... Céline a décidé d’aller passer ce dimanche à la campagne. Elle a préparé un panier de déjeuner sur l’herbe et pris le train à la barrière d’Enfer [1], Rose avait vanté la promenade qui va de l’aqueduc d’Arcueil jusqu’au moulin de Cachan.
Après le pont de fer, par dessus les fortifs [2], le soleil s’est levé, là-bas, dans un coin de Paris ; il peint quelques traînes filandreuses d’un blanc nuageux dessinées très haut sur un aplat de ciel bleu clair prophétisant une journée de printemps lumineux...
... Le train réduit l’allure à l’approche de la gare surplombant la vallée tant chantée des poètes [3]. La locomotive toussote en crachant des paquets de vapeur, blasée et fatiguée de ces allées et venues répétées entre Sceaux et d’Enfer [4]. Elle tire péniblement ses quatre voitures de bois, bondées de familles parisiennes endimanchées chargées de paniers de victuailles fleurant la cochonnaille, enfants remuant entre les bancs, groupes d’amis bavards et rigolards, le verbe plus haut que d’ordinaire, jeunes gens lorgnant les filles enjouées aux œillades complices, tous excités à l’idée de courir dans les prés, bandes de compères chantant parfois en vers :
« Je vois Arcueil-Cachan dans la valléeSon aqueduc romain genre nouveauÀ son aspect, mon âme émerveilléeLui dit : salut à toi grand porteur d’eau à Sceaux » [5].
Tous les regards extasiés se tournent vers le même côté de fenêtres. Le chemin de fer passe sous l’une des premières arches de l’immense pont de meulière, là où l’aqueduc prend appui, au sommet du coteau, avant de s’élancer à travers le vallon à grandes enjambées arquées au plus haut par dessus la rivière, renvoyant tout au fond des éclats de lumière comme des clins de soleil amusés qu’elle adresse aux nouveaux arrivés.
À l’extrémité de la gare, les groupes débarqués se pressent et s’étranglent au portillon, unique sortie sur le chemin de pierre longeant la voie de fer ; de lourdes barres en U forgés boulonnées peintes en vert, grinçant dans les charnières, s’ouvrent dans une frêle clôture de lattes de bois taillées pointues et liées entre elles par une torsade de fil de fer.
Les excités se calment et s’alignent devant la casquette étoilée du contrôleur étrennant fièrement, comme tous les jours du Seigneur, un bourgeron blanc éclatant fraîchement lessivé, séché étendu à claquer dans le vent du versant descendant.
Céline attend patiemment.
La dernière à donner son billet, elle suit de loin la procession des promeneurs dévalant en débandade la rue du Chemin de Fer, entre les aqueducs et le cimetière, jusqu’aux limites d’un domaine sauvage, impénétrable et mystérieux, l’énigmatique manoir du Fief des Arcs et sa chapelle délabrée, enfouis sous une verdure luxuriante parmi de grands arbres bicentenaires, au pied du double pont se dressant au-dessus du val, les arches de l’un surmontant l’autre reliant les deux versants.
Les vieux du bourg racontent que, les soirs de brume montant des bords de Bièvre [6] , