Mort violente de Jean Mortreau
En effectuant des recherches concernant la branche Mortreau de mon ascendance paternelle, sur le site Internet des Archives Départementales du Maine-et-Loire, je suis tombé sur l’acte de décès de Jean Mortreau, établi à Linières-Bouton le 1er novembre 1793.
La longueur de l’acte (2 pages) m’a intrigué et pour cause… En voici donc sa transcription, dont la teneur et l’orthographe ont été respectés, mais pour une meilleure compréhension, j’ai dû rajouter de la ponctuation.
Aujourdhuy premier jour de novembre mil Sept cent quatre vingt treize L’an Second de la Republique francaise unie et indivisible, a huit heures du soir, pardevant moy, jacques, joseph duperray membre du conseil general de la commune de linière Bouton, elu le treize janvier Dernier pour dresser les actes destinés à constater les naissances, mariages et decès Des citoyens. on comparu en la maison commune le citoyen charles marin, louis, [heard] Boissimon procureur de cette commune De linière, demeurant au Bourg dudit linière, lequel assisté de thomas nourisson, maire, agé de quarante ans, Domicilié dans cette commune, canton appelé moulin ars, et de jean croix, jardinier, age de trente trois ans, aussi domicilié dans cette commune, canton du Bourg, lequel a Declare a moy, jacques, joseph Duperray, qu’ayant ete instruit que jean mortreau cultivateur dans cette commune avait ete trouvé mort dans le chemin de linière à mouliherne, il sétait transporté sur le lieu ou etant arrivé, il avait trouvé le citoyen jean pierre Devillers, juge de paix et officier de police du canton de mouliherne procedant aux operations de visite et procès verbal Dont suit la teneur.
Le premier jour de novembre mil Sept cent quatre vingt treize L’an second de la Republique francaise unie et indivisible, nous, jean pierre Devillers, juge de paix et officier de police du canton de mouliherne, en conséquence de notre ordonnance apposée au bas de la plainte à moy Rendue ce jour dhuy par jacques Desmares, marchand colporteur, demeurant commune et ville de Baugé, que jean mortreau cultivateur de la commune de liniere, son beau frère, avait ete tué dans le chemin de mouliherne a liniere [---] a environ une heure et demie, par julien fusil, garde des forêts nationales. Sommes transporté au lieu ou le delit a ete commis accompagné des citoyens, jacques Bourreau, cultivateur et René pelletier, tisserand, Demeurant commune de dit mouliherne, dont nous avons requi l’assistance a sept datte, en leur presence procedé aux operations cy après dont nous leur avons fait connaitre l’objet, et de francois [Durezoy] officier de santé, Demeurant au dit mouliherne, aussi requi de se trouver au dit lieu, pour y visiter le dit mortreau dont il est fait mention dans la dite plainte du Dit Desmares, lequel [Durezoy] a prété en nos mains, le Serment de proceder en son ame et conscience a la ditte visite et declarer verite, et étant arrivé au lieu ou a ete commis le meurtre, Dans le dit chemin de liniere a mouliherne, distance de la foret du toucheau de [--- --- --- ---] avons trouvé un homme couché par terre sur le cote gauche, mort, baignant dans son sang, ayant dans les mains deux petits morceaux de Bois, un coupeau et un petit Baton, Son chapeau a cote de luy et une pochée De copeaux, éloignée d’environ trois pieds Du mort. Nous avons Requis le Dit [Durezoy], chirurgien, d’en faire la visite, a quoy procédant, le Dit [Durezoy] a Remarqué que le dit mortreau a Recu un coup de fusil au col du cote gauche, Louverture est denviron un pouce De diamètre. Ayant sondé la playe le dit [Durezon] n’a pu reconnaître Si le coup etoit a Bale ou a plomb, ce qui la obligé a le Decoller, ce qu ayant fait il a Reconnu quil a ete tiré a plomb et a trouvé dix a Douze grains, le surplus setant perdu dans les chairs. Le coup a porté a l’extremité Superieure de la clavicule et la fracturé en partie, en suite luy a fracturé la troisieme et quatrieme vertebre cervical ainsi que la moëlle allongée (?), et le coup sest perdu entre les dittes vertebres et la