1949. Voilà bientôt des lurettes et trois générations que la boue et le crottin ne patinaient plus les pavés de la Grande Rue de Créteil et que nous n’avions plus de mayenne dans nos souliers ; mais ça n’y faisait rien : on nous grainait toujours dans la tête que, dans cet immédiat après guerre, nous étions encore un peu à part dans la catégorie des enfants des villes ; nous étions encore un peu de la campagne… Tant et tant d’indices et de preuves de notre lignage terrien…
Les versants du Mont-Mesly déroulaient encore des champs de céréales, de petits pois et de plantes fourragères. Il arrivait encore, dans les temps d’avant les grandes vacances, que Monsieur le Maire réquisitionne les enfants des écoles pour aller prélever les doryphores gloutons des feuillages des pommes de terre. Une boîte de fer blanc bien remplie ras le couvercle de petites bestioles saletés valait au cueilleur une vraie reconnaissance citoyenne, les compliments de Monsieur le directeur et une belle image [1]…
Chaque matin d’école, un gros camion bâché déversait une grappe d’enfants en capelines et godasses qui arrivaient du hameau de Mesly et qu’on disait les petits bouseux…
Authentique patrimoine campagnard, il y avait encore à Créteil deux fermes, cinquante huit maraîchers, un grainetier, un charron, un maréchal-ferrant et, dans l’étable Pagès, des vaches à lait qui ruminaient leurs rêves de prairie en écoutant couler le bras du chapitre [2]… Il restait encore, ici et là, de moins en moins, c’est vrai, des gens de la terre attachés à leurs chevaux.
1949, École Victor Hugo, dans la cour, la première stridulence du sifflet figea les enfants en statue de sel, la seconde produisit une mise en rang ordonnée et un branle-bas de silence obstiné qui allait duré jusqu’à la récréation.
Le tableau noir, renseigné avant l’entrée en classe, disait le quantième du mois et la maxime du jour. C’était jour de leçon de choses, comme on disait en ce temps-là, de ces moments où les maîtres entreprenaient d’ouvrir les yeux de leurs élèves sur la vie de leurs alentours, lesquels ne s ‘étaient pas constitués en environnement.
Louis Allezard, le vieux maître à béret qui s’apprêtait à partir à la retraite, avait calligraphié à la craie blanche : « le travail du maréchal-ferrant, le ferrage des équidés » . Le chœur des écoliers qu’il avait à la férule ânonna avec conviction : « … mammifères ongulés périssodactyles ».
Les maîtres, en ce temps-là, savaient nous remplir de bonne science superfétatoire et faire de la mollesse de nos cabochons du marbre à inscrire pour la durée de nos vies ; nous étions, il est vrai, de bien fameuses éponges à savoirs.
Quoi qu’il en soit, ce petit rien donnait de l’épaisseur encyclopédique aux chevaux qui venaient se faire saboter de neuf chez Monsieur Simonet, le maréchal ferrant qui boutiquait en sa forgerie à l’angle de la rue De Joly et de la Grande rue, à portée de chant d’enclume de notre école.
Mais il n’était pas question de partir pour une parenthèse récréative sans préparation pédagogique, les bras ballants emmanchés dans les tuyaux de nos blouses grises : le vieux maître déploya sur le tableau noir une planche colorée qui représentait un énorme sabot de cheval. Il fallait tirer le meilleur profit d’une observation de la vie et surtout ne pas se faire des montagnes de souffrances des tribulations des sabots des chevaux. Les sabots, au fil ou au plat des outils, allaient être rognés, taillés, brûlés, cloués ; mais le cheval n’en souffrirait pas : le sabot, enveloppe cornée de la dernière phalange du doigt des ongulés est parfaitement inerte et insensible : c’est un très gros ongle qui pousse et pousse…
Sus donc à la maréchalerie… Le vieux maître n’eût pas à policer les rangs : son béret périscope faisait le chien de berger et la cohorte marmailleuse fila doux jusqu’à former une haie en demi-cercle d’oisillons craintifs et respectueux à bonne distance donc des ruades et des projections d’étincelles ou de laitiers incandescents et de l’ombre du maître de la forge. Les chocs de la métallerie et les rougeoiements de la forge disaient que le maître-ferrant fricotait déjà au profond de son antre bien avant notre arrivée.
Monsieur Simonet avait sanglé son tablier de cuir d’une ceinture où pendaient les plus usités des outils à ferrer et, dans les minutes qui suivirent, il ordonna un furieux concert-ballet.
Jongleur, sorcier, il puisait dans le râtelier aux trente et six tenailles : une pour chaque pièce, une pour chaque manœuvre, de la très longue à mettre au feu à la tenaille à crochet contrecoudée… et mêmement dans la tintamarrante collection des marteaux à panne, à frapper devant, à ferrer…
La spécificité et la précision de chacune des multiples opérations imposaient au maréchal-ferrant la possession et la maîtrise de la plus formidable panoplie d’outils de tous les corps de métiers ; seule leur manipulation permettait d’identifier leur usage : la tricoire servait à arracher les anciens clous, le rogne-pied et la râpe permettaient de préparer le sabot,... et le brochoir… et la mailloche… et le ferretier « tête de chat »…
Après avoir découpé, limé, relevé, Monsieur Simonet passait de la forge au billot, du billot à l’enclume… un vrai bourdonnant à dix mains qui manipulait, maintenait, martelait…
Et dans le même temps attentif aux soins et gestes du feu : actionnant le soufflet, maniant le tisonnier, le pique feu, la pelle et la mouillette, le petit balai qu’on trempe dans l’eau et qui sert à asperger les braises qui s’affolent de leur trop plein d’incandescence.
