais ce viatique était destiné aux élèves inaccomplis ou rêveurs…
Bon nombre des maîtres d’école, et c’étaient les meilleurs du point de vue des culottes courtes, étaient experts en livres et leçons de choses. Contre les murs de fond des classes de ces valeureux du savoir étaient adossés deux armoires majestueuses avec des portes vitrées.
L’une s’appelait : « bibliothèque de classe » ; elle contenait quelques dizaines d’ouvrages recouverts de papier kraft de couleur et calligraphiquement étiquetés : des romans d’aventure ou historiques. L’armoire était ouverte une fois par semaine ; un écolier scribe notait les retours et enregistrait les prêts. Le maître pilotait l’opération : il tendait des ouvrages à des indécis, conseillait les lecteurs compulsifs ou fayots et c’était légitime car il avait tout lu, forcément tout lu.
Le « chosier »
L’autre armoire s’appelait le chosier. C’était une caverne mystérieuse, confuse et pagailleuse, l’antre éclectique d’un savant foutraque et touche à tout. Le chosier servait à piquer d’extravagance les curiosités juvéniles en friche et surtout illustrer les heures dévolues aux leçons de choses. Bon nombre des maîtres - et c’étaient les meilleurs du point de vue des moucherons d’école - étaient d’éclairés experts en leçons de choses.
Le chosier était dans un désordre pire que ceux qui désespéraient nos mamans : c’était un effarant capharnaüm, un pas possible badaboum et comme tel, il nous attirait furieusement, mais on ne le pouvait fouiller qu’avec les yeux.
Le maître à béret, avec la componction d’un servant d’office religieux, ne farfouillait pas dans l’extravagant pêle-mêle : à doigts agiles et sûrs, il en extrayait et exposait à la lumière tel ou tel élément du trésor qui allait aider à la comprendre une parcelle de vérité de la nature de la science ou de la technique.
Sur les étagères, dans les boites, que d’intrigantes choses dans le chosier : des pierreries minérales, des silex polis ou éclatés, des fossiles, des ossements, des animaux naturalisés, des planches piquetées d’insectes, des herbiers, des outils, des ustensiles insolites, des instruments de mesure et pesée, chaînes d’arpenteur, balance romaine… Mille et un trucs, machins et choses donc.
Le mystérieux chosier ne laissait personne indifférent : il était irradiant. Rien que de le savoir en sentinelle dans notre dos, on se sentait meilleur et confiant en l’avenir.
Lorsque les maîtres annonçaient une « leçon de choses » sur le tableau noir, on savait qu’ils allaient solliciter le chosier et qu’on allait vivre une lumineuse et jubilatoire parenthèse entre deux épreuves de dictée ou de calcul mental.
L’empreinte laissée dans mon subconscient par le chosier est si forte qu’elle a induit ma manie de recueillir des choses insignifiantes pour tout un chacun, mais si parlantes pour moi.
Inexorablement les vieilles armoires de mes dépendances se transforment en authentiques chosiers.
Bien sûr, et bien des films en noir et blanc qui représentent des scènes de classe en attestent, nos maîtres n’étaient jamais aussi grands et altiers que dans l’exercice de leur mission orthographique, mais ce moment d’école n’était pas le plus attendu, parce que c’était le plus exigeant pour les neurones encéphaliques du petit peuple en galoches.
Il fallait peu de temps aux maîtres d’autrefois pour connaître par le menu tous les élèves de leurs cohortes, pourtant souvent pléthoriques.
Ils gardaient aussi, dans leur mémoire indélébile, le souvenir de leurs anciens élèves qu’ils pouvaient replacer dans leur millésime, au pupitre alors occupé et quasiment à la place qu’ils occupaient dans l’ordre alphabétique.
En ce temps-là, beaucoup d’enfants de Créteil étaient Victor-Hugoliens de père en fils et cela pouvait perturber de temps à autre tel ou tel maître imparfait qui dissimulait sous son béret un essaim de frelons irascibles et rancuniers : en découvrant, dans sa compagnie de perdreaux de l’année, le rejeton d’un ancien trublion, tel ou tel fissurait d’infamie sa carapace de commandeur en se laissant aller à lui reprocher les frasques et turpitudes passées de son géniteur.
Les noms de ces rares indignes, réfractaires à la prescription pédagogique ne figurent pas sur le majestueux fronton en briques rouges de l’école Victor Hugo : l’emplacement était déjà occupé : « Liberté-Égalité-Fraternité ».