nuque, au moyen que le coup na pas traversé. il luy a paru que le coup avait ete tiré de tres près, au moyen que le mort avoit la figure, son col et sa chemise noircis par la poudre. en outre, a estimé que le mort avoit repandu environ deux pintes de sang et que le dit mort etoit encor chaud et continuant a Repandre du sang. des quelles declarations, visite et examen, il Resulte que le dit mortreau est mort de mort violente et quil a ete tué par une arme a feu. en consequence et attendu que la cause de la mort est connüe et que toutes autres Recherches a cet effet seraient inutiles, nous avons declaré que Rien ne sopposait a ceque le dit corps ne fut inhumé suivant les formes ordinaires. et l’ayant fait fouiller, on a trouvé dans une petite Bourse de cuir, vingt Sols, Six Deniers et une pièce de Douze Sols, cinq pièces dun Sol, trois pièces de Deux liards et deux Sols ou liards et dans un porte feuille Dix livres, Six Deniers et un assignat de cinq livres et des cartes et un passeport de la municipalité de liniere donné au Dit mortreau, Desquelles sommes, le citoyen pierre, francois texier, notaire de la commune de mouliherne que nous avons nommé provisoirement pour notre greffier, sen est volontairement chargé, ainsi que deux petits couteau a manche en bois. Nous officier de police, avons Dresse le proces verbal pour servir et valoir ce que De Raison Dans le chemin dudit mouliherne a liniere au lieu Du meurtre sur les six heures De relevée et ledit [Durezon] a signé avec nous et les dits, boureau et pelletier ont declare ne scavoir signer de ce enquis, la minute. On signe f. [Durezoy] officier de santé, texier, devillers, texier, le greffier.
Dapres cette declaration et le proces verbal qui constate le deces dudit jean mortreau, jay dressé lepresent acte que les citoyens charles, marin, louis [heard] Boissimon, thomas nourisson et jean croix, ont signé avec nous, fait en la maison commune de liniere, le jour, mois et an cy dessus.
Boissimon pr de la Cne
thomas nourisson maire
Jean croix
j. duperray officier public
Après la lecture de cet acte de décès, on apprend que la mort de Jean Mortreau est due à un coup de fusil, mais on ne connaît pas le mobile du meurtre commis par Julien Fusil. Pourquoi ce dernier a-t-il tiré sur Jean Mortreau ? Il restait donc à retrouver, s’ils existaient, les différents documents concernant cette affaire, à savoir : la plainte formulée par Jacques Desmares, beau-frère de la victime, au juge de paix et officier de police Devillers, et le procès verbal établi par ce dernier. Un éventuel jugement et une condamnation pouvaient être également envisageables.
Sources : Site internet des Archives Départementales du Maine-et-Loire – Registres paroissiaux et d’état civil de Linières-Bouton – NMD An II-1815.
Après des recherches fructueuses aux Archives Départementales, j’ai donc eu la chance de trouver le dossier de procédure du jugement de cette affaire, que nous appellerons désormais : L’Affaire Julien Fusil.
Ce dossier étant trop important (près de 80 feuillets), je me contenterai d’en faire, à partir des différents témoignages et procès verbaux, un condensé sous la forme d’un récit en deux parties : les faits et la procédure.
L’Affaire Julien Fusil
I – Les faits :
En ce début d’après-midi de la Toussaint 1793, deux hommes marchent sur le chemin menant de Mouliherne à Linières-Bouton. L’un deux, Jacques Desmares est marchand colporteur et habite Baugé, petite ville voisine. Il accompagne son beau-frère Jean Mortreau, cultivateur, demeurant avec sa femme Louise, à Linières au lieu-dit Trioreau. Les deux hommes viennent d’assister à la Grande Messe du matin, car aujourd’hui nous sommes le 1er novembre 1793, ou comme on dit maintenant, le 11 Brumaire de l’An Second. C’est peut-être de cela qu’ils discutent chemin faisant, de ce tout nouveau calendrier avec ses drôles de noms, ou bien des nouvelles, bonnes ou mauvaises que le colporteur ramène de ses déplacements, comme le prix du pain qui ne cesse d’augmenter et la disette qui touche de plus en plus de villes.
