Elle rejoint inconsciemment la grande allée sablée qui conduit vers la rue de Rivoli et traverse machinalement l’immense étendue de pelouse d’herbe fine du jardin des Tuileries.
Ce havre vert, protégé de l’agitation de la ville, à peine troublé de sa rumeur montante, débouche sur la grand-rue longeant le palais du Louvre et ses longues files de voitures attelées circulant dans les deux sens, décapotées, rivalisant d’élégance avec leurs messieurs bien mis, tous de noir vêtus, chapeautés hauts-de-forme, nouveaux riches empressés en affaires, assis sur leurs banquettes de cuir, les mains posées sur les genoux, raides comme des pantins neufs qu’un marionnettiste débutant hésiterait encore à mettre en mouvements. Des employés aux costumes râpés vont à pied rejoindre leur bureau, contraints de prendre parfois le risque de se faire renverser lors de traversées réputées périlleuses, un œil sur les attelages qui se croisent sans cesse, l’autre ne quittant pas la pointe de leurs souliers pour éviter la glissade sur les pavés ronds, dans le crottin, la boue ou les flaques. Chaque carrefour donne le spectacle d’une pagaille invraisemblable, un enchevêtrement de berlines, de fiacres, de cabriolets, pris dans l’engorgement d’un trafic que les larges avenues nouvelles ne parviennent toujours pas à écouler. Céline est poussée malgré elle par le flot des passants qui va grossissant dans la direction du Châtelet. Les trottoirs fourmillent à présent des chassés-croisés de banlieusards venant travailler ici et de ces Parisiens pressés, de plus en plus nombreux à ne pouvoir trouver à s’employer qu’au-delà des portes de la capitale. Les files d’attente s’allongent aux stations de la compagnie d’omnibus à chevaux, traînant des voitures à impériales découvertes toujours complètes, même les jours de pluie quand on se presse en bas pour rester à l’abri.
À l’angle de la rue de la Monnaie, la clientèle des grands magasins se bouscule devant les vitrines et aux portes du vaste hall de la Samaritaine, dont les travaux d’agrandissements successifs transforment chaque pâté de maisons du quartier en un somptueux bazar de la démesure. Dans les étages, sous une haute verrière, des galeries de fer ouvragé se superposent en rotondes ouvertes, d’où l’on embrasse la ronde féerique des comptoirs croulants sous le luxe des nouveautés les plus folles, que s’arrache une foule de dames à la mode, excitées, circulant librement entre les rayons baignés de lumières électriques.
Arrivé vers la rue du Pont-neuf et au-delà, les encombrements de pataches [1] allant et venant des halles tirées par de vieilles rosses souffrant dans les brancards, de chars à bancs et de charrettes d’artisans et de commerçants en livraisons, de carrioles de marchandes des quatre saisons, les embouteillages de tombereaux, de remorques des maraîchers et de camions traînés par d’énormes percherons, ont remplacé les chevaux de selle et les demi-sang qui couraient tout à l’heure devant les élégants coupés en direction de la Madeleine et de l’Opéra.
Passé le boulevard de Sébastopol, après s’être frayé un passage difficile entre des grappes de flâneurs en arrêt devant des camelots bonimenteurs alignés tout le long du trottoir, Céline fuit instinctivement la cohue, attirée par l’ilot de végétation du square de la tour Saint-Jacques [2]. Une oasis de verdure aux allées bordées de ces arbres inconnus venus d’ailleurs, plantés-là par les mains d’artistes des jardins, sculpteurs d’un écrin naturel enchanteur au pied de la haute tour de dentelle de pierre, où il s’oublie si vite, assis dessous un savonnier [3], que l’on est au cœur de l’effervescente, brillante et turbulente capitale du Monde…
… Le gardien du square est très vigilant.
Dès que s’installe sur un banc, un quidam dont l’allure indique qu’il n’est pas un promeneur habituel des parcs et jardins parisiens uniquement fréquentés par de respectables personnes à la mise soignée des gens de qualité, l’on voit pointer la casquette et les godillots à clous de l’homme en uniforme des employés de la ville. Il intervient, bien avant que ces Gens-comme-il-faut, outrés, lui fassent remarquer, offusqués, la présence de l’indésirable. Il ne peut pas prendre le risque que des sans domiciles tentent de s’établir ne serait-ce que quelques instants dans ces lieux réservés, voire, que le spectacle d’un miséreux de passage importune ces Dames et ces Messieurs des beaux quartiers, venus ici prendre l’air et faire quelques pas en bonne compagnie, avant de retourner à leurs emplettes ou à leurs rendez-vous d’affaires….
… Depuis que la Grève n’est plus la grève, c’est ici, derrière la tour, du côté de la rue, que des ouvriers tâcherons [4] continuent de se mettre en grève [5], négociant la promesse d’un engagement proposé par des patrons venus là, personnellement, en plein air, à la recherche d’une main-d’œuvre immédiatement disponible, qu’ils jaugent et évaluent sur place et emmènent sans délai dans leur voiture découverte pour un travail urgent et imprévu qui ne peut pas attendre.
Plus loin, sur l’esplanade de l’Hôtel de Ville, les fiacres et les limousines, s’en allant et venant du pont d’Arcole, font la ronde autour de la grand-place ovale piétonnière traversée en tout sens par une foule désordonnée. Le tramway sur rail, tiré par deux chevaux attelés de part et d’autre du timon, dépose à quelques pas du Bazar, des clients pressés de découvrir les nouveautés, exposées sur trois étages, pour le confort et le décor de la maison.
"La promenade du pont d’Arcueil au moulin de Cachan" est un extrait du roman de Céline "Au prix du silence". Cent ans d’Histoire à travers l’histoire d’une femme dont le silence laissera croire un siècle durant qu’elle était sans histoires. Cette fiction-documentaire d’Alain MORINAIS, dans l’esprit des "Laboureurs d’espoirs", met en scène des personnages nous faisant revivre le siècle de Céline, de 1865 à 1967, héroïne malgré elle d’une histoire pour l’Histoire de la condition féminine.
J’ai le plaisir de mettre à votre disposition, ci-joint, un bon de commande imprimable du roman de Céline, "Au prix du silence", avec réservation d’ouvrage dédicacé, à un prix spécial qu’Alain Morinais vous réserve exceptionnellement avant la parution chez Édilivre APARIS éditions, prévue en avril prochain. "Au prix du silence" à 21€ (au lieu de 26€ prix public) :