Au milieu des cases, des tentes et des huttes en bois du village nègre, abrité sous un toit de paille formant un large cône posé en équilibre sur quelques troncs noueux d’arbres morts plantés en terre, un colosse noir, à l’allure fière, que l’on peut supposer être le chef de tribu, vêtu d’un long manteau en peau de léopard et coiffé d’un bonnet de fourrure blanche, est assis, les pieds croisés, sur une sorte de trône sculpté dans une souche sans écorce, un gros bâton à main droite quand la gauche repose sur un genoux découvert, révélant la puissante musculature de ses cuisses d’ébène.
Accroupis devant lui, deux indigènes, tête et corps totalement dénudés, les hanches et le sexe couverts d’un simple pagne de toile crue, semblent vouloir dépecer la dépouille d’un chevreau à l’aide de poignards à lames courbes grossièrement forgées et ébréchées, sous les regards distraits de vieilles soudanaises aux seins nus, tombants, maigres et plats, la taille enserrée dans des étoffes colorées, occupées à piler des arachides dans des vasques de bois fossilisé.
À quatre pattes, une belle négresse à la généreuse poitrine gonflée de jeunesse sort de sa case, se faufilant tête en avant par le seul trou aménagé à la base du grand dôme de lianes tressées. Elle est suivie d’un enfant nu, le nez collé sur les fesses rebondies de sa mère, dont le collier d’ivoire et les bracelets de cuivre
aux chevilles constituent presque les seuls atours, le mont du pubis étant parfois caché, uniquement en position debout et sans bouger, derrière un petit rideau de ficelles rouges suspendues à une fine ceinture de cuir.
Une petite passerelle de bambous surplombe l’embarcadère où trois pirogues attendent leurs pagayeurs qui, pour l’heure, forment en marchant l’un derrière l’autre, une ronde qui se referme sur le plus jeune d’entre eux, leurs pas s’accélérant au rythme des balafons [1] des trois musiciens du roi Dinah Salifou [2], assis en tailleur sous une tente de peau de chèvre. Les porteurs de pagaies agitent de plus en plus frénétiquement bras et jambes dans des cadences endiablées et, à l’aide de leurs courtes rames, repoussent l’aspirant vers le centre, l’empêchant, à coups toujours plus violents, de venir s’aligner dans le cercle où il lui faudra chèrement gagner sa place parmi des danseurs qui entrent progressivement dans une transe convulsive.
Plus loin, dans un enclos d’herbes rares réservées au pacage, un petit troupeau de bœufs et de vaches efflanqués, un cheval décharné, des moutons et quelques chèvres sont gardés par deux grands bergers dahoméens drapés de blanc. L’un va claudiquant parmi les bestiaux, l’autre est perché en haut d’un mirador en rondins, dressé à la limite séparative d’un champ de maïs, au milieu duquel, la nuit aidant, l’ombre d’un épouvantail d’oiseaux prend l’allure d’un immense totem guerrier.
Le halo rosé clair d’une pleine lune jouant à cache-cache derrière de gros nuages noirs, peint le ciel en un camaïeu gris nuancé de rose, contrastant la froideur et la profondeur des ténèbres de reflets étrangement souriants et changeants, dessinant les nues en mouvement.
Soudain, une énorme flèche de lumière rouge partie du sol s’élève, plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ce que la pointe frôlant les cieux s’éclaire de mille feux rayant le firmament de gerbes d’étincelles. L’illumination révèle d’immenses échelles métalliques inclinées, assemblées les unes aux autres, se rejoignant au sommet sous un petit dôme que l’on distingue à peine, perdu dans les hauteurs de la voûte céleste balayée à présent par un puissant faisceau lumineux tournant au-dessus de la ville. La gigantesque tour de métal repose sur quatre énormes piles reliées entre elles par des ogives monumentales. Elle s’embrase de jets étincelants et des fumées de feux de Bengale allumés ce soir sur chaque plate-forme des trois étages, maintenant bien visibles, allant rétrécissant en montant dans les entrecroisements de poutrelles métalliques. L’incroyable et inextricable dentelle de fer paraît être en fusion dans des vapeurs écarlates et les scintillements de lampes incandescentes brûlant par milliers par le miracle de l’électricité.