De Mouliherne à Linières il n’y a pas bien loin, moins d’une lieue, mais les deux hommes pressent le pas car Jean Mortreau sait que sa femme s’inquiète pour lui, pour rien, comme d’habitude.
Pendant ce temps, à Linières, dans sa maison du Trioreau, Louise Mortreau attend avec impatience le retour de Jean, son mari et de son frère Jacques. Elle se fait du souci car elle connaît la santé fragile de son homme. Et puis les routes ne sont pas si sûres que ça et il y a la forêt du Toucheau à traverser et puis, et puis… Pour faire taire son anxiété elle décide de partir à leur rencontre, elle en profitera pour ramasser un peu de bois pour la cheminée. Justement, dans la forêt il y a eu une coupe de bois pour une vente, aussi ce n’est pas, pense Louise, quelques « coupeaux » qui feront défaut à leur propriétaire, ni ne changeront le cours de sa propre vie. Elle se munit donc d’un sac de grosse toile et prend la direction de la forêt en espérant rencontrer les deux hommes.
Non loin de là, un autre homme, accompagné de son chien, fusil à l’épaule, pénètre lui aussi dans la forêt du Toucheau. Il s’agit de Julien Fusil, de Mouliherne, qui est Garde des Bois Nationaux. En tant que tel, il a donc en charge la surveillance de plusieurs secteurs, dont celui de ladite forêt. Sa visite l’amène aujourd’hui à parcourir une coupe de bois récemment faite chez un particulier et destinée à la vente.
Il est environ deux heures de l’après-midi, Jacques Desmares et Jean Mortreau traversent eux aussi cette même forêt, bientôt ils seront arrivés au Trioreau et pourront, bien qu’à cette époque le soleil ne soit pas bien chaud, se désaltérer d’un petit verre de vin. En continuant la traversée du bois, ils aperçoivent au loin, proche du chemin, une femme en train de ramasser des petits coupeaux de bois. En la fixant un peu plus, Jacques et Jean viennent de reconnaître Louise, leur sœur et femme respective. Les ayant aperçus, ladite Louise finit de remplir sa poche, la met sur son épaule et se rapproche des deux hommes. Les ayant rejoints, elle marche un moment avec eux, mais celle-ci a trop présumé de ses forces ; malgré la vigueur de ses quarante cinq ans, le sac est trop lourd pour elle. Arrivé à l’orée de la forêt, Jean Mortreau voyant son épouse ployer sous son fardeau, la soulage en prenant sa pochée de coupeaux et tous les trois reprennent ensemble leur route vers Linières.
Juste à cet instant, Julien Fusil sort de la forêt en courant. Il rattrape les époux Mortreau et Jacques Desmares, environ cent à deux cent pas de celle-ci.
D’après la déposition de ce dernier, ledit Fusil traita son beau-frère de sacré gueux et de coquin, et lui demanda :
- Où t’as pris cette pochée de coupeaux ?
- Dans la forêt.
- T’as pas demandé aux lièvres à qui ils appartenaient ?
- Y sont pas plus aux lièvres qu’à moi.
Ces propos se tenaient tout en continuant leur chemin. Le garde traita Mortreau de pouillard, celui-ci lui répondit qu’il en était un autre et sur ce, ledit Fusil dépassa Mortreau de trois pas, se plaça devant lui pour lui barrer le passage et lui lâcha, à bout touchant un coup de fusil au col. Jean Mortreau tombe sur le sol, ensanglanté et meurt aussitôt sous les yeux de sa femme et de son beau-frère. Il est environ deux heures et demie. Aussitôt son coup fait, le meurtrier, affolé par les cris de Louise Mortreau et de son frère, veut prendre la fuite, mais ladite Louise saisit celui-ci par son habit pour le retenir et lui donne un soufflet. Ce dernier se débarrasse d’elle en la frappant, arme le deuxième canon de son fusil, mais après s’être repris, part en courant vers la forêt poursuivi par la femme Mortreau qui crie à qui veut l’entendre :
- Arrêtez, on vient d’assassiner mon mari.
Plusieurs personnes ont assisté, de plus ou moins loin, à la scène du meurtre.
C’est tout d’abord le citoyen Benoît Florenson, âgé de vingt quatre ans du Guédeniau, charpentier de marine et venant du bourg de Linières, qui a vu le meurtrier tirer sur un homme inconnu de lui et ce dernier tomber. Aussitôt il se précipite dans une ferme voisine pour demander aux habitants de venir avec lui pour porter secours à cet individu, mais comme il n’y avait qu’une femme qui ne pouvait sortir, il repart seul vers le lieu du meurtre. Il y trouvera l’homme étendu, mort et entendra une femme, également à lui inconnue, crier :
- Mes amis, arrêtez ce coquin qui vient de tuer mon homme.
Il verra aussi l’assassin rentrer dans la forêt, courant à toutes jambes.
Témoin lui aussi de la scène, Louis Deforges, âgé d’environ sept ans, est garçon vacher à Linières. Se trouvant dans une pièce des Basses Ratteries, il a vu dans le bout de celle de la Canonnière, Julien Fusil tirer un coup de fusil sur un homme qu’il reconnu comme Jean Mortreau, lequel tomba « au coup » et vit également ledit Fusil s’enfuir. Louis Houdayer, environ huit ans, garçon vacher également de Linières, étant proche du Toucheau et de la Cannonnière confirmera les faits en précisant qu’il a vu la fumée sortir du canon du fusil.
Rose Quartier, trente ans, femme d’André Guyon, se trouvera sur le chemin de Louise Mortreau qui lui dit en passant, que son mari avait été tué par Julien Fusil, sur le chemin de Linières à Mouliherne. Ledit Fusil poursuivi par la dite Mortreau criant qu’on l’arrête, marche grand train dans la forêt.
Dans la forêt, également, Jean Russiard, cinquante et un ans, du Guédeniau, voit passer non loin de lui Julien Fusil qui court à perdre haleine. Il lui demande ce qui le presse si fort mais l’autre ne lui répond pas et continue sa fuite. Peu de temps après, il voit arriver une femme à lui inconnue, qui crie en courant :
- Arrêtez ce coquin, il vient de tuer mon homme.
D’autres témoigneront de la même façon, comme René Russiard, du Guédeniau, vingt huit ans, charpentier de marine, et Vital Pestre, trente deux ans, mais aucun des témoins ne s’est aperçu d’une dispute entre ledit Fusil et les époux Mortreau.
Et Julien Fusil court toujours, maintenant seul car Louise Mortreau, fatiguée, a abandonné la poursuite ; il court vers son destin. Il traverse la forêt prend au hasard un chemin et se retrouve un peu plus tard aux environs de Mouliherne, près du moulin de Charnier, où se trouve à l’instant Marie Mazé, trente neuf ans, femme du meunier Gabriel Hervé. Il est environ trois heures quand, étant le long du chemin qui conduit de Linières à Baugé, ladite Mazé aperçoit le garde qu’elle reconnaît, fusil à l’épaule, suivi de son chien, et marchant avec précipitation. Celui-ci passant auprès d’elle, elle lui demanda si quelques émigrés le poursuivaient, il lui répondit par la négative. Surprise de son air inquiet, elle lui demanda une seconde fois pourquoi il marchait aussi vite, alors Julien Fusil lui avoua qu’il venait de tuer un sacré gueux qui prenait du bois qu’il croyait être à lui mais qui ne lui appartenait pas. Le meurtrier lui demanda si elle avait une carte de dix sols, mais n’en ayant point de cette valeur, elle lui en prêta une de quinze. Il lui recommanda de ne pas dire qu’elle l’avait vu passer. Et Fusil poursuivit son chemin.
Pendant ce temps, Jacques Desmares est parti sans tarder prévenir les autorités du meurtre de son beau-frère. Il se précipite à Mouliherne et va trouver Jean-Pierre Devillers, Juge de paix et Officier de Police du canton. Celui-ci le reçoit, et ledit Desmares raconte ce qui vient de se passer et dépose une plainte pour assassinat à l’encontre de Julien Fusil. Aussitôt ledit Juge part accompagné d’un greffier et d’un Officier de santé afin de constater le genre de mort du dit Mortreau.
Tout en continuant sa fuite, Julien Fusil réfléchit, il a enfin réalisé la gravité de ses actes et cherche maintenant comment se sortir de ce mauvais pas. Dans sa tête il prépare sa défense ; il va retourner la situation à son avantage et dire que ce sont les époux Mortreau qui après avoir volé du bois, se sont rebellés et l’ont agressé, qu’il n’a pas eu d’autre choix que de se défendre et que le coup de fusil est parti tout seul. C’est bien ça qu’il va dire dans le procès verbal qu’il va rédiger. Et continuant sa route il se dirige vers Baugé.
Arrivé sur les lieux du meurtre, le Juge Devillers, accompagné pour l’occasion de plusieurs personnes, trouve ledit Mortreau étendu sur le sol, baignant dans son sang. L’Officier de santé François Durezoy ayant pratiqué une visite détaillée sur le corps de la victime, déclare que la mort est bien due à un coup de fusil. Le Juge Devillers rédige sur place un procès verbal qui servira à établir l’acte de décès de Jean Mortreau, en date de ce premier novembre, par l’Officier d’état civil de la commune de Linières.
Baugé, vers quatre heures de l’après-midi. Julien Fusil est maintenant arrivé et se présente à la Maitrise de cette ville où il dresse son procès verbal de rébellion dans lequel il raconte que lui, Garde des Bois Nationaux, faisant sa visite dans la forêt du Toucheau, il a trouvé le nommé Mortreau, avec sa femme et un inconnu, qui emportaient une pochée de coupeaux de la vente d’un particulier. Leur ayant fait le reproche du vol qu’ils avaient fait au marchand, la femme dudit Mortreau le frappa d’un soufflet et de plusieurs coups de sabots et que ledit Mortreau, voyant qu’il allait se sauver des mains de sa femme, le frappa d’un bâton, avec l’homme inconnu. Voyant qu’il allait succomber, il n’a pas eu d’autre choix que de servir de son fusil pour les repousser et c’est à ce moment que le fusil est parti tout seul et que le coup a pu causer la mort dudit Mortreau. C’est pour cela que lui, Julien Fusil rédige le présent procès verbal de vol et de rébellion, lequel procès se retrouvera le lendemain dans les mains du juge Devillers.
À la suite de sa déposition, Julien Fusil se rend vers les six heures chez le citoyen Lelong, juge du tribunal du district de Baugé à qui il raconte sa mésaventure. Ledit juge lui conseille, s’il ne veut pas se faire prendre, d’aller trouver le Capitaine Bardon et de prendre parti pour servir la République dans la Compagnie Franche qu’il commande.
Neuf heures du soir, Julien Fusil se présente au domicile de Jean-Marie Duthier, soixante deux ans, Garde des Bois Nationaux, demeurant à Baugé. Ce dernier racontera que ledit Fusil, qu’il connaît depuis une quinzaine d’années, avait quelque chose à lui communiquer en particulier et lui demanda de l’accompagner à l’auberge de la Galère, dans ladite commune. Une fois réunis tous les deux dans un petit cabinet et après avoir bu trois chopines de vin, Fusil lui dit que dans l’après-midi, il avait tué un homme, en sortant de la forêt du Toucheau, près d’une mare. Ledit Duthier lui demanda si c’était à son corps défendant, et après que Fusil lui a narré son histoire, il lui dit que cela ne le regardait pas et qu’il avait eu tort de commettre une action aussi infâme. Sur ce, ledit Fusil demanda à Duthier de se charger de son fusil à deux coups pour le remettre à sa femme. Celui-ci refusa en lui disant qu’il était un « jean foutre ». Julien Fusil lui dit également qu’il avait rendu visite au juge Lelong de Baugé pour lui demander conseil. Sur ces confidences les deux gardes se séparent.
On peut supposer que c’est avec cette dernière rencontre, que Julien Fusil terminera cette soirée du vendredi premier novembre 1793. Pour le meurtrier, cette journée qui s’achève va sceller son destin à jamais. Avec ce meurtre sur les bras et malgré sa déposition, son avenir semble bien compromis, car à partir de la plainte d’assassinat déposée par Jacques Desmares, tout va aller très vite. La justice de la République va se mettre en marche et rien ne pourra l’arrêter.
