Dans le Thema n° 8, Comprendre les actes notariés, 2e partie, les actes relatifs à la personne ou à la famille, Thierry Sabot donne et analyse quelques exemples de déclarations de grossesse (pages 11 à 15).
Comme il le remarque, on rencontre assez rarement dans les minutes notariales ces documents, mais pendant quelques instants ils vous laissent, la main et l’esprit suspendus, à rêver sur le sort de la malheureuse… et vous donnent envie d’essayer d’en savoir plus.
En voici trois qui ont été le point de départ d’une recherche sur trois jeunes filles, de même condition, vivant dans deux villages voisins, Saint-André-le-Désert et Pressy-sous-Dondin, qui se sont connues et ont forcément entendu parler les unes des autres. Mais si la même nécessité les a menées chez le notaire, leurs histoires sont différentes.
Elles s’appellent Françoise Fayard, née en 1733, Jeanne Pallot, née en 1740, Catherine Guichard, née en 1757.
CATHERINE GUICHARD
Le lundi 6 juillet 1778, Catherine Guichard se présente chez Maitre Nicolas Philibert, notaire à Saint-André-le-Désert. Elle lui déclare, comme les ordonnances royales l’y obligent, qu’elle est enceinte des œuvres de son maitre, Jean Gondras [1].
C’est un texte terriblement banal pour cette époque et celles qui suivront. En voici la transcription :
Bailly, notaire royal Philibert notaire royal chargé de la minute
controllé à Saint andré le dézert le 7 juillet 1778
reçu vingt deux sols six deniers
En résumé, dès son arrivée le 4 mars 1778 sur le domaine géré par le fermier Gondras, Catherine est contrainte au service sexuel et dès qu’elle est enceinte et refuse de faire la déclaration qui arrangerait son maitre, elle est maltraitée, chassée sans ses vêtements et ses gages.
Catherine est née le 3 juin 1757 à Chides, annexe de Pressy-sous-Dondin, troisième enfant d’Hugues Guichard et de Benoite Monnier [2]. Son père, Hugues Guichard, qualifié de domestique à son mariage et de vigneron à son décès, est mort en 1776 (1776 est une année mortelle à Pressy : deux fois plus de décès que d’habitude). Il lui reste une mère, qualifiée de vigneronne, une sœur de 25 ans, un frère de 23 et deux frères plus jeunes, 19 et 14 ans.
Une famille de paysans modestes dont la situation s’aggrave avec la mort du chef de famille, mais tous les enfants sont en état de travailler. Imaginons que les deux ainés restent pour assister leur mère, et que les trois plus jeunes se placent. C’est le cas de Catherine.
Elle n’a donc pas tout à fait 21 ans quand elle quitte Chides pour travailler à Martigny-le-Comte. Aujourd’hui il s’agit d’un trajet automobile rapide et confortable de 18 km, mais en 1778 c’est un espace sans route : les deux paroisses sont à plus de 4 lieues l’une de l’autre, à l’écart de la seule voie qu’on peut repérer sur la carte de Cassini, la grande route de Charolles à Chalon sur Saône, que Catherine a dû traverser à mi parcours. Il faut certainement plus de quatre heures à pied pour joindre les deux villages. On n’est qu’à 300 m d’altitude sur la ligne de partage des eaux entre Loire et Saône, mais le relief, morcelé, alterne petits plateaux venteux et fonds de vallées étroites occupés par de gros ruisseaux qu’il faut franchir à gué. Les sols sont décrits comme pauvres, les cultures médiocres (seigle et sarrazin,) laissent une grande place aux étangs et aux forêts, en particulier la forêt de Chaumont profonde et inquiétante qu’il faut traverser.
Martigny est plus avantagé que Chides, on y cultive le froment, il y a de bons prés. Beaucoup de défrichements ont eu lieu depuis 50 ans, écrit un témoin en 1779. Ce qui explique l’existence de grands domaines affermés qui appartiennent à des familles seigneuriales : en 1792, les émigrés dont les biens sont vendus à Martigny sont des La Guiche, des Cossé-Brissac et des Rohan-Chabot.
La fin du XVIII siècle en Bourgogne voit l’essor d’une classe de grands fermiers qui ont les moyens de signer des baux de plusieurs milliers de livres. Livrés à la spéculation, les prix des baux augmentent et la petite paysannerie qui ne peut plus compléter ses ressources propres avec un bail de quelques livres se trouve réduite au salariat, comme Catherine petite servante de ferme tout au bas de la hiérarchie de l’abondante domesticité de jeunes gens venus des villages voisins pour y gagner leur vie.
Je n’ai rien trouvé concernant Jean Gondras.
Quant à Catherine, cette déclaration de grossesse est la dernière manifestation connue de son existence. Que lui arrive-t-il après son retour à Pressy ? Le registre paroissial n’enregistre aucune naissance d’un ou d’une Guichard illégitime.
Elle disparaît des registres paroissiaux de Pressy ce qui indique qu’elle a quitté Chides, car tous les autres membres de sa famille y finissent leur vie entre 1784 (sa mère) et 1833 (le plus jeune de ses frères). On peut tout imaginer sur le sort de la malheureuse…
Trois remarques concernant la rédaction du document :
- La présence des deux notaires. L’un, Maitre Hugues Bailly n’est il là que par hasard ? Ou a-t-il accompagné la jeune fille, mineure, qui se présente seule, sans un membre de sa famille. Pourquoi n’est ce pas lui qui a reçu cette déclaration dans son étude de Pressy, bien plus près de la maison de la jeune fille que l’étude de Maitre Philibert à Saint-André-le-Désert. ?
- L’absence des témoins habituellement requis : est ce qu’un notaire vaut deux témoins ?
- Le désordre des informations qui mentionnent à la fin seulement les conditions du renvoi de Catherine, comme si on avait dû lui arracher ces précisions importantes ou comme si cet acte avait été rédigé à la va-vite, quasiment entre deux portes ?
Je sais, je fais du roman et de toutes façons ça n’a aucune importance ! Les éléments biographiques sont, eux, exacts et vérifiables.
FRANÇOISE FAYARD
En 1763, Catherine Guichard n’a que six ans mais en grandissant elle n’a pas manqué d’entendre parler de Françoise Fayard, jeune fille du village voisin de Saint-André, engrossée par son maitre.
A la différence de Catherine Guichard, Françoise, née le 30 mai 1733 [3] est majeure.
Son père est garde au château de Chigy, une antique demeure seigneuriale encore visible aujourd’hui au hameau du Gros Chigy que Françoise quitte le 23 mai 1763 pour faire sa déclaration de grossesse à Maitre Claude Monnier, notaire à Salornay-sur-Guye. C’est à une lieue à peine mais Françoise est enceinte de huit mois et demi et de fait elle accouche le 9 juin.
Voilà sa déclaration [4] :
le renvoi dument approuvé
Cl Monnier, notaire royal
controllé au bureau de saint andré le dezert le 24 may 1763
reçu 20 sols
Il y a un sieur Petit [5], mais il y a aussi une dame Petit. Et même deux : la première (42 ans) arrive à Saint-André vers 1754 avec son jeune époux (25 ans), fils d’un marchand de Saint Sorlin (aujourd’hui La Roche Vineuse) et c’est donc environ deux ans plus tard que la jeune Françoise entre au service du couple qui a deux enfants.
En 1759 [6], veuf et ayant perdu trois enfants, le chirurgien se remarie avec la fille de 23 ans d’un procureur de Donzy-le-Royal, et son père, Toussaint Petit, vient s’installer chez lui jusqu’à son décès à la Noël 1761.
Trois filles naissent, une par an.
Si on compare la situation de Françoise avec celle de Catherine Guichard, on voit qu’elle est bien plus confortable, quelle que soit la quantité de travail qu’elle doit accomplir du matin au soir, sous l’autorité de la maitresse de maison. Elle vit dans l’intimité d’un couple bourgeois, proche d’eux par l’âge et vivant dans son intimité, certainement mieux logée et nourrie que si elle vivait chez ses père et mère avec ses frères, mais toujours en lien avec sa propre famille qui demeure à proximité.
Et voilà que Claude Petit ne se satisfait pas de sa seule épouse (le 3 juin 1762, il a une troisième fille) et qu’il abuse de sa position de maitre, de l’ascendant et de la confiance et pourquoi pas ? des sentiments que ces années de cohabitation ont pu faire naitre chez une jeune femme de 30 ans qui finit par lui céder. En septembre, Françoise est enceinte Bien sûr, on la chasse.
Ici, l’histoire de Françoise se distingue de celle de Catherine : sa famille est derrière elle. Je me suis demandée pourquoi une déclaration de grossesse si tardive. La famille a-t-elle espéré un arrangement financier avant de se résoudre à une démarche qui peut déboucher sur une poursuite judiciaire ?
Le 9 juin, elle met au monde un petit garçon, Claude Fayard, illégitime [7], et le 19 juin, elle retourne chez le notaire pour donner procuration [8] à son père, le constituant « son procureur général et spécial et irrévocable… pour premièrement faire assigner maitre petit à lui payer la somme de cent deux livres pour restant de gages à elle dû par ledit maitre petit secondement celle de cinquante livres à elle adjugé par monsieur le juge … pour provision alimentaire pour avoir débauché et connu charnellement ladite françoise fayard troisièmement pour luy procurer les dommages et intérêts qui peuvent luy résulter, quatrièmement pour l’obliger à se charger du fruit dont ladite françoise fayard est accouchée provenant des œuvres dudit maitre claude petit chirurgien… ».
