Pour tenter d’obtenir le consentement du public aux efforts de guerre et promouvoir un militarisme patriotique, la Royauté, la République et l’Empire ont souvent convoqué la peinture : la propagande d’État entendait célébrer les victoires et les sacrifices des armées sur terre comme sur mer. Quatremère de Quincy alla jusqu’à déplorer : « La conscription de la peinture au service de la politique. »
Pour ce qui concerne les combats navals, c’est sans doute sous Louis XVI que notre histoire maritime offrit aux peintres les meilleurs sujets de fierté avec nos actions décisives dans la guerre d’indépendance américaine illustrées notamment par Rossel de Quercy. La peinture de marine rencontrait la peinture d’histoire. Ensuite, mise à part la curieuse capture de la flotte hollandaise au Helder par la cavalerie de Pichegru, et malgré les actes individuels de bravoure de nos marins, les années révolutionnaires et de l’Empire n’offrirent pas aux peintres de marines de victoires navales d’envergure propres à magnifier la gloire de la flotte française. Pour ne citer que les plus connus, les désastres successifs de Toulon (28/08/1793), de Prairial an III (1er juin 1794), d’Aboukir (1 et 2/08/1798), d’Irlande (11/10/1798), de Trafalgar (21/10/1805), et de l’île d’Aix (12/04/1808) ne pouvaient servir d’illustrations édifiantes qu’au service de la propagande politique de l’ennemi.
Qu’à cela ne tienne. Faute de victoires maritimes, la Convention et ses successeurs trouvèrent cependant avec le sort tragique du Vengeur du Peuple au cours des combats perdus de prairial an III une occasion de propagande picturale démesurée sur « l’héroïsme révolutionnaire ». Heureusement, quelques années plus tard, les vraies victoires d’un Surcouf, par exemple, fournirent de beaux sujets de tableaux de marines et eurent même droit à une célèbre chanson « Au 31 du mois d’août » pour rappeler sa prise du Kent par la Confiance le 31 août 1800.
Pour ses peintures édifiantes de commande l’État dut en effet se rabattre sur des représentations de combats navals beaucoup plus limités, sans portée stratégique immédiate, mais au cours desquels des marins français, souvent corsaires, avaient fait preuve de hardiesse, de bravoure et d’astuce. Ils avaient pu ainsi remporter soit des victoires partielles au cours de grandes batailles navales finalement perdues, soit et le plus souvent dans des duels à l’abordage au hasard de rencontres avec un navire ennemi.
Beaucoup moins connu car moins exploité que le sort malheureux du Vengeur, le duel victorieux de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade mérite pourtant qu’on s’y intéresse aussi. Le nombre et la qualité de ses illustrations par des peintres, dessinateurs et graveurs du XIXe siècle tout autant que les commentaires auxquels il donna lieu en Angleterre et en France, montrent combien un exploit singulier mais sans conséquence historique, peut susciter d’interprétations et de commentaires divergents où la mauvaise foi le dispute parfois à la flagornerie. On tente ici de croiser les points de vue pour approcher la réalité de ce combat à partir de ses différentes mises en scène.
Dans la suite de cet article on s’en tiendra à l’orthographe anglaise de l’Ambuscade qui ne s’écrira l’Embuscade qu’en devenant française après sa capture. Enfin on rappelle que la frégate et la corvette sont des navires à trois mâts verticaux (de l’avant vers l’arrière : misaine, grand mât et artimon) et un mât oblique, le beaupré couché à 20/25 degrés environ, avançant en saillie au-delà de la proue. Dans la hiérarchie des bâtiments de guerre à trois mâts de l’époque la corvette est classée après la frégate qui vient immédiatement après le vaisseau de ligne. L’une et l’autre n’ont qu’une seule rangée de sabords. Au XVIII ème siècle on classe encore parfois les navires de guerre en fonction du poids de leurs boulets (Ex. L’Hermione « frégate de 12 » livres) ; on les désigne aussi de plus en plus, comme on le fera ici, par leur nombre de canons embarqués en précisant ou nom les calibres exprimés en livres : ainsi, selon le dictionnaire des bâtiments de guerre de J.M. Roche l’Ambuscade serait une « frégate de 32 canons » et la Bayonnaise une « corvette de 20 canons ».
PROLOGUE : LE HASARD D’UNE RENCONTRE
Le 14 décembre 1798 à 7 heures du matin (heure solaire) la corvette française, la Bayonnaise, cingle vers les côtes de France. Elle est encore à une trentaine de milles dans l’ouest du pertuis d’Antioche (entre Ré et Oléron) où elle prévoit de s’engager pour gagner par l’estuaire de la Charente sa destination finale : le port de Rochefort. Ce navire vient de la Guyane française où il avait débarqué le 29 septembre précédent cent vingt déportés, principalement des prêtres, embarqués à Rochefort à la suite du coup d’état du Directoire du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Le relevé de missions du navire porte : "Transport de troupes et de dépêches de Cayenne vers Guadeloupe et France ". La Bayonnaise était en effet repartie de Cayenne début novembre et après une courte escale à la Guadeloupe, elle avait fait route sans encombre. Remontant jusqu’au parallèle de trente degrés de latitude nord pour rentrer dans le courant du Gulf Stream, elle s’y était maintenue avec un vent portant. Ce 14 décembre 1798 au matin une jolie brise de nord nord-ouest la pousse vent arrière vers les côtes de France.
La Bayonnaise a été construite à Bayonne où elle a été mise en service en mars 1794 ; sa coque a été doublée de cuivre à Brest en 1795. C’est donc un navire récent, bien entretenu et encore en très bon état. Elle jauge 310 tonneaux et mesure 38 mètres de long sur 10 mètres de large avec 5 mètres de creux. Les sources françaises et anglaises divergent sur sa puissance de feu : les premiers la minimisant à l’inverse des seconds. On s’en tiendra ici à une fourchette moyenne et vraisemblable. Elle porterait de 20 à 28 canons longs de 8 ou 12 livres sur son pont principal, 4 ou six caronades de 12 sur le gaillard arrière et des pierriers (ou perriers) montés sur les bastingages. La Bayonnaise est alors commandée par le lieutenant de vaisseau Jean-Baptiste-Edmond Richer, 26 ans, avec son second, Robert-Thomas Potier de la Houssay et quatre autres enseignes de vaisseau François Corbie, Antoine Le Danseur, Michel-Augustin Frouin et Jean-François Guigner. Il y a à bord, outre quelques hommes du bataillon de Guadeloupe et 30 hommes de troupe du régiment d’Alsace embarqués à Cayenne sous les ordres du capitaine Nicolas Aimé, un équipage de 250 hommes et mousses. Dans leurs relations du combat les anglais qualifient la Bayonnaise de corsaire (privateer) ce qui paraît inexact compte tenu de ses missions et de ses officiers de marine aux commandes.