La voici donc cette fameuse tour [3] ! La tour contre laquelle, le tout Paris artistique, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté, entendaient protester, au nom du goût français et de l’art menacés, au nom de l’histoire de la France bafouée. Ils entendaient s’opposer à l’érection, en plein cœur de la capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel [4], construite spécialement pour cette exposition universelle commémorant le centenaire de la Révolution. Il suffit, disaient-ils, de se figurer un instant une tour, vertigineusement ridicule, dominant Paris ainsi qu’une noire et gigantesque cheminée d’usine, écrasant de sa masse barbare Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, le Louvre, le dôme des Invalides, l’Arc de Triomphe ; tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et nous verrons s’allonger sur la ville entière, comme une immense tache d’encre, l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôles boulonnées. Heureusement qu’elle sera démontée une fois passé le temps des festivités [5] ! Et pourtant [6] …
Des hommes en habit et des femmes aux toilettes vaporeuses semblent défiler en glissant au-dessus de la foule des promeneurs, assis, raides et fiers, chacun dans un landau monté sur de grandes roues à rayons, tiré par un petit homme courant pieds nus entre deux brancards, le regard masqué par un large chapeau conique en paille de bambou tressée aux longs rubans noués sous le menton. Tous vêtus de la même longue tunique de grosse toile beige flottant sur un pantalon ample de lin clair coupé à mi-mollet, les tireurs de pousse-pousse courent ainsi les avenues de l’exposition, des heures durant, courbés, pesants de tout leur maigre poids sur les limons pour empêcher que ne basculent leurs précieuses charges de gens d’esprit en visite.
L’empire colonial français expose ainsi ses exotiques au cœur du Paris des lumières, capitale mondiale de la civilisation technique et industrielle triomphante.
Les indigènes sont regroupés, parqués jours et nuits sur deux hectares et demi, derrière le vaste palais des colonies, au centre de l’esplanade des Invalides, face à l’imposant bâtiment du ministère de la Guerre, lui-même accessible par une porte piétonne et voiturière franchissant un pont-levis encadré de deux puissantes tours rondes crénelées, prolongées de courtines reliant des tours flanquantes, sorte d’ouvrage fortifié avancé, protégeant la longue façade du pavillon hérissée de canons de campagne et de siège, de part et d’autre de l’entrée centrale en forme d’arc de triomphe à la gloire de la République.
En vis-à-vis, du quai d’Orsay à la rue de Grenelle, s’alignent les palais éphémères des colonies françaises et des pays de protectorat, l’Algérie et son minaret dominant un dôme de pierres blanches sur des coursives à colonnes, la Tunisie avec sa cour carrée entourée d’une galerie à colonnades reliées par des arcades en ogives, l’Annam-Tonkin [7] aux couleurs laquées vives et ses toits en mille-feuilles d’ivoire dont les pointes se relèvent sur chaque angle des pignons, la Cochinchine [8] est ses multiples toits rouges imbriqués les uns dans les autres sur des verrières colorées aux figures géométriques de métal incrusté, le Cambodge reconstituant la pagode d’Angkor comme une pièce montée de meringue dorée.
Et, derrière les pavillons officiels, tout le long de la rue de Constantine, les villages indigènes, villages exotiques, villages nègres, villages d’exposition, villages d’exhibition, reconstitution de la vie supposée naturelle et sauvage de ces peuples étranges acheminés des quatre coins du monde, sélectionnés par le gouvernement du président Carnot qui assure lui-même le recrutement des spécimens exhibés dans les villages Pahouin [9], du Loango [10], de Canaquie, les immenses villages javanais, indien, tonkinois, et sénégalais, les camps sous tentes des Touaregs et des Algériens, la maison kabyle, le café maure, le théâtre et le restaurant annamites, les cases calédoniennes, l’enclos de la Guadeloupe et son restaurant créole, la baraque de Cayenne et le bazar chinois, lieux de spectacles obligés et lieux de vie imposée, sans possibilité d’en sortir sous peine de punitions, lieux d’enfermement pendant ces six mois d’exhibition universelle…
… Un défilé de soldats coloniaux, déambule dans les allées sur deux rangs aux alignements approximatifs. Céline et Orazio prennent la suite du cortège paradant dans le dédale des villages exotiques.
Les tirailleurs sénégalais [11] ouvrent la marche, port de tête et regard fiers sous la toque de toile enturbannée, le torse bombé serré dans une veste beige étriquée aux manches trop courtes, un pantalon en fuseau brun glissé dans des bottes de cuir noir.
Ils sont suivis des Tonkinois [12] avec leurs chapeaux blancs plats et ronds comme des galettes [13], cravate et baudrier rouges enserrant le paletot sans boutons, un large pantalon bouffant en étoffe noire tombant sur des bandes molletières blanches, pieds nus dans leurs savates, à l’exception du lieutenant blanc qui les encadre, chaussé de souliers de cuir lacés et coiffé du casque colonial.
Les Cipayes [14] forment le dernier petit détachement, vêtus de tuniques marron clair sur des culottes bouffantes, les chaussures couvertes de guêtres blanches, ils portent fièrement leur bonnet gris à plumet rouge et se tiennent raides comme les fusils qu’ils portent bras tendu le long du corps.