Il faudrait aller dans les archives judiciaires, ce que je n’ai pas fait, pour savoir si elle a obtenu satisfaction, mais on peut le penser, car archives notariales et registres paroissiaux nous offrent encore de quoi alimenter notre curiosité :
Le 2 mars 1765, à Saint-André-le-Désert, Françoise épouse Claude Dauxois [9], 39 ans, cadet d’une famille locale respectée. Problème, Claude est un ancien soldat (la guerre de 7 ans a pris fin en 1763). Invalide, précise toutefois le curé. Tout de même, elle n’allait pas s’en tirer à si bon compte ! Une fille déshonorée, un invalide, les deux familles ont dû penser qu’elles faisaient toutes les deux une bonne affaire. Le contrat de mariage, signé le même jour, précise les apports de chacun : ce qu’ils ont acquis de leurs mères défuntes et ce qu’ils peuvent attendre de leurs pères à leurs décès, et en ce qui concerne Françoise « tout ce qui peut lui être dû d’ailleurs » [10].
À cette date Claude Petit n’habite plus Saint-André. Il a dû déménager en hâte car ses quatrième et cinquième enfants légitimes, des jumeaux, naissent le 2 octobre 1764 à Buxy, dans le bailliage de Chalon à 6 lieues de là. Il y décède en 1768, âgé seulement de 39 ans. Au total il aura eu dix enfants.
La communauté villageoise s’est donc rangée du côté des Fayard et a rejeté l’étranger, le « forin ». que son statut de bourgeois et de chirurgien n’a pas protégé.
Françoise et son mari ne tardent pas à quitter Saint-André. Ils ont ensemble 5 enfants dans un faubourg populaire de Cluny à l’ombre de l’église Saint Marcel. La ville, avec ses nombreuses communautés religieuses est elle plus accueillante pour un invalide ? De quelle nature est l’invalidité de Claude ? Fait elle de lui un mendiant ? Il décède à l’hôpital de Cluny à l’âge de 59 ans [11].
Que devient Françoise ? Les tables décennales des décès de Cluny mentionnent une Françoise Fayard « veuve Daxois », 29 mai 1818. Trop facile !
Mais devant l’acte je déchante : Françoise Fayard, mendiante, âgée de 98 ans, fille de Jacques Fayard et de Jeanne Marie Bodin, née à Besanceuil (Saint-Ythaire), veuve de Pierre Dauxois. Rien ne colle [12].
Et l’enfant naturel ? Le petit Claude Fayard ? Il n’en a plus jamais été question.
JEANNE PALLOT
Philibert, notaire royal
contrôlé au bureau de Saint André le Désert le 17 juin 1767
reçu 20 sols 9 deniers
Ce qui différencie ce document [13] des deux précédents, ce sont d’une part les circonstances, d’autre part la manière dont le notaire les raconte.
Encore une fois l’acte est signé de bonne heure, mais cette fois, le notaire s’est déplacé chez la plaignante, pas bien loin de son étude, à vrai dire et puis on est en juin, il fait beau, rien de tel qu’une petite promenade pour vous mettre en bonne humeur, et visiblement, Maitre Nicolas Philibert est en verve ce matin du 16 juin 1767 et pas fâché de montrer qu’il n’a pas fait que potasser « la science du parfait notaire » au cours de ses études de droit, qu’il a lu les petits ouvrages licencieux qui sont arrivés jusqu’à Dijon et même Mâcon et qu’il est capable de s’en inspirer, dressant d’une plume libertine (dans les deux sens du terme) une petite scène d’amours villageoises à la Fragonard, aux dépens de la malheureuse jeune fille dont on imagine la naïveté surprise ! Est il possible qu’il lui ait lu ce texte ? J’ai l’impression qu’il l’a rédigé de retour à son étude. Je l’imagine aussi, content de lui, en régaler son entourage.
On a donc une jeune fille amoureuse, Jeanne Pallot : Françoise Fayard la connaît certainement, car elles ont à peu près le même âge. Bien que le notaire lui attribue 24 ans environ, elle en a en réalité 27, étant née le 10 mars 1740 [14].
Contrairement aux deux autres, Jeanne n’est pas domestique. Elle habite chez ses parents (sa mère est morte entre 1755 et 1767) et comme elle semble être la fille aînée, elle s’occupe de la maison, ce qui lui confère, peut-on penser, une certaine autorité.