Le plan de course des deux navires est présenté ci-dessous : les chiffres portés entre parenthèses dans le texte renvoient à leurs positions successives. La Bayonnaise se trouve alors au point (1).
Alors que la Bayonnaise poursuit sa route vers la côte, une frégate anglaise, l’HMS Ambuscade stationne, elle, un peu plus au sud à une vingtaine de milles à l’ouest de la pointe nord de l’île d’Oléron (2). Elle tire des bords sous petite voilure en attendant une autre frégate venant d’Angleterre, la Stag, avec laquelle elle doit prendre position comme stationnaire au large de l’estuaire de la Gironde. L’Ambuscade a été construite dans les chantiers de la Royal Navy à Depford sur la Tamise et mise en service en 1773. Elle a donc 25 ans ce qui est déjà un âge avancé à l’époque pour un navire de cette classe. Elle jauge 450 tonneaux et mesure 45 mètres de long sur 12 mètres de large avec un creux de 6 mètres. Selon les sources là aussi divergentes elle porterait entre 32 et 36 canons longs de 12 sur le pont et 6 à 8 caronades de 12 sur son gaillard arrière.
L’Ambuscade venait du cap Finistère où elle avait capturé une semaine plus tôt un chasse-marée et un brick français. On avait embarqué sur ce brick le second lieutenant, une partie des meilleurs matelots et une trentaine de prisonniers français venant de ces deux prises pour les ramener en Angleterre. Cette frégate était commandée depuis un an par le capitaine Henry Jenkins, un premier lieutenant, Dawson Mayne et un second lieutenant Sydney Sinclair. Un troisième lieutenant, Joseph Briggs, était cloué au lit dans sa cabine souffrant d’une grave maladie. Le pilote de l’Ambuscade était un français mais un matelot anglais était toujours à ses côté pour s’assurer que les ordres passaient bien. Sur les 212 hommes, comprenant une grande part de jeunes mousses, il n’en restait plus que 190 après les transferts sur les deux prises.
Aux premières lueurs de l’aube on signala au capitaine Jenkins de l’Ambuscade qu’une voile venait du large à environ cinq milles par le nord ouest. À bord de la frégate tout le monde pensa qu’il s’agissait de la Stag qui venait les rejoindre. Comme le navire approchait cap droit sur eux et qu’on ne voyait que les voiles hautes émergeant de la mer, il leur était encore impossible de vérifier leur hypothèse et le capitaine avec ses officiers sans s’en préoccuper prenaient leur breakfast rituel dans le carré des officiers.
Un vent de nord nord-ouest bien établi pousse la Bayonnaise au largue sur sa hanche bâbord. La mer est belle et peu formée et le temps est clair avec une bonne visibilité. À bord du navire français la vigie signale à son tour à l’officier de quart qu’un navire est vu sous le vent au sud est (3). Le commandant Richer craint qu’il s’agisse d’un navire anglais qui va vouloir l’attaquer et lui couper la route ouest vers la côte. Pour s’en assurer il décide de changer brusquement de route. Avec le vent qui est remonté au nord il juge impossible de gagner la côte au nord est vers le pertuis Breton ; il donne alors l’ordre de virer de bord lof pour lof et de faire toute la voile pour fuir vers le large, par vent de travers tribord amure .
À bord de l’Ambuscade on vient seulement de se rendre compte de la méprise : le navire aperçu n’est pas la Stag attendue mais vraisemblablement un français qui maintenant tente de s’échapper vers le large. Tout le monde est appelé sur le pont et on force les voiles pour prendre en chasse le navire ennemi (4). Sur le français on comprend vite qu’on va devoir livrer bataille et on fait battre la générale. L’Ambuscade a en effet l’avantage de la marche et vers midi elle se trouve assez près pour canonner. Les deux navires assurent leurs pavillons avec un coup de canon.
DUEL EN HAUTE MER
Il est maintenant midi et la Bayonnaise a réduit sa voilure, contrainte d’engager le combat avec un navire plus rapide et mieux armé (5). Dans les deux navires c’est le branle-bas de combat ; les hamacs dépendus et roulés sont fixés aux bastingages comme protections ; dans la mâture les gabiers doublent les cordages nécessaires aux manœuvres les plus importantes ; les soutes à poudre sont ouvertes ; au niveau des batteries, à travers les premières fumées, on aperçoit à peine les douzaines de servants qui se démènent autour de chaque canon. Tour à tour ils écouvillonnent, chargent et refoulent la gargousse puis le boulet ; les boutefeux fument, piqués au fond des bailles de combat ; les canons mis en batterie, la gueule hors du sabord, crachent leurs boulets dévastateurs sur l’ennemi ; sur le pont et les gaillards on a répandu un peu de sable pour boire le sang qui va couler et, dans la cale, les chirurgiens avec leurs aides préparent leurs instruments, dressent leurs tables d’opération et garnissent les lits pour les blessés.
Au bout d’une heure l’affaire a tourné nettement à l’avantage de l’Ambuscade. Sur le navire français on compte déjà de très nombreux blessés chez les servants des batteries et on s’apprête à faire payer chèrement une défaite prévisible. Alors que l’Ambuscade se place par son travers sur l’arrière de la Bayonnaise pour la canonner en enfilade une forte explosion retentit : sur le navire anglais l’un des canons de 12 livres vient d’exploser dans la batterie tribord (6).
À la suite de cet accident le passavant tribord est entièrement détruit, le canot et la chaloupe sont en feu, les charpentes inférieures de deux sabords ont été emportées avec une partie du pont, et 13 hommes gisent à terre, très grièvement blessés ou morts. Ce genre d’accident ne manque jamais de décourager l’ardeur des équipages les plus braves et les plus disciplinés : on peut donc imaginer l’effet qu’il put avoir sur l’équipage de l’Ambuscade composé, à de rares exceptions, de jeunes mousses sans grande expérience du feu. Il est bien connu en effet, quelle que soit la cause réelle de l’explosion, que tous les servants se demandent alors si le canon qu’ils sont entrain de charger ne va pas à son tour leur exploser à la tête. Il s’en suit que les canons ne sont plus désormais bien servis : la confiance des servants dans leurs armes est perdue.
