Sur les baleiniers certains marins réalisaient des « scrimshaws » en os ou en ivoire marin. Ces objets, gravés ou/et sculptés pouvaient servir à leur usage personnel (objets courants, souvenirs de leur vie à bord, symboles religieux, etc.) ou constituer des cadeaux.
Les scrimshaws d’époque sont aujourd’hui recherchés par les collectionneurs et antiquaires de marine. Le scrimshaw ci-dessus est présenté actuellement chez un antiquaire comme « un aplatisseur de voile » ; il mesure une douzaine de centimètres de long, et environ 5 cm dans sa partie la plus large.
À quoi cet objet pouvait-il servir et dans quelles circonstances ?
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Complément à l’enquête sur l’aplatisseur de voile
La rubrique « Entraide photographique » de La Gazette Histoire-Généalogie du 1er avril 2011 proposait à la perspicacité de ses lecteurs l’image ci-dessous :
Contrairement à ce qu’avait pu penser un lecteur facétieux, il ne s’agissait pas du traditionnel « poisson d’avril », mais d’un réel problème d’identification. L’objet présenté était désigné par un antiquaire de marine comme un « scrimshaw d’aplatisseur de voile » mesurant environ une douzaine de cm de long et cinq cm dans sa partie la plus large. À quoi cet objet pouvait il bien servir et dans quelles circonstances ?
Les très intéressantes, diverses et nombreuses réponses de lecteurs concernant l’hypothétique fonction d’un prétendu « aplatisseur de voile », m’incitent à en faire une courte synthèse à l’attention de tous les contributeurs et débouchant sur une explication vraisemblable.
Les premières remarques de lecteurs, bien justifiées, sont formelles. D’une part le terme « scrimshaw » ne désigne pas un objet, mais un style de gravure (1 réponse) ; c’est donc improprement qu’on parle d’un scrimshaw pour désigner un objet car il convient de dire, par exemple, « un ivoire gravé d’un scrimshaw ». Nous sommes donc en présence (Image en tête de cet article) d’un objet en ivoire gravé d’un scrimshaw portant « SALEM ».
D’autre part beaucoup d’observations (7 réponses) concernent l’unique photo de l’objet qui ne montre ni le profil, ni le dessous, ni surtout, la forme de la base.
La conformation de la base, son épaisseur, son éventuelle rainurage… sont pourtant déterminants car ils permettent d’imaginer et de valider une utilisation particulière que ne saurait indiquer, à elle seule, la poignée.
Une base cubique ou cylindrique pourrait évoquer en effet un tampon encreur ou à cacheter (7 réponses), une base creusée longitudinalement d’une rainure ferait penser à une petite mailloche à fourrer un cordage ou minahouet (5 réponses), une base en V au bord mince et effilé, voire biseauté par l’usage, évoquerait un racloir, un grattoir, un battoir ou un aplatisseur de voile (4 réponses).
L’objet présenté primitivement à la sagacité des lecteurs et ceux qu’on montre ci-dessus et ci-dessous ont TOUS une base en V et effilée et ne sont utilisés que dans la marine à voile. En outre il s’agit bien d’un outil réellement utilisé et non de la reproduction d’un outil plus grand ou plus petit dont il ne serait qu’une représentation à visée mémorielle et/ou esthétique.
C’est pourquoi on n’a pas retenu, malgré son ingéniosité, la suggestion d’un correspondant estimant qu’il s’agissait là d’un « battoir de gabier » en réduction ; on précise qu’un tel battoir, généralement en bois dur et ressemblant à un battoir à linge et de même dimension, servait en effet aux gabiers pour bien chasser l’eau et aplatir une voile mouillée ou gelée pour la ferler sur une vergue. Ainsi bien serrée et lissée, elle offrait une moindre prise au vent.
Cette explication exclue, une autre parait donc s’imposer : cet objet était utilisé tel quel par les marins lorsqu’il fallait faire une couture à la main pour réparer une voile déchirée ou abîmée. Les voiles étaient alors en grosse toile très épaisse et il fallait en effet les gratter, les taper, les lisser et les aplanir avant de piquer dedans pour faire les coutures ; il semble même qu’au fur et à mesure de l’avancement de la couture on utilisait le dit objet pour aplatir le raccord afin que les bordures soient bien jointives, sans boursouflures, en un mot sans "godailler".
