Le 21 mai 1885 [1] , les époux Kersall descendent la rue de Siam d’un bon pas. Ils ont tous les deux revêtu leurs habits du dimanche et tout en marchant, François ajuste sa cravate en lasting pendant que Rosalie maintient sa coiffe en place ; elle doit rivaliser autant avec le vent qui monte du port et qui siffle aux oreilles, même par une fin mai, qu’avec la foule qui encombre éternellement la plus célèbre artère de Brest. Ils ont un rendez-vous important à l’étude de Maître Gérard, notaire au 24 rue de Siam, pour solder la vente de leur maison du n°7 rue de la Vierge [2] . Il s’agit là d’une petite maison avec jardin, comprenant deux chambres à l’étage, une boutique et arrière-boutique au rez-de-chaussée. Depuis que François est venu en retraite de l’arsenal, le couple se concentre sur le débit de la place de la Liberté.
- Place de la Liberté et buvette Kersall
- Collection particulière Olivier Polard
Ils sont ensemble depuis plus de vingt ans, Rosalie s’en souvient comme si c’était hier. Le 18 décembre 1861 [3] , François Kersall et Marie-Rosalie Kerscaven se mariaient, il avait alors quarante-huit ans, elle en avait seize de moins. François avait une bonne place à l’arsenal, il était charpentier et son nom venait d’être cité pour la prochaine promotion de chef-ouvrier. François était veuf depuis cinq mois, sa feue épouse, Marie-Jeanne Le Bec, était lingère quand elle a succombé subitement par un beau jour de juillet au 6 place du roi de Rome [4] , en Lambézellec (ancienne appellation de la Place de la Liberté). François est Brestois de naissance, son père était chaloupier au port. Rosalie ne vient pas de très loin, elle est originaire de Lambézellec ; elle était factrice lorsqu’ils se sont connus. Peut-être au cours d’une de ses tournées ?
Les époux tiennent donc le débit du 15 place de la Liberté, mitoyen avec la quincaillerie Héricourt. Ils sont par ailleurs propriétaires de ces deux fonds de commerce. Les affaires sont florissantes, car avec une telle situation les jours de marché et de foire aux puces, les clients se pressent au comptoir. Ces propriétés et activités leur permettent d’afficher, sans doute pas une certaine aisance, du moins un petit confort financier. La retraite de l’arsenal de 450 francs par an, depuis 1874 [5], apporte un complément non négligeable. Cependant, le couple cache une douleur. Si François n’a pas eu d’enfant de son premier mariage, Rosalie a mené trois grossesses à terme, mais les trois nourrissons n’ont pas vécu plus d’un mois.
Ainsi va la vie, les époux poursuivent la gérance du débit et accueillent chaque année les retrouvailles des anciens charpentiers. Tous les ans, aucun ouvrier, chef-ouvrier, contremaître et chef-contremaître ne manque cette journée de franche camaraderie, qui se prolonge bien souvent jusqu’à 11h et demie du soir [6] .
Après le décès de François le 8 mai 1899 [7] à cette adresse, Rosalie poursuit l’activité du commerce jusqu’au 23 mars 1917 [8] où elle le rejoint au cimetière Saint-Martin où Rosalie avait pris une concession perpétuelle lors de la disparition de François, ils y reposent toujours au Carré 23 ; Rang 09 ; Tombes 01-02 [9] .