Tirant profit de la grande confusion créée chez l’ennemi par cette explosion, la Bayonnaise tente à nouveau de s’échapper en courant maintenant vers le sud, espérant pouvoir atteindre avec le vent portant et malgré ses voiles déchirées, l’estuaire de la Gironde (7). Mais sur l’Ambuscade on se ressaisit rapidement et constatant la fuite du navire français, on vire de bord vers le sud pour le reprendre en chasse en envoyant toute la toile. Plus rapide et en meilleure état de voilure on estime sur le navire anglais qu’on aura tôt fait de rattraper la Bayonnaise pour recommencer à la canonner en la doublant sous le vent pour l’empêcher d’aller se réfugier vers la côte (8).
À bord de la Bayonnaise on essaye de parer aux dégâts considérables causés à la coque, aux manœuvres et aux espars par les tirs de l’ennemi. Des boulets ont crevé ou abattu des voiles basses avec leurs vergues et le gouvernail répond mal. Plusieurs officiers et de nombreux hommes de troupe et des marins ont été tués ou blessés par les canonnades. Le commandant Richer et le premier lieutenant Potier de la Houssaye sont eux-mêmes très grièvement blessés et sont aux mains du chirurgien. Vers trois heures l’Ambuscade est revenue dans les eaux de la Bayonnaise et se trouve à nouveau à portée de canon ; bientôt elle va la rattraper, passer sous son vent pour tenter de lui couper à nouveau la route de la côte et la canonner au passage.
Sur le navire français on comprend qu’il n’est plus question de compter regagner la côte et on tente à nouveau de s’échapper vers le large en virant vers l’ouest. Mais l’anglais vire à son tour. L’Ambuscade, meilleure marcheuse, gagnait la Bayonnaise main sur main. Bientôt elle allait la rallier et la canonner : la perte du Français semblait certaine. Le dernier officier de marine valide de la Bayonnaise, l’enseigne de vaisseau Le Danseur, est sur le pont ; le capitaine des soldats du régiment d’Alsace, Nicolas Aimé, lui crie : « Accostez la frégate et nous l’enlèverons ! » Ils décident alors de tenter leur dernière chance : se maintenir avec un vent favorable en courant vers le large, au vent de l’Ambuscade, de manière à pouvoir l’aborder rapidement avant d’être détruit par sa puissance de feu supérieure. Il était important en la circonstance pour la Bayonnaise d’avoir l’avantage du vent de sorte qu’elle puisse aborder l’autre navire en ayant la puissance du largue dans ses voiles et sans être gênée par la fumée des canonnades.
Il faut maintenant imaginer les deux navires au largue, tribord amure, faisant route parallèle vers le large à quelques encablures. Alors que l’Ambuscade la remonte sous le vent, la Bayonnaise ralentit soudain l’allure et abat alors brutalement sur bâbord pour arriver sur elle et venir l’aborder vent arrière sur sa poupe (9). Le choc est d’une très grande violence. Poussée par le vent la Bayonnaise percute puissamment le navire anglais avec son bossoir au niveau du gaillard arrière. Son beaupré – dont on rappelle qu’il a le même diamètre que le mât d’artimon - s’engage et balaye le gaillard arrière, défonce le bastingage tribord, fauche le mât d’artimon avec ses haubans et détruit la barre à roue du gouvernail. Ceux qui ne sont pas tués ou blessés par la chute du mât d’artimon ou par le beaupré, son boute dehors , ses vergues et ses focs, se débattent maintenant dans le fouillis des haubans d’artimon et sous les lourdes voiles tombées au sol. La proue du français s’est engagée sous l’arrière de l’Ambuscade dont les mailles de chaines de gouvernail se sont prises dans la patte de l’ancre de la Bayonnaise : les deux navires sont maintenant accrochés l’un à l’autre.
Sur les deux navires après avoir tiré une dernière bordée pour vider les canons, on a fermé les sabords pour éviter que l’ennemi ne s’introduise par ces ouvertures. Selon le rapport du Commandant des armes de Rochefort, Pierre Martin :"Au moment de l’abordage une bordée à bout touchant fit perdre beaucoup de monde à Richer. Il fut lui-même blessé (Il perd un bras) ainsi que presque tous ses officiers. Cette décharge meurtrière ne ralentit pas l’ardeur de ce brave équipage et l’abordage eut lieu..."
C’est maintenant au tour des grappins d’entrer en scène : il faut empêcher l’adversaire de s’éloigner et s’assurer ainsi pour plus tard qu’il ne pourrait pas s’enfuir avec les assaillants passés à son bord. On utilise des grappins d’abordage qui sont de forts et lourds crochets de fer à plusieurs branches. Attachés à des chaines liées à de gros cordages ces grappins s’accrochent aux gréements de l’adversaire ; lorsqu’ils ont croché et tiennent bon, on hâle sur le cordage et les deux navires sont assujettis et se touchent par leurs coques. Au moment de toucher, la Bayonnaise a balayé le pont de l’adversaire à coup de mitraille tandis que des tireurs juchés dans la mâture ont fusillé les hommes sur le pont. Les officiers anglais, capitaine Jenkins, ses lieutenants Dawson et Sinclair ainsi que le quartier-maitre Brown sont grièvement blessés et doivent abandonner le champ de bataille. Il ne reste plus sur le pont de l’Ambuscade que le lieutenant Joseph Briggs qui bien que très malade est venu se battre avec ses hommes et le commissaire de bord William Bowman Murray.
Pour les hommes de la Bayonnaise, le plus difficile reste à faire : amariner le navire ennemi. Passer à bord de l’Ambuscade est compliqué car, si les deux navires se touchent par les murailles, ils sont séparés à la hauteur du plat-bord par un large espace et la Bayonnaise est plus basse sur l’eau que son adversaire. Il faut aussi compter avec les mouvements des deux navires causés par le roulis et le vent. Le risque est grand de tomber entre les deux coques et de se faire broyer. Et puis les ennemis vous repoussent en face à coup de piques et de baïonnettes. Heureusement le beaupré de la Bayonnaise qui surplombe le gaillard d’arrière de l’Ambuscade va servir de passerelle. L’enseigne Le Danseur se serait écrié au moment où le beaupré de la Bayonnaise s’était abattu sur le gaillard de l’Ambuscade : « À bord, mes amis, c’est un pont que le sort nous présente. » et, comme tout l’équipage hurlait « À l’abordage, à l’abordage », il aurait crié : « Je compte assez sur votre bravoure et sur votre attachement à la patrie pour me rendre à vos désirs. »
Alors les assaillants matelots et soldats qui demeuraient jusque là couchés sur le pont pour éviter les tirs, courent vers le gaillard d’avant avec l’énergie du désespoir. Conduits par l’enseigne Le Danseur et le capitaine Aimé, s’aidant avec le beaupré bien fixé, ils sautent à bord du navire ennemi et surgissent pistolets et poignards à la ceinture, haches, piques ou sabres à la main sur son gaillard d’arrière. Toujours sdelon le rapport de Pierre Martin :" Le capitaine Aimé monta dans les premiers à l’avant et tua de sa main cinq Anglais". Ensuite les Français se saisissent alors d’une espingole à triple canon chargée de mitraille à poste au pied du mât d’artimon abattu ; ils la tournent vers le gaillard d’avant et arrosent tout l’avant du navire tuant ou blessant les soldats anglais qui s’y étaient réfugiés.