II – La procédure :
Le lendemain, samedi deux novembre, vers les sept heures du matin, le juge Devillers reçoit à Mouliherne Julien Fusil qui persiste dans sa version des faits, et signe son procès verbal.
Le trois novembre, un mandat d’amener ledit Fusil présumé auteur dudit meurtre est donné par ledit juge, ainsi qu’un mandement d’assignation de témoins pour ce jour, d’où comparution de ces derniers.
Le quatre du même mois sur les neuf heures du matin, déclaration de la veuve Mortreau qui confirme sa déposition, mais dit que, ni elle, ni son feu mari ni son frère, ne se sont révoltés contre le garde, mais reconnaît lui avoir donné un soufflet.
Le six novembre, au vu des témoignages, le juge Devillers lance un mandat d’arrêt contre Julien Fusil, prévenu d’assassinat, et demande qu’il soit conduit, avec la force si besoin est, à la maison d’arrêt du district de Baugé.
Mais Julien Fusil a disparu.
Le sept, le mandat d’arrêt est déposé au greffe du tribunal du district de Baugé, à l’attention du Directeur du Juré.
Le vingt novembre, l’ordonnance de prise de corps de Julien fusil est rendue par ledit Directeur, ci-dessus nommé.
Le temps passe, l’hiver s’installe avec ses frimas et Julien Fusil est toujours introuvable. Entre temps, l’affaire Julien Fusil a été prise en charge par le Tribunal criminel de Maine et Loire, séant à Angers.
Le dix février, en vertu de l’ordonnance de prise de corps du meurtrier, Paul Perdrau et Célestin Guibert, huissiers audit Tribunal, se transportent à Mouliherne afin d’appréhender ledit Fusil et le conduire à Angers. Mais après l’avoir cherché tant dans son domicile que dans le bourg, le meurtrier demeure introuvable. Les personnes interrogées aux alentours, refusant de donner leurs noms et n’ayant apparemment guère envie d’aider la justice, disent qu’elles n’ont pas vu l’accusé. Sur ce, un procès verbal est établi par les deux huissiers qui en laissent une copie, ainsi que celle desdites ordonnances, acte d’accusation et déclaration du Juré au domicile de Julien Fusil, pour notification. Si celui-ci revient.
Le vingt huit du même mois, puis le dix mars suivant, l’huissier Paul Perdrau se rend de nouveau à Mouliherne, dans la demeure de l’accusé où il trouve un dénommé Elie Joullain qui lui déclare que ledit Fusil n’était plus habitant de la commune, que lui, avait pris sa place de Garde des Bois Nationaux, et qu’il occupait maintenant sa maison. Il ajouta qu’il n’avait plus entendu parler de lui depuis longtemps et refusa de signer sa déposition.
Deux proches voisins du domicile de Julien Fusil dirent eux aussi, n’avoir plus revu ce dernier depuis qu’il avait été accusé de meurtre, et de même, refusèrent de signer. S’adressant à d’autres personnes du dit bourg, l’huissier n’obtint pas plus d’informations. Personne ne savait, ou n’avait envie de dire où se trouvait l’accusé et personne ne voulait se nommer et signer. Après avoir proclamé et donné lecture à haute voix des susdites ordonnances, afin que les personnes rassemblées n’en puissent ignorer le contenu, ledit Perdrau dressa son procès verbal qu’il afficha à la porte du domicile dudit Fusil, ainsi que les dites ordonnances. Des copies furent également placardées à la porte de la maison commune dudit Mouliherne.
Le treize mars, au vu des deux procès verbaux de perquisition faits par le susdit huissier et confirmant l’absence dudit Fusil, René Rabouin Président du Tribunal criminel d’Angers, déclare :
Ledit Julien Fusil est déchu du titre de citoyen français, et ordonne que toute action en justice lui est interdite pendant tout le temps de sa contumace et qu’il va être procédé contre lui malgré son absence, ordonnons en outre que les biens dudit Fusil seront saisis à la diligence et requeste du citoyen accusateur public près le tribunal criminel et ses revenus versés à la caisse du receveur des domaines nationaux, ordonnons que la présente sera proclamée et affichée à la porte de la maison commune dudit Mouliherne et du domicile dudit Fusil pendant deux décades consécutives, fait à Angers le vingt trois ventôse l’an second de la république françoise une et indivisible.
