Les vitrines des salons de vente et d’essayages s’alignent en façade. Elles occupent tout le rez-de-chaussée d’un imposant immeuble de belles pierres taillées, sous les encorbellements alternés de balcons aux dentelles de ferronneries travaillées d’arabesques, de corniches à modillons [1] surmontées d’une fresque sculptée. Dès l’entrée, ce ne sont que riches tentures et tapis somptueux, boiseries précieuses et dorures éclatantes, des étalages d’étoffes raffinées et délicates, des accessoires de vêtements féminins luxueux, se réfléchissant dans de vastes miroirs bordés d’ors et d’argents ciselés renvoyant l’image détonante d’une Céline fagotée, hésitante, au milieu de grandes bourgeoises à la mode, venues faire leur choix parmi les nouveautés de la saison prochaine présentées par de jolis mannequins défilant devant elles.
Une très belle jeune femme élancée, élégante, bien qu’hautaine et suffisante comme le sont les mad’moiselles portemanteaux de la rue de Varenne, se précipite vers celle qui ose s’avancer ainsi entre des clientes aux œillades dédaigneuses, choquées de cette présence inconvenante dont la mine enseigne qu’elle ne dispose des moyens de s’offrir le moindre de ces accessoires mis en évidence sur les présentoirs.
— Que venez-vous donc faire ici ?
— Monsieur Fashionworld m’a demandé de me présenter.
— Il n’est ni le lieu, ni le moment de plaisanter. Sortez…
— J’étais seconde main de madame Berthe, Mademoiselle, la première d’atelier de création de Monsieur, en son hôtel particulier de la rue de Varenne.
— Allons donc, ne restez pas ici, suivez-moi… Allez, venez…
La grande première [2], mademoiselle Sophie n’est pas mannequin, elle est la grande première, elle règne en souveraine absolue dans les salons d’essayages de la rue Saint-Honoré et n’a présentement qu’une hâte, pousser l’intruse vers la sortie, entrainant Céline sur le trottoir et, par un discret passage éloigné donnant dans une sombre cour intérieure où jamais le bout d’un jour ne saura pénétrer, coincée entre de hauts murs à l’arrière des bâtiments suant l’humidité, décrépis, rares fenêtres étroites ouvrant toujours sur la nuit, pavés dépolis crasseux alignés à la verticale, et la haut, tout la haut, en levant bien les yeux la tête presque à l’envers, un carré de ciel se dessine paraissant lumineux même s’il n’est pas toujours bleu. Elles descendent quelques marches de fond de cour conduisant en sous-sol, et pénètrent une galerie obscure desservant sans doute une enfilade d’ateliers, sur la gauche, les portes sont fermées mais on entend des filles causer et le vacarme étouffé des machines à piquer, long couloir dont on ne voit la fin, lieu de ronde permanente de la surveillante, une spécialiste des brimades assurant le contrôle disciplinaire des ouvrières.
— Germaine, conduis-moi cette seconde chez madame Hermine, elle dit être envoyée par Monsieur,… je vous laisse, j’ai de quoi faire.
Céline talonne son nouveau guide au teint blafard conformé à l’image de son univers, ce corridor sordide aux murs léprosés verts laissant le plâtre à découvert, suintant dans cette obscurité bientôt mise en mouvements sur le passage des ombres de la contremaîtresse aux allures fantomatiques, démesurées et singulières, projetées par des lampes à gaz d’éclairage en appliques, peu nombreuses, diffusant leurs faibles lueurs aux émanations nauséeuses.
Arrivées tout au fond de la galerie, un vir à demi-rond [3] les remonte au rez de la cour, et le couloir repart en sens contraire, plus sec, moins triste, les cloisons peintes ont été rafraîchies, les portes fermées des ateliers, à droite cette fois, se succèdent à nouveau toujours dans la pénombre. Céline imagine, à gauche, derrière le long mur plein, l’étalage du luxe des salons du domaine de Sophie, qu’elle devine accessible à quelques mètres seulement de l’endroit où elle fut chassée tout à l’heure, au pied de l’escalier central que ne sauraient emprunter des ouvrières ; la cage de service leur est réservée, elle conduit aux étages des ateliers empilés, répartis côté cour ou côté rue selon la qualité des travaux effectués.