Sur l’Ambuscade le gaillard d’arrière est maintenant en feu car une caisse de cartouches qui se trouvait au pied de la roue de gouvernail vient d’exploser, emportant la roue, une partie de la poupe et le canot suspendu à l’arrière. Le gros de l’équipage et de la troupe est maintenant sur les passavants ou rassemblé sur le gaillard d’avant tandis que les hommes de la Bayonnaise déferlent. Alors le combat corps à corps devient particulièrement sanglant et dans cette boucherie chacun craint de tuer un camarade. Baïonnettes, pistolets, sabres d’abordage, haches d’armes, piques, couteaux et grenades font leurs besognes.
Dans l’assaut, alors qu’il s’avance sur le passavant, Le Danseur est tué d’une balle en plein front. Un jeune mousse, Marie Richard, âgé de douze ans, au service de cet officier se serait ainsi illustré : « Voyant son officier tomber mort à ses pieds, il saisit un de ses pistolets, saute sur le pont, poursuit le soldat qui a porté le coup mortel à son chef, décharge sur lui son pistolet et s’écrie : « Il est vengé ; tu n’en tueras plus d’autres ».
Bientôt, après une demi-heure de lutte au corps à corps, le combat s’arrête à la demande de l’officier d’administration (purser) anglais, William Beaumont Murray, seul officier encore valide sur l’Ambuscade.
INSTANTANÉS DU COMBAT : TABLEAUX ET GRAVURES
Reléguée au dernier rang de la hiérarchie des genres élaborée par l’Académie royale de peinture après 1648, la peinture de marine, petit genre de la peinture de paysage, n’acquièrera ses lettres de noblesse qu’avec un Claude-Joseph Vernet en 1753 ou en utilisant l’alibi historique, les sujets d’histoire étant les premiers de la hiérarchie académique. Si le combat de l’Ambuscade et de la Bayonnaise n’eut pas les honneurs d’unVernet père, mort en 1789, il inspira cependant plusieurs de nos grands peintres de marines de la fin du XVIIIe et du XIX ème comme Crépin, Hue, Pierre Ozanne ou Roux .
La douzaine d’illustrations que l’on peut aisément consulter dans les musées, sur le web ou dans les catalogues de ventes publiques représentent toutes – à l’exception d’une seule d’Ozanne qui montre le remorquage vers Rochefort de la Bayonnaise victorieuse par sa prise – comme un instantané photographique le moment décisif de l’abordage. On peut voir la plupart de ces représentations du combat sur le site de l’auteur : http://abordage.site.voila.fr
Sans entrer dans un débat sur les qualités artistique respectives des différentes œuvres, on montrera ici la variété des angles choisis par les artistes et on se bornera à apprécier la précision et la justesse de leurs interprétations par rapport aux commentaires écrits et aux journaux de bord.
= S’agissant des angles choisis, on va voir que les artistes ont choisi trois points de vue différents comme le montre le dessin ci-dessous, tout en respectant dans la plupart des cas les positions respectives des navires et le sens du vent.
La majorité des artistes, tel Roux, choisissent une vue par l’est sur la poupe tribord de l’Ambuscade, le travers bâbord de la Bayonnaise et le point d’abordage vu par l’arrière de l’Anglais. Hue fait un choix voisin mais plus au sud, permettant de voir les deux travers bâbord des deux navires, mais se prive d’une vue directe sur le point d’abordage. Crépin, lui, prend un angle opposé, au nord-ouest : il a ainsi à la fois les deux navires par leurs travers tribord et le point d’abordage vu de l’avant des navires.
= S’agissant de la précision et de la justesse de la représentation picturale on se bornera à examiner ici en détail le seul tableau de Louis-Philippe Crépin (1772-1851) exposé au Musée National de la Marine. Il s’agit d’une huile sur toile de 1801, commandée par Napoléon Ier pour le palais des Tuileries (H 2,46 m L 3,45) et désignée : « Combat de la corvette française la Bayonnaise contre la frégate anglaise l’Ambuscade . 14 décembre 1798 ». La base Joconde du Ministère de la culture désignant par erreur la Bayonnaise comme une frégate et ignorant l’orthographe anglaise de l’ HMS Ambuscade.
Ce grand tableau montre le combat avec une objectivité très honorable au moment même de l’abordage. Les deux navires sont présentés par le travers sur fond de ciel bleu-gris avec des nuages hauts qui courent entre des éclaircies. En bas du tableau la mer forme des vagues courtes, sans grands creux, dans le sens du vent qui vient de la gauche du tableau. Sa couleur verte s’assombrit en bleu-turquoise dans l’ombre des murailles avec une large tache jaune clair dans un éclat de soleil devant l’Ambuscade. Et puis, en bas des bossoirs, l’écume blanchâtre des vagues qui se brisent sur les étraves montre que les navires continuent d’avancer.
La Bayonnaise, un peu plus petite avec une mâture moins haute est à gauche du tableau ; ses voiles basses et une grande partie de son pont sont noyés dans le nuage des fumées noires des dernières canonnades ; sur la droite on voit au contraire le pont de l’Ambuscade surmonté des fumées blanches de la mitraille et des tirs de pistolets, et ses voiles basses vivement éclairées dans un rayon de soleil. Les murailles des deux navires sont peintes en gris foncé de la ligne de flottaison à la ligne des sabords, et puis en chamois jaune au niveau des batteries. Certains sabords sont fermés d’autres sont encore ouverts avec les gueules des canons qui sortent. Les préceintes et le haut de la muraille jusqu’aux lisses de plat-bord sont aussi peintes en gris foncé. La Bayonnaise a encore ses trois mâts et son beaupré est couché en travers du gaillard arrière de l’Ambuscade qui, son mât d’artimon abattu, n’a plus que son grand mât et son mât de misaine. Enverguées en tête de ces mâts, sur les deux navires, on voit les longues flammes aux couleurs nationales qui flottent dans le vent.
Les grandes voiles carrées ocre jaune des deux navires occupent la plus grande partie centrale du tableau. Tendues sur leurs vergues avec les lignes de garcettes des bandes de ris, trouées et déchirées par endroits, elles prennent le vent par la gauche, mais les voiles du grand mât de l’Ambuscade prennent le vent à contre. Plusieurs voiles basses sont en bannières. Sur l’avant de l’Ambuscade l’Union Jack, en pavillon de beaupré, flotte au vent derrière un pan de voile déchirée qui pend sur le bout-dehors de beaupré.
Le soleil, si l’on en juge par les ombres des coques, des panneaux de sabords relevés et des canons, n’est pas loin dans l’ouest du zénith. Le vent paraît venir de la gauche du tableau comme le confirme le sens des vagues et les fumées blanches sur l’Ambuscade, mais le nuage de fumée noire, curieusement, ne parait pas se dissiper dans le même sens. Le peintre a représenté très distinctement les luttes à mort, au corps à corps, qui se déroulent au contact des deux navires et sur le pont de l’Ambuscade entre les équipages. On rappelle qu’il y avait plus de 300 hommes sur le navire français et près de 200 sur l’anglais, la mêlée est très compacte sur un espace de moins de 500 m2. Si les officiers et les soldats sont bien reconnaissables avec leurs uniformes, on ne sait guère chez les matelots en chemises ou à moitié nus qui est anglais ou français, sauf à attribuer aux premiers les postures défensives et aux seconds les comportements d’attaquants. C’est bien ce que le peintre semble vouloir montrer. On voit aussi dans les hunes et sur les vergues de part et d’autre des hommes qui tirent au fusil sur leurs ennemis.
Tous les personnages représentés sont saisis dans leurs mouvements d’attaque ou de défense. Sur la Bayonnaise debout sur la proue un officier français reconnaissable à sa tenue et son large chapeau, avec son pistolet à la main gauche montrant le chemin à ses hommes et sabre au clair à la main droite ; au pied du mât un autre officier criant ses ordres au porte-voix ; près de la barre un troisième officier – peut-être le capitaine - avec quatre caronades bien visibles sur leurs fourches. En premier plan, une dizaine d’hommes tirant le cordage avec le grappin croché dans les haubans du grand mât de l’Ambuscade.
Alors qu’on ne voit plus qu’une trentaine d’hommes sur la Bayonnaise, l’arrière de l’Ambuscade est complètement envahi et on imagine la même foule au niveau des batteries. Les soldats anglais, avec leurs uniformes rouges et leurs bonnets à poils, sont massés sur le gaillard d’avant de leur navire avec des hommes blessés à leurs pieds. On voit là des scènes habituelles de luttes acharnées : marins et soldats debout brandissant leurs armes ou les abattant sur leurs ennemis, d’autres blessés levant les bras ou morts épars sur le pont, sabres ou piques plantées dans des corps à terre, homme portant secours à un officier allongé la tête en sang, corps sans tête allongé sur un canon, une tête coupée à ses pieds, etc. Devant la muraille de l’Ambuscade deux hommes à la mer tentent de se tenir hors de l’eau en s’accrochant à des cordages ; plus loin deux mains qui surnagent : un homme entrain de se noyer ; le long de la muraille un homme qui tente de remonter à bord.
Voyez tous ces hommes qui s’entretuent avec ardeur, les voiles trouées qui faseyent, la mer qui lèche les coques ; sentez les odeurs de poudre, de fumées et de bois brulés, de sueurs et de sang ; entendez le vacarme assourdissant des armes à feu, le sifflement du vent, les hurlements des hommes et les craquements des bois des navires. Même un historien anglais (W. James, voir sources) reconnaît la qualité expressive et documentaire de ce tableau ainsi que sa justesse dans les détails par rapport à ce qu’il connaît du combat « Il nous faut remarquer – note-t-il - que ce tableau est réalisé de main de maître et avec une grande précision dans les détails. Nos peintres de marine feraient bien de s’en inspirer ».
Une demi-heure plus tard le champ de bataille est vide : déjà la mer a tout oublié, bu le sang, avalé les boulets et les débris de bois, englouti quelques hommes sans doute. Plus rien que des vagues vertes toujours indifférentes aux passions des hommes.
REGARDS CROISÉS SUR UN COMBAT SINGULIER
Regards croisés sur le combat : globalement, pour les français, ce fut le combat de David contre Goliath illustrant l’astuce, la hardiesse et la bravoure de nos marins ; pour les anglais (W. James) leur défaite s’expliquerait surtout par deux mauvais coups du sort (« stroke of fate ») : d’une part l’explosion d’un canon à bord et, d’autre part, une faute de navigation du français qui l’aurait fait aborder l’Ambuscade par erreur (« boarding foul »). De part et d’autre la fabrique de l’histoire commençait. Dans le détail les commentaires anglais et français ne concordent pas sur au moins sept points :
1 = La taille des navires
Les anglais présentent les deux navires comme deux frégates, les français classent la Bayonnaise comme corvette et l’Ambuscade comme frégate, catégorie supérieure à la corvette et immédiatement inférieure au vaisseau. Quelle que soit les classifications théoriques nationales des deux navires tous les commentateurs, anglais et français, admettent les différences de dimensions et de tonnages des deux navires en faveur du navire anglais certainement plus haut sur l’eau et doté d’une muraille plus forte. Comme on l’a souvent constaté ces différences de tailles – indépendamment des puissances de feu – ne sont pourtant pas déterminantes dans les cas d’abordages. Les navires des corsaires ou des pirates par exemple étaient souvent de petites tailles bien inférieures à leurs prises mais rapides, manœuvrant et discrets.
2 = La puissance de feu
L’examen des différentes descriptions des puissances de feu respectives en nombre et calibres des canons, caronades et pierriers, révèle le même genre de divergences, même si côté anglais on semble admettre dans différentes sources que l’Ambuscade avait certainement au moins deux canons de plus que la Bayonnaise. Côté français c’est plus de dix canons de différence qui sont mentionnés. Il faudrait aussi s’entendre sur le type de pièces d’artillerie que l’on comptabilise : canons longs, caronades, pierriers, ainsi que sur les calibres des différentes pièces. Pour apprécier la puissance de feu totale certains classements multiplient par exemple le nombre de pièces par le poids des boulets. Par exemple 20 canons de 8 donnent une puissance de feu de 160 livres soit des bordées de 80 kg de fer !
Nous n’entrerons pas dans ces calculs sibyllins, pas plus que dans les dédales des classements (ou rangs) des navires des flottes françaises et anglaises de la fin du XVIII ème siècle. Cela s’avère d’autant plus difficile que lorsque les caronades ont été ajoutées à l’armement des navires, elles n’ont pas été ajoutées pour modifier les rangs officiels des navires.
On se bornera cependant à préciser une particularité qui explique en partie les différences de point de vue concernant les puissances de feu respectives de l’Ambuscade et de la Bayonnaise. La coutume anglaise de l’époque - sans mauvaise foi - est de désigner les bâtiments français par le nombre total des « bouches à feu » (canons longs, caronades, pierriers, espingoles) qu’ils portent et de ne donner aux leurs que le nombre de canons longs par lequel ils sont désignés dans leur règlement et qui est toujours de beaucoup inférieur à celui des bouches à feu qu’ils portent réellement. Par exemple les plus fortes frégates anglaises sont dites frégates de 38 canons, mais elles portent au moins 52 bouches à feu ; les plus fortes frégates françaises, au contraire, n’en portent que 44. Avec ce système si deux bâtiments semblables ont un combat entre eux, c’est toujours au dire des anglais une frégate anglaise de 38 canons qui a pris une frégate française de 44 ou qui a été prise par elle. Avec cette manière de présenter les choses, quelle que soit l’issue du combat, ils peuvent toujours prétendre qu’il en est rejailli quelque gloire pour l’Angleterre : s’ils perdent, ils ont l’excuse d’une artillerie inférieure, s’ils gagnent ils annoncent une victoire contre un navire mieux armés qu’eux.
Sur ce point des puissances de feu un commentateur anglais reconnaît, a contrario, que quelque soit les différences réelles dans les armements et calibres respectifs, le rapport des forces était au mieux guère flatteur ( not very flattering) et au pire très humiliant pour la fierté nationale (quite humiliating to the national pride).
3 = La composition de l’équipage
Si l’on paraît s’entendre sur le nombre d’équipages respectifs, les anglais soulignent que l’équipage de l’Ambuscade était non seulement moins nombreux mais encore largement composé de mousses sans expérience du feu et que la Bayonnaise transportait, en plus de son équipage de marins, une quarantaine de soldats avec leurs officiers. C’est exact et il est certain que la supériorité numérique des français et peut-être leur meilleure préparation et disposition à l’abordage, leur a donné un réel avantage. Les accusations portées contre le capitaine Jenkins en cour martiale lui reprochaient d’ailleurs de s’être laissé abordé avec un équipage peu aguerri et alors qu’il disposait d’une puissance de feu supérieure.
On a écrit, évidemment en France, que l’abordage était un genre de combat favorable à l’impétuosité française ; les marins anglais, prétendument plus flegmatiques que les nôtres, seraient par là plus propres à soutenir un combat au canon, quelque longtemps qu’il se prolonge…Cette manière d’attaquer fut en tout cas, ici, couronnée de succès et nos officiers ont su exploiter ces éventuelles différences culturelles.
4 = La compétence des officiers
On observera tout d’abord que sur les deux navires, et quelles que furent leurs compétences, les officiers payèrent lourdement de leurs personnes leur participation aux combats ; ils furent tous sur le pont avec leurs hommes dont ils partagèrent le sort : blessures graves pour la plupart et mort pour plusieurs. Notre compétence personnelle dans la navigation à voile se bornant à une maîtrise toujours imparfaite d’un voilier de 10 mètres par temps calme de paix estivale, nous nous éviterons le ridicule de porter un jugement dans ce domaine. On reprendra seulement l’observation des juges de la cour martiale anglaise qui avaient estimé que la frégate n’aurait pas du laisser au français l’avantage du vent et mieux exploiter sa puissance de feu.
5 = L’explosion d’un canon
Seuls les commentaires anglais notent cet accident. Plusieurs ouvrages y font référence en citant des attendus du jugement de la cour martiale. Tous soulignent aussi qu’outre les dégâts matériels, une telle explosion avait certainement eu des conséquences désastreuses sur le moral de l’équipage. Plusieurs auteurs anglais et français confirment en effet les conséquences de ce genre d’accident, qui n’est pas exceptionnel, sur un navire de l’époque. Si cette explosion d’un canon a bien eu lieu il faut donc admettre qu’elle a joué en faveur de la Bayonnaise.
6 = L’erreur de manœuvre
Les anglais affirment que l’abordage de l’Ambuscade s’est fait par erreur (« a runing foul » ) en raison de la défaillance du gouvernail de la Bayonnaise et non d’un abordage volontaire (« a boarding ») . Les français affirment pourtant avec insistance que ce sont un officier de la Bayonnaise et le capitaine des soldats à bord qui se seraient concertés sur cette manœuvre audacieuses et l’auraient décidée en parfaite connaissance de cause. Il faut bien reconnaître dans ce sens que c’était la manœuvre de la dernière chance pour les français dépassés par la plus forte puissance de feu des anglais ; en outre il semble bien que les français s’étaient préparés à cet abordage et qu’en tout état de cause ils ont su l’exploiter notamment en utilisant le beaupré comme passerelle.
Aussi bien on peut observer que la Bayonnaise va emprunter ainsi la tactique classique de prise d’abordage d’un corsaire qui consistait à se placer et à se maintenir dans le sillage du bateau convoité pour éviter d’être sous le feu de ses batteries et à se placer au vent de l’ennemi pour l’aborder par l’arrière moins défendu. De même, mieux valait toujours un abordage en oblique plutôt que debout au corps, perpendiculairement, car l’abordeur aurait risqué, sous le choc, de fortement endommager son tableau de l’avant. Dans ces conditions si cet abordage s’est fait par erreur il a été conduit incontestablement selon les règles de l’art.
7 = Le retour à Rochefort
Alors que les français racontent un retour à Rochefort « en fanfare » de l’Ambuscade vaincue remorquant la Bayonnaise victorieuse comme le représente une gravure d’Ozanne, les anglais prétendent que la Bayonnaise incapable de naviguer plus loin avait été laissée à Oléron. Des rapports officiels notent en effet que la Bayonnaise avait tous ses mâts abattus. Ce détail est sans grande importance si ce n’est qu’il confirme la volonté des français d’exploiter l’évènement par une image d’autant plus forte qu’on a représenté à l’envi la Bayonnaise victorieuse beaucoup plus petite que sa prise. Ozanne (voir ci-dessous) faisant fi de toutes les données techniques n’a pas hésité à aller jusqu’à l’outrance invraisemblable : l’Ambuscade est représentée plus de deux fois plus longue et avec une mâture deux fois plus haute que la Bayonnaise !