C’était Monsieur Simonet : une boule musculeuse et forte qui faisait chanter les enclumes, de la simple à marteler à l’enclume à bigorne et talon, un œil de noirceur, un tempérament trempé au commerce des chevaux et qu’il valait mieux aborder plein front plutôt que de biais avec des idées travioles ou baguenaudantes.
C’était Monsieur Simonet : un teigneux du travail métallique qui faisait méchamment suer son cuir humain, les sourcils hirsutes, un rien ombrageux et sorcier absolu pactiseur exclusif avec son feu de forge.
À trois pas de là, mômes en pâmoison, on était fascinés par les gesticulations magiques, le souffle titéen et les postures carnavalières du maître de la forge. Nous caressions les outils du regard : prouesses du tranchet, de l’étampe, des dégorgeoirs ; le feu de la forge nous mettait les mirettes en braise.
Sérieux, concentrés, un peu canailles et moins paysans qu’on disait de nous car un jet de pissat ou la cascade de crottin fumant lâchés par un cheval angoissé nous faisait nous choquer, heurter du coude et devenir bêtassous, franchement hilaires, bien bourriques et moussaillons en goguette.
« La paix ! C’est de nature ! » : la voix du maréchal-ferrant nous faisait rengorger dans l’instant notre cascade de rires. Pour avoir fait tant et tant de festins de lueurs de braises et de fumerolles, elle avait des gravités rocailleuses de torrent : la voix. Elle disait les ordres, bien directe, bien bourrue et avec tant d’autorité que le plus filasse, le plus rogneux des chevaux n’y résistait pas, et nous, les mômes donc…
Derrière la maréchalerie, bien à l’abri de ses clôtures de bois, prospérait un arpent de province discret, guilleret, ravissant ; authentique survivance en plein cœur du bourg ; un somptueux jardin de légumes ombré de baies à confitures et de fruitiers dans lequel Madame Simonet, bêchant, sarclant, brouettant, manœuvrait tout le long de ses jours : navets replets, choux obèses, poireaux en parade, laitues surplissées, tomates sang de bœuf apoplexiques : tous légumes énormes, gouleyants, lauréats de comices, crâneurs…, tous légumes morfales qui fouillaient profond dans une terre d’alluvion dopée au crottin, survitaminée aux roustissures de cornes et qui gloutonnaient par les racines bien au delà de la satiété.
Madame Simonet savait d’instinct et d’approche aimable que faire du surplace sur trois sabots le temps d’un ferrage était un exercice angoissant pour les chevaux ; aussi, en fin de cloutage et en manière de récompense, leur tendait-elle une poignée de carottes. Ces carottes arrachées au profond de la matrice légumière étaient si démesurées et en si bonne santé que bien des percherons, pour les croquer, se démantibulaient, comiques et faisaient leurs mâchoires d’âne.
En fond de jardin, dans une cagna bien paillée, la maréchale entretenait un désordre de poules et trois paires de lapins lardés comme des capucins.
Ce jardin de ville qui sentait si bon l’autrefois et l’ailleurs était aussi un lieu joyeux où, de la naissance du printemps aux ultimes avatars de l’automne, en grande agitation plumeuse, s’égayaient des sansonnets et des rouges-gorges qui menaient des sarabandes piailleuses.
La présence de la colonie des rouges-gorges s’expliquait moins par leur réputation de familiarité et leur goût du commerce de proximité avec les humains que par la présence dans les environs de la forgerie d’un gisement inépuisable de crottin où puiser à s’échauffer le gésier et s’embecquer par bâfrées frénétiques des graines d’orge et d’avoine non digérées.
Il y avait aussi rouge-gorge parce que la boutique du maréchal-ferrant attirait les badauds ; or le rouge-gorge est réputé être l’oiseau le plus faraud, le plus m’as-tu vu de toute la piaferie. boule de plume bien délurée qui n’aime rien plus que de se mettre le jabot en pleine lumière pour faire admirer aux parterres d’humains, la tache rouge qui rappelle, dit-on, qu’un de ses lointains ancêtres assista de si près à l’agonie du Christ qu’il y fut taché d’une goutte de sang indélébile pour l’éternité de sa descendance.
Il aurait été bien saugrenu de ne pas tenir ce propos pour plausible puisqu’il avait été tenu, avec sérieux, semble-t-il par Monsieur Allezard, notre vieux maître ironique qui ne se serait pas abrité sous le porche d’une église même pendant une réplique du déluge…
En fin de ferrage, peu après l’opération carottes, Monsieur Simonet et le propriétaire du cheval saboté de neuf s’enfoncèrent dans la pénombre de la boutique pour aller trinquer, selon l’usage, à une affaire rondement menée et ce cérémonial mit fin à la belle récréation.
Monsieur Allezard frappa dans ses vastes battoirs le retour au devoir d’études ; il était temps pour la troupe bien ébahie de s’ébranler vers l’école, de réintégrer la salle de classe et de s’y abîmer dans le moins drôle de la leçon de choses : le pensum, la rédaction, la mise des images en tresses de mots…
Soixante sept ans plus tard, un homme ancien, chenu, bien ballot de ses pensées, racine ses chaussures en face de l’office notarial, à l’angle de la rue De Joly et de la Grande rue ; il cherche à coltiner ses souvenirs à la réalité, il cherche sous le macadam l’empreinte de la maréchalerie, il cherche la main de l’instituteur pour y déposer sa copie.
« On ne connaît pas son enfance, on la rêve… » O. MILOSZ