Un correspondant d’Histoire-Généalogie fournit les précisions suivantes :
« Cet objet mesure environ 13 à 14 cm et date de la période 1840/1870, période des grands voiliers. Fabriqué en Nouvelle Angleterre pays des baleiniers. C’est assez rare ; Référence livre "Artisanat de tradition en Amérique de Robert Shaw ».
Image ci-dessous extraite de ce livre (Référence : M. Jean Orain, Histoire-Généalogie)
À défaut d’avoir une dénomination précise pour cet objet on a donc désormais connaissance de son utilisation dans la marine à voile et, peut-être, dans la voilerie de l’époque. Pour les amateurs, je signale que « le gratteur-aplatisseur de voile » représenté ci-dessous est à vendre au prix de 750 € chez l’antiquaire de marine « La fille du pirate » au Louvre des antiquaires à Paris ; le site web de cet antiquaire est intéressant à visiter, notamment pour sa belle collection d’ivoires gravés de scrimshaws.
Sauf à obtenir des explications ou une définition contradictoires, nous nous en tiendrons donc, pour faire court et faute de terme plus explicite, à cette dénomination d’aplatisseur de voile ; bien qu’on ne la trouve, semble t’il, dans aucun dictionnaire de marine ou de voilerie, elle a au moins le mérite de nous orienter sur l’utilité et l’emploi de l’objet, tout en suscitant des questions chez les amateurs d’artisanat de marine.
Aplatisseur de voile : suite et fin
Alors que le terme « aplatisseur de voile » semble inconnu des dictionnaires français de marine, l’expression anglaise « seam rubber », littéralement « frottoir de couture », est bien connue dans la marine à voile anglaise et américaine du XIXe siècle. Il suffit pour s’en convaincre, de faire une recherche Google sur ces mots : on obtient une multitude d’images de ce type d’objets avec leur usage précis en voilerie. À défaut d’équivalent en français, on pourrait traduire « seam rubber » par « lissoir ou aplatisseur de voile » en se référant précisément à l’usage de cet outil tel qu’un aimable correspondant de Nouvelle-Zélande me l’a décrit (Robert Letrosne, passionné de l’épopée baleinière et grand collectionneur de scrimshaws) en m’autorisant à m’y référer sur le site Histoire Généalogie).
Le « seam rubber » n’est pas un outil d’artisan voilier professionnel à terre, mais un outil que l’on doit à l’esprit industrieux et pratique du marin en mer, principalement sur les baleiniers. Lorsque la réparation de voiles endommagées était indispensable à bord, l’équipage était mis à contribution. Alors les marins utilisaient cet outil afin de gratter, lisser, presser, aplatir, écraser, du mieux possible le repli de toile nécessaire à la couture des laizes de voiles. Ces pièces de grosse toile étaient cousues à plis rebattus, d’où une bonne épaisseur de toile exigeant un fort compressage préalable à la couture. Donc le marin étant assis, aplatissait le repli de toile étalé sur sa cuisse à l’aide du « seam rubber », au fur et à mesure de l’avancement de son travail d’aiguille.
À l’origine ce type d’outil était en bois très dur (gaïac, « lignum vitae », par exemple). À bord des baleiniers, ce bois faisant défaut, les hommes pour y suppléer utilisèrent ce qu’ils avaient sous la main : os et ivoire de cachalot. L’os tiré de la mâchoire inférieure, non poreux, était suffisamment résistant et fut très largement employé pour la confection d’objets les plus divers, mais essentiellement utilitaires, lissoirs (seam rubbers), mailloches, épissoirs, manches d’outils, de couteaux, réas de poulies, etc. L’ivoire de dent de cachalot, lorsque les hommes d’équipage pouvaient en disposer, était plutôt réservé à de plus nobles usages ; ainsi était né le scrimshaw, artisanat populaire typique des baleiniers, très recherché par les collectionneurs.