EPILOGUE
À la reddition des Anglais, les vaincus valides furent désarmés et rassemblés au niveau des batteries de l’Ambuscade. On a dit que le pilote français de l’Ambuscade l’avait échappé belle car s’il avait été reconnu il aurait été abattu sur le champ ; en fait il avait été habillé comme un soldat anglais et il ne fut pas reconnu et partagea le sort de l’équipage anglais. Il fallut enfin faire le décompte et le tri des morts et des blessés.
Sur l’Ambuscade on va dénombrer 15 morts tués ou noyés, dont le premier lieutenant et le quartier-maître et 39 blessés dont le capitaine Jenkins et deux de ses lieutenants. Sur la Bayonnaise on va compter 25 morts et 30 hommes grièvement blessés dont le capitaine Richer et son premier lieutenant. Bien que le nombre de blessés légers n’ait pas été recensé on peut l’estimer à plus de cinquante hommes au total.
Il est environ quatre heures de l’après midi. Une fois le combat terminé et le navire capturé, il restait à rallier le port le plus proche : Rochefort. La Bayonnaise cependant avec ses manœuvres hachées et son gouvernail perdu, et, selon certains, son grand mât et son mât de misaine abattus, est en si mauvaise état qu’elle ne pouvait plus naviguer seule et encore moins pour remorquer sa prise. Certains commentaires, contrairement à toutes les illustrations, affirment même que la Bayonnaise n’a plus aucun mât : il est vrai qu’une corvette totalement démâtée, même victorieuse, n’est pas très photogénique. L’Ambuscade seulement privée de son mât d’artimon et bien que très mutilée aussi sur l’arrière, prit la Bayonnaise en remorque sous le commandement de Potier de la Houssaye ou/et de Guignier et se mit en route vers le pertuis d’Antioche (10). Selon la relation donnée par le capitaine Richer, c’est lui qui prit le commandement des opérations à bord de l’Ambuscade ; plusieurs autres témoignages affirment pourtant qu’il était grièvement blessé et dans l’incapacité de diriger les opérations.
Un coup de vent s’étant levé, le convoi dut mouiller pour la nuit sur la rade des Basques, à l’abri de l’île d’Aix. Le lendemain la Bayonnaise remorquée par sa prise portant en tête de mât le pavillon français, entra dans la Charente pour gagner le port de Rochefort. Il paraît qu’à Rochefort on ignorait tout du combat qui s’était livré à quelques milles au large et, la surprise passée, il y eut un grand rassemblement de Rochefortains sur les quais pour se réjouir de cette victoire.
Selon certains témoignages la Bayonnaise aurait été perdue de vue pendant le coup de vent de la nuit et ce ne serait que trois jours plus tard qu’on l’aurait vue réapparaître, se traînant piteusement dans la Charente, avec des mâts de fortune et tentant de regagner Rochefort où elle vint finalement mouiller à couple de sa prise.
Selon une gazette locale le commandant des armes de Rochefort serait allé visiter à bord de l’Ambuscade le capitaine anglais Jenkins très grièvement blessé par une balle qui lui avait traversé le bas ventre. « Par suite d’un élan naturel de son excellent cœur – relate le gazetier – il voulut retirer le capitaine anglais dans sa maison et il lui prodigua les soins les plus empressés. Il appela près du malade le célèbre chirurgien en chef Cochon Duvivier, professeur à l’École d’anatomie et de chirurgie navales de Rochefort, qui après une opération douloureuse, réussit à rendre Jenkins à la vie ».
L’Ambuscade fut ensuite incorporée à la marine française sous le même nom francisé : l’Embuscade avec ce commentaire du Moniteur peu regardant en flagornerie « qu’il s’agissait d’une frégate neuve ». On se souvient pourtant qu’elle avait été construite en 1773 et avait donc atteint l’âge de la retraite. Elle poursuivit pourtant sa carrière mouvementée puisqu’elle fut prise par l’HMS Victory en 1803 et repris son nom de baptême HMS Ambuscade pour retourner dans son pays natal où elle fut détruite dans un chantier en 1810.
Quant à la Bayonnaise elle participa à de nouveaux combats moins glorieux et finit sa carrière le 28 novembre 1803. Poursuivie par un navire anglais, elle se mit à la côte au cap Finistère puis fut incendiée par son équipage pour échapper à la capture par l’HMS Ardent.
Les victoires maritimes se faisant rares depuis le début de la Révolution, le Directoire s’est empressé de donner à cet exploit un grand retentissement. Il nomma immédiatement le lieutenant Richer, capitaine de vaisseau. Les enseignes de vaisseau Corbie, Frouin, Guigner, Kinzelbach et Potier de la Houssaye furent promus lieutenants de vaisseau. Le Directoire éleva au grade d’aspirant de deuxième classe le mousse Marie Richard qui s’était aussi distingué dans le combat en vengeant la mort de Le Danseur. On promit à un aspirant, Deluzel et au chef de timonerie Béraud « des promotions dès qu’ils auront l’âge ». Plusieurs soldats qui étaient à bord furent aussi promus à des grades supérieurs. Enfin des secours furent accordés aux parents des marins et soldats morts dans ce combat.
En même temps l’administration reçut l’ordre de faire le plus rapidement possible à l’équipage la distribution de la prise. En ces occasions, il était alloué 3700 francs par canon ; sur la base des 40 canons de l’Ambuscade, cela fit 148000 francs à distribuer. En outre l’état-major fut unanime pour accorder une part de prise à un sieur Lerch, chef de bataillon,qui, bien que simple passager en la circonstance, fut rétabli dans son grade de Chef de bataillon car il « s’était comporté de la manière la plus courageuse et la plus active ».
Le Commandant des armes de Rochefort reçut l’ordre de rassembler chez lui les officiers de la marine et de leur lire le récit du combat. Un dessin représentant l’action fut distribué dans les ports et le Bulletin décadaire en publia un récit édifiant destiné à être lu dans les assemblées du décadi et dans les écoles primaires. L’historien Victor Pierre ajoute au sujet du retentissement de ce combat naval : « Un tableau, exposé au salon de 1801, et qui avait pour auteur un peintre de marines très obscur, Crépin, fut recueilli par le roi Louis-Philippe et placé au Musée de Versailles ». Exposé en effet au salon de 1801, son auteur y reçut un « prix d’encouragement ».Comme on le sait le dit tableau dont on a déjà parlé est aujourd’hui exposé à une place d’honneur au Musée National de la Marine à Paris.
En 1801 Richer devint chef militaire de la marine et des mouvements du port à Alexandrie et préfet maritime de cette ville ; le 5 février 1804 il est fait chevalier puis le 14 août officier de la Légion d’honneur ; le 18 août 1814, Louis XVIII le nomma chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis ; du 16 décembre 1814 au 31 décembre 1815, il vécut à la Martinique en non-activité, et fut admis à la retraite le 1er janvier 1816.