Et son « séducteur », Jean Roberjot, 36 ans [15], n’a pas du tout l’intention de tenir ses promesses de mariage, c’est pourquoi Jeanne, désillusionnée, se résigne à faire sa déclaration à Maitre Nicolas Philibert, né lui aussi à Saint-André [16], contemporain des deux jeunes gens (il a 30 ans), fils de notaire, arrière-petit-fils de notaire. Les Philibert sont la plus importante famille bourgeoise de Pressy-sous-Dondin, où ils possèdent une jolie demeure au lieu-dit les henrys et commencent à se faire appeler Philibert des Henrys.
La suite de l’histoire est la suivante :
Le fils de Jeanne Pallot et Jean Roberjot est baptisé Jacques Pallot, « dont le père est inconnu », le 9 septembre 1767 [17]. Jeanne n’a donc pas voulu que le nom de Jean Roberjot figure sur l’acte de baptême de leur enfant.
En 1771, Jean Roberjot qui a fui le village et travaille comme manouvrier à Savianges, à 5 lieues de là, veut se marier avec une jeune fille de Fley. Ses bans sont bien sûr affichés à Saint-André. Le père de Jeanne, Claude Pallot, fait opposition par l’entremise d’un huissier auprès du curé de Fley, le 12 septembre 1771, ce qui détermine Jean Roberjot à signer un traité avec Claude Pallot et sa fille, par lequel il paye « la somme de cent quarante quatre livres présentement, réellement et content(comptant) à la dite Jeanne Pallot acceptante pour tous dommages intérêts qu’il luy peut résulter au sujet de l’enfant dont elle est accouchée des œuvres dudit Roberjot … » , traité négocié chez le même maitre Nicolas Philibert le 26 septembre 1771 [18].
L’opposition est levée. Jean peut convoler en justes noces [19].
Contrairement à Françoise Fayard, Jeanne reste célibataire. Elle élève son fils à Saint-André, ce fils dont tout le monde sait qu’il est le fils de Jean Roberjot, si bien que lorsqu’il se marie, en 1797, c’est sous le nom de Jacques Roberjot, fils de feu Jean Roberjot et de vivante Jeanne Pallot [20].
Je pensais avoir trouvé tout ce qu’il était possible de découvrir à son sujet, mais j’allais avoir une surprise émouvante parce que la personne de Jeanne Pallot se découvre un peu plus et que cette fois, c’est sa voix qu’on entend : parcourant la table décennale des naissances 1792-1802 de Saint-André, mon œil est attiré par une mention « adoption » en face du nom d’un Roberjot Jacques. Intriguée, je me rends à la date indiquée et je découvre le texte suivant écrit par-dessus le formulaire en usage pour les déclarations de naissance :
du vingtieme jour du mois de prairial l’an 10 de la république française (8/6/1802) est comparue Jeanne Pallot fille âgée d’environ cinquante deux ans demeurante au lieu de Chigy commune de Saint André le Dézert et avec elle Jacques Roberjot son fils laquelle a déclaré que le dit Jacques Roberjot est né d’elle le neuf septembre mil sept cent soixante sept, qu’il a été baptisé le même jour dans l’église dudit Saint-André, qu’il a eu pour parrain Jacques Bernard et pour marraine Claudine Turel, qu’il est issu de son union avec Jean Roberjot lequel elle n’a point voulu déclarer dans le susdit acte de naissance, qu’il a toujours porté le nom de Jacques Roberjot, qu’elle a constamment donné les soins de mère audit Jacques Roberjot l’ayant nourri de son lait et procuré de la nourriture jusqu’à l’âge de quinze ans qu’il a servi les maitres et ensuite la République, qu’il fait le métier de tisserand qu’il apprit chez Claude Pallot son ayeul, qu’il demeure actuellement à Chigy au domicile de ladite Jeanne Pallot qui déclare qu’elle le reconnaît pour son fils et veut qu’il lui succède dans tous ses biens ce que ledit Jacques Roberjot a accepté avec la plus parfaite reconnaissance.
L’officier d’état civil qui rédige cet acte n’est autre que Maitre Nicolas Philibert devenu maire de la commune de Saint-André-le-Désert en 1800 !
Constaté suivant la loi par moi, Nicolas Philibert, maire de Saint-André-le-Dézert, faisant fonction d’officier public de l’état civil, soussigné.
En présence de Claude Vautrin et de Jean Poulachon tous deux demeurant dans la commune dudit Saint-André soussignés et non ladite Jeanne Pallot et ledit Jacques Roberjot son fils qui ont déclaré ne le scavoir de ce enquis [21]