Au premier, la garde-chiourme pousse une lourde porte déversant brutalement le flot aveuglant de lumière crue d’un jour baignant une salle de travail immense où fourmille le petit monde des métiers de l’aiguille, des dizaines de jeunes femmes et de filles en cheveux impeccablement tirés et montés en chignons plantés dessus les têtes, petits cols fermés serrés aux cous et manches ballonnées des corsages blancs, rarement fantaisies, marquant les tailles sous de longues jupes de draps gris, parfois bruns, et des tabliers blancs tombant jusques aux pieds ; debout, par ici, perchées aussi sur quelques marches d’escabeaux, elles se mettent à niveau des bustes molletonnés et des mannequins d’osier dressés sur des tables de bois, assises, alignées, par là elles sont pliées souffle coupé sur leurs ouvrages à piquer, et, tout au fond, sous de larges fenêtres ouvrant sur la rue, un grand bureau de verre, vide, sans doute la chef de la Maison, absente en tournée d’inspection.
— Attendez-moi ici,… Je reviens.
Germaine, c’est ainsi que la grande Sophie a prénommé la surveillante, s’en va dans les étages à la recherche de madame Hermine.
Céline reste-là, debout entre les travées enchevêtrées dans lesquelles les couturières réparties en petits groupes de trois ou quatre, dans le bourdonnement incessant des chuchotements car personne ne parle vraiment, travaillent, ici à bâtir les robes de la collection d’été, là à garnir les retours de salle des machines, piqués par les mécaniciennes avant le dernier essayage ; madame Hermine à ainsi sous ses yeux les travaux de bâtissage et ceux des finitions consacrées aux commandes des clientes de renom.
Selon les modèles, correspondant aux fiches de mensurations établies par mademoiselle Sophie, les patronnières, contrôlées par la seconde d’atelier, découpent les patrons de toile écrue qu’elles fournissent aux tables des corsagières d’un côté, et des jupières de l’autre. Dans chaque équipe, les premières coupeuses et leurs secondes préparent aux ciseaux les pièces d’étoffes, prises dans les métrés fournis par la dame aux marchandises, avant de les transmettre aux apprêteuses, dont l’habileté déterminera le nombre des essayages de la cliente et des retouches à suivre dans l’atelier voisin, car ici, les corsages sont bâtis sur des bustes de liège, drapés et épinglés par les premières apprêteuses, faufilés par leurs secondes associées, tout comme les jupes, montées sur les mannequins à longs pieds de bois autour desquelles s’affairent les ouvrières.
Plus loin, les équipes aux garnitures s’activent sous la direction d’une première spéciale, aux manchotes [4] les manches des corsages, aux petites mains de garnir les intérieurs, pose de baleines, rubans et bas de tailles, aux garnisseuses les boutonnières et les dentelles, les jupières de bonnes mains assurent les finitions des dessus de jupes, les petites mains des dessous qu’elles doublent, et, là aussi, des garnisseuses posent des dentelles et des rubans avant le solennel essayage final orchestré dans le salon d’apparat par la grande première.
"La promenade du pont d’Arcueil au moulin de Cachan" est un extrait du roman de Céline "Au prix du silence". Cent ans d’Histoire à travers l’histoire d’une femme dont le silence laissera croire un siècle durant qu’elle était sans histoires. Cette fiction-documentaire d’Alain MORINAIS, dans l’esprit des "Laboureurs d’espoirs", met en scène des personnages nous faisant revivre le siècle de Céline, de 1865 à 1967, héroïne malgré elle d’une histoire pour l’Histoire de la condition féminine.
J’ai le plaisir de mettre à votre disposition, ci-joint, un bon de commande imprimable du roman de Céline, "Au prix du silence", avec réservation d’ouvrage dédicacé, à un prix spécial qu’Alain Morinais vous réserve exceptionnellement avant la parution chez Édilivre APARIS éditions, prévue en avril prochain. "Au prix du silence" à 21€ (au lieu de 26€ prix public) :