L’esplanade des Invalides n’est que senteurs de souques et de forêts tropicales, essences de bois exotiques et de fleurs rares, encens des montagnes, fragrances huileuses, veloutées et fruitées, chaleureuse sensualité des odeurs de gommes, de résines, d’écorces, d’épices, étonnants mélanges opiacés [15] et musqués [16], parfums de vanille, de cacao, d’anis vert, de thé, mêlés au vétiver [17] malgache, au soumbala [18] africain, à la fleur d’oranger, aux fumées de pastilles du sérail [19], mariage contrasté de limette [20] ivoirienne cuisinée de patates douces, de fumets des curry indiens, de colombo [21] antillais, de poulet yassa [22] et d’arômes pimentés de paprika, de Cayenne, de Kabylie, du Tonkin, dans la suavité de rahat-loucoum [23] et de sorbets aux fruits singuliers. Un univers inconnu de parfums entêtants parmi les paillotes, les échoppes d’artisans affairés, les étales colorés des marchands, le bric-à-brac des bazars, les petites mosquées et les pagodes, les restaurants exotiques, enivrants comme les résonances rythmiques des musiques venues d’ailleurs, où l’on entend les djembés [24] sénégalais frappés sans relâche, ne parvenant à couvrir les pleurs des violons chinois, ni les gémissements des flûtes des bergers arabes, quand les balas [25] répondent aux crotales [26] au milieu de hurlements de douleurs mystiques de danseurs pahouins et des déclamations poétiques d’un chanteur malais à la voix perçante et nasillarde, des concerts aux accords envoûtants, des psalmodies aux langueurs sauvages éveillants des sensations pénétrantes et troublantes jusqu’alors ignorées.
Derrière la pagode cambodgienne s’ouvre un nouveau monde, où les sons, les chants, les couleurs se conjuguent aux essences florales en d’étranges harmonies conduisant progressivement à l’abandon de l’esprit, enveloppé, dominé, conquis par la séduction fascinante des jeunes danseuses javanaises aux allures graves, presque religieuses, à la grâce dorée de mouvements mesurés, d’une délicatesse obsédante. Ondulations gracieuses de bras nus, de fines mains de fées, jeux d’écharpes de soies multicolores, de frissons d’épaule sur laquelle le pouce vient se poser et les doigts s’agiter pour refuser ou accepter, langage secret de ces danses mystérieuses, empruntées aux légendes oubliées de femmes, belles comme la lune, adorées d’un roi puissant, guerroyant au-delà des fleuves, des lacs et des montagnes de Java.
Ici, rien de ces contorsions abdominales provocantes, ni de ces suggestions coquettes, uniquement d’harmonieux mouvements d’ensemble, succession de poses hiératiques, de défilés nonchalants, de légères inclinaisons de têtes sous d’imposantes et hautes coiffures de cheveux bruns montés sur des diadèmes ou couronnés d’or. Ors des pendants d’oreilles, ors des colliers et des bracelets, ors des broderies, fils d’or des tuniques vaporeuses et des sarouals de soie rouge, jaune, bleu, ceinturés de noir où viennent se glisser les foulards carminés, incarnats et écarlates quand le gamelan [27] arrive au terme de son poème musical improvisé par un chanteur à la voix aiguë, laissant libre cours à sa fantaisie imaginative. Alors, les visages des danseuses royales s’illuminent, observant de leurs grands yeux en amande les spectateurs sortir lentement de cette torpeur délicieuse en découvrant que ces petites idoles échappées des trônes dorés de pagodes anciennes ne sont que sourires de très jeunes adolescentes espiègles.
Sortant de ce parc d’exposition réservé au ministère de la guerre et aux contrées d’outre-mer face à l’immense palais des Invalides, prenant l’avenue de la Motte-Picquet pour rejoindre le Champ de Mars, le retour aux réalités du panorama parisien laisse Céline et Orazio sans voix. Ils marchent côte à côte, à pas lents, dans la nuit enveloppant les rues d’un Paris qui ne sait plus trouver le sommeil.
"La promenade du pont d’Arcueil au moulin de Cachan" est un extrait du roman de Céline "Au prix du silence". Cent ans d’Histoire à travers l’histoire d’une femme dont le silence laissera croire un siècle durant qu’elle était sans histoires. Cette fiction-documentaire d’Alain MORINAIS, dans l’esprit des "Laboureurs d’espoirs", met en scène des personnages nous faisant revivre le siècle de Céline, de 1865 à 1967, héroïne malgré elle d’une histoire pour l’Histoire de la condition féminine.
J’ai le plaisir de mettre à votre disposition, ci-joint, un bon de commande imprimable du roman de Céline, "Au prix du silence", avec réservation d’ouvrage dédicacé, à un prix spécial qu’Alain Morinais vous réserve exceptionnellement avant la parution chez Édilivre APARIS éditions, prévue en avril prochain. "Au prix du silence" à 21€ (au lieu de 26€ prix public) :