Alors que les honneurs, les primes financières et les secours récompensaient les marins et soldats français, l’Angleterre voulut sanctionner les officiers et l’équipage de l’Ambuscade dès qu’on y apprit la nouvelle le 20 décembre suivant. Cependant il fallut attendre le retour au pays des marins prisonniers le 28 février 1799. A peine rétablis de leurs graves blessures le capitaine Jenkins et le lieutenant Sinclair notamment furent traduits en cour martiale pour avoir perdu leur navire. La cour se tint du 26 au 28 août suivant à Portsmouth à bord du vaisseau Gladiator.
Après ces trois jours de débats, de témoignages contradictoires et en l’absence de preuves formelles sur le déroulement du combat les officiers furent finalement acquittés ainsi que l’ensemble de l’équipage. Il en fut de même pour le capitaine Jenkins dont les blessures toujours apparentes et le mauvais état de santé, plaidèrent paraît-il beaucoup en sa faveur ; les commentateurs affirment qu’autrement il eut été l’objet des très graves sanctions souvent appliquées dans ces circonstances, en raison de l’indiscipline qui régnait sur son navire et de l’incompétence avec laquelle il avait mené l’action sur un navire plus important et mieux armé que son ennemi. On rapporte d’ailleurs des cas où des capitaines anglais pour tenter d’éviter ce genre de déboires juridiques, voire la pendaison, et obtenir la grâce de sa majesté britannique, demandaient parfois au capitaine du navire qui les avait pris « de certifier dans une lettre signée que sa défense avait été convenable et que sa résistance aurait été vaine et inutile ».
Pour conclure sans prendre parti, on citera l’historien anglais James Henderson qui écrivit justement à propos du combat de l’Ambuscade et de la Bayonnaise : « It is the most inglorious defeat suffered by the British and also the greatest success in 22 years of warfare at sea by the French » On reconnaît bien là un genre de compliment piégé tel que savent les faire nos amis anglais : les dernières victoires des Français sur mer contre les Anglais remontaient en effet à la guerre d’indépendance américaine.
SOURCES ET RÉFÉRENCES
En anglais :
- Battles of the British Navy, Joseph Allen, 1852
- The naval history of Great Britain, William James, 1826/1837 – Vol II : Ambuscade and Baionnaise, Privateers
- The Royal Navy, a history, Wm. Laird Clowes vol IV, Sampson 1899
- Historical record of the Royal marine forces, Paul Harris Nicolas, 1845
- The Maritime History Virtual Archives, Lars Bruzelius, 2007
- Ship portraits artists, Karsten Buchholz, Hambourg 1997
- Ships of the old navy, the age of Nelson, Michael Philips, 1910
En français :
- Extrait du journal du lieutenant Corbie relatif au combat…Service historique de la marine à Brest Ref. 52 p 189-248
- Victoires, conquêtes, désastres, revers et guerres civiles des Français depuis 1792, Charles Théodore Beauvais du Préau, 1855 . Tome 5, livre II
- Histoire de la ville et du port de Rochefort, Jean Théodore Viaud et Elie-Jérome Fleury, 1845
- L’histoire de Rochefort (T. II), Dominique Droin, Prée-Océan, 2001
- Annuaire de la Marine et des Colonies 1885 – Berger-Levraut
- Batailles navales de la France, O. Troude, Ed Challamel 1867
- Biographie saintongeaise, Pierre Damier, Ed. Riainguer, 1851
- La marine française au 18 brumaire, Pierre Levêque, AHRF n°318/2006
- Les ports de France peints par Joseph Vernet et Hue, Pierre Auguste Marie, 1812
- L’art des Marines, Michael E. Leek, éditions MLP
- Histoire maritime de France contenant l’histoire des provinces et des villes maritimes, Léon Guerin, 1851 – Tome VI
- Les gloires maritimes de la France, A. Bertrand. Levot, 1866
- Procès verbaux des séances du Directoire tome VII an VII 21 brumaire – 20 pluviose
- Archives Nationales – Fonds Marine Campagnes – Inventaire Marine BB4 – Philippe Henrat, T1 1790-1826
- Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre française de Colbert à nos jours, J-M Roche
- Dictionnaire historique des batailles, sièges et combats de terre et de mer, Société de militaires et de marins, 1818
- Dictionnaire encyclopédique de la France, Philippe Le Bas, 1840 – Tome II
- Dictionnaire de Marine à voile, Bonnefoux et Pâris, 1847 . Ré-édition 1999, Le Layeur.
- Revue Neptunia du Musée national de la marine : plusieurs articles sur les peintres de marine, et, notamment :"L’art maritime en France : mythe et propagande " Paul Roger, N° 239, sept. 2005
Iconographie :
- Bibliothèque Nationale de France (Richelieu) Cabinet des Estampes
- Catalogues de ventes sur : http://historic-marine-france.com/huile/histoire-peinture-maritime.htm
- Agence photographique de la RMN : http://www.photo.rmn.fr/cf/htm/Home.aspx
Illustrations du combat de la Bayonnaise et de l’Ambuscade du 14 décembre 1798 :
- Andrieu, G. ,1827 – gravure (CP)
- Ardisson, Etienne 1818 – estampe (CP)
- Cahours – dessin(CP)
- Chavanne ainé, Jean-Marie, (gravure d’après Crépin) (CP)
- Crépin, Louis-Philippe, huile sur toile 1801, Musée national de la marine
- Doherty (gravure d’après Ozanne) (CP)
- Hue, Jean-François, huile sur toile 1802, Musée du château de Versailles
- Labrousse, L.F. ( gravure d’après Ozanne, 1810) (CP)
- Legrand le Lorrain – dessin (CP)
- Le Gouaz – (gravure d’après dessin d’Ozanne) (Musée national de la marine)
- Jules Noel - esquisse 1801(CP)
- Morel Fatio, Antoine-Léon (1853) -peinture (CP)
- Ozanne, Pierre, dessin à l’encre de Chine, Musée national de la marine
- Roux A., 1820, aquarelle, Musée national de la marine
- Anonyme : gravure d’après Roux, archives du port de Rochefort
Certaines de ces œuvres sont référencées dans la base Joconde du Ministère de la Culture ; quand on ignore où se trouve l’œuvre repérée lors d’une mise en vente on a porté (CP), collection particulière. Enfin on trouve par ailleurs sur internet plusieurs autres gravures anonymes illustrant ce même combat. Des images de la plupart des œuvres listées ci-dessus sont présentées sur le site de l’auteur de cet article : http://abordage.site.voila.fr