Le trente ventôse (vingt mars), l’huissier Perdrau retourne à Mouliherne où il va, devant le domicile de Julien Fusil, donner lecture à haute voix, de l’ordonnance de déchéance du prévenu, et des conséquences qu’elle entraine. Une copie de ladite ordonnance sera accrochée aux clous à la porte dudit domicile, ainsi qu’à celle de la maison commune.
Le dix Germinal (trente mars), au vu des deux procès verbaux constatant l’absence de Julien Fusil, d’un premier procès verbal de proclamation, et de l’affiche de l’ordonnance ci-dessus en date du trente du mois précédent, Paul Perdrau se déplace une nouvelle fois à Mouliherne pour proclamer à nouveau cette susdite ordonnance. Ce sera la dernière.
Angers, le quinze Floréal de l’An second (quatre mai 1794). Après plus de six mois d’une procédure longue et fastidieuse, le jugement va enfin avoir lieu.
Devant la maison de justice du Tribunal de Maine et Loire, les témoins assignés à comparoir, sont là depuis six heures du matin. A savoir, Marie Mazé, Jean-Marie Duthier, Benoît Florenson, Jean Russiard, René Russiard, Louis Desforges, Louis Houdayer et Louise Desmares, veuve de Jean Mortreau la victime. Tous savent qu’ils vont devoir prêter serment et dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, sur ce qu’ils ont vu et entendu. Enfin ils entrent dans la salle d’audience ; pour certains c’est la première fois qu’ils viennent à Angers et dans un tribunal, aussi ils se sentent un peu perdus et impressionnés, surtout quand ils doivent se lever à l’entrée du Président du Tribunal, Pierre René Rabouin, et des trois juges l’accompagnant.
Il est maintenant huit heures, ledit Président ouvre la séance. Les douze jurés tirés au sort le premier de ce mois, et instruits dans l’auditoire vont maintenant prêter serment. Il s’agit de Emery dit la Fresnaye, de La Marsaullaye, François, Louis Herbault, meunier, de Saumur, Thomas Milliere, de Morannes, Louis, Jacques Genest le jeune, d’Angers, Ferdinand Lachere, d’Angers, Alexandre Hubert, de Vernoil, Mathurin Joubert, d’Angers, René Chasle, de Linières, François Paterne, du Vaudelnay, Pierre Meunier, de Varrains, Garnier, d’Angers et Abel ( …) d’Angers. Ensuite c’est au tour des trois jurés adjoints d’entrer et de se placer séparément des précédents.
Le Président demande alors aux huissiers de service si Julien Fusil, de Mouliherne, contumax, accusé du délit énoncé, s’était présenté pour assister au débat. Ces derniers ayant répondu par la négative, il a été arrêté que conformément à la loi, nonobstant son absence, il allait être procédé par contumace à son jugement. Ensuite le Président fait donner lecture par le greffier de l’acte d’accusation dressé par le Directeur du Tribunal du district de Baugé, contre le dit Fusil. Le juge François Guillier dit la Touche, accusateur public, prenant la parole expose le sujet d’accusation et demande également que les témoins qu’il avait à produire soient entendus. Le Président ayant fait entrer le premier témoin, les sept autres se succèderont ensuite à la barre pour faire leur déposition. L’accusateur public n’ayant pas d’autres témoins à produire, il a fait valoir les faits justificatifs de l’accusation.
Le Président ayant fait un résumé de l’affaire et demandé l’avis du Tribunal, a prononcé quatre questions sur lesquelles les jurés auront à se prononcer. Ces derniers, se retirent ensuite dans leur chambre afin de réfléchir à la culpabilité de Julien Fusil.
Après réflexion, les douze jurés ayant redonné leur déclaration individuelle, leur décision ayant été recueillie par le juge en présence de l’accusateur public et constatée par leur chef, sont ensuite rentrés dans la chambre d’audience. Chacun ayant repris sa place, le chef des jurés, Emery la Fresnaye, s’est levé et a dit en leur nom, que le premier novembre dernier, il y a bien eu meurtre sur le chemin qui conduit de Mouliherne à Linières, sur la personne de Jean Mortreau, demeurant à Linières, que l’auteur est bien ledit Julien Fusil qui l’a commis volontairement, mais qu’il ne l’a pas fait avec préméditation.
Ledit Julien Fusil ayant été déclaré convaincu des délits qui lui sont imputés, l’accusateur public a fait la réquisition pour l’exécution de la loi. Les avis des juges présents ayant été recueillis et le Président ayant donné lecture de l’article de loi correspondant aux dits délits, le Tribunal condamne ledit Julien Fusil à vingt années de fers.
La justice étant rendue, tous les témoins sortent soulagés de la salle d’audience. En descendant les marches du Tribunal, Louise, la veuve Mortreau, se dit qu’elle n’aurait jamais dû aller ramasser du bois dans la forêt en ce jour de la Toussaint 1793. Malgré la condamnation de Julien Fusil, cela ne lui ramènera pas son mari et père de ses enfants.
Ainsi, Julien Fusil est condamné aux fers, mais par contumace. Alors où est-il donc passé ? A-t-il émigré comme beaucoup d’autres pendant cette période troublée ? A-t-il suivi le conseil du Juge Lelong de Baugé en s’engageant dans la compagnie franche du Capitaine Bardon ? Bien que n’ayant à ce jour aucune information à ce sujet, on peut le supposer, mais ceci est une autre histoire.
Sources : AD 49 - Procédure de jugement de Julien Fusil : Série 83 L 34
- Situation approximative du lieu du meurtre
- Croquis de Noël Marandeau
Qui était Jean MORTREAU ?
Jean Mortreau voit le jour le samedi 14 septembre 1764 à Mouliherne (ancienne Province d’Anjou). Il est le fils légitime de François Mortreau, bêcheur, âgé de 46 ans et de Marguerite Pinet, âgée d’environ 30 ans.
Jean sera cultivateur comme son père.
Après quatre mariages successifs, son père François décède le 16 octobre 1781 à Auverse, village voisin, Jean est alors âgé de 17 ans. Il connaîtra encore moins sa mère, car celle-ci, deuxième épouse de son père, est morte à une date antérieure inconnue et vite remplacée, par une troisième, puis plus tard une quatrième.
Jean s’unit avec Louise Desmares, née le mercredi 3 avril 1749 à Genneteil, un autre village du canton. Elle est la fille légitime de François Desmares et de Françoise Blandin.
Leur mariage religieux est célébré le lundi 18 juillet 1785 à Genneteil. Jean est alors âgé de 21 ans, sa femme Louise en a 36.
Ils s’installent ensuite à Auverse où Jean travaille la terre, et le 4 janvier 1786 nait leur premier enfant prénommé Jean comme son père, malheureusement celui-ci décède deux jours plus tard.
Le 13 octobre 1787 nait Louis, leur deuxième enfant, puis un peu plus tard le troisième, Antoine, qui voit le jour le vendredi 29 janvier 1790.
Ensuite, la famille Mortreau quitte Auverse pour aller s’établir à Linières-Bouton, dans une ferme au lieu-dit Trioreau. On ne sait pas si Jean travaille pour son compte ou pour un autre fermier mais ils vivront là jusqu’au 1er novembre 1793, date fatale pour Jean qui décèdera comme on le sait d’un coup de fusil. Jean était seulement âgé de 29 ans et laissera une veuve et deux orphelins.
Après cet évènement, Louise retournera vivre à Auverse avec ses enfants. Se sentant certainement en partie coupable de la mort de son époux, elle ne se remariera jamais. Elle décèdera à son domicile, dans l’après-midi du 17 mai 1836 à l’âge vénérable de 87 ans.
Remerciements : Je remercie le personnel de la salle de lecture des Archives Départementales du Maine et Loire, et en particulier Sandra Varron, pour son aide précieuse dans la recherche du dossier de procédure du jugement de Julien fusil.
Sources : Toutes les cartes postales proviennent du site internet des Archives Départementales. Le croquis du lieu du meurtre a été exécuté à partir des plans cadastraux de Mouliherne (1826), de Linières (1837) du site des AD, et de la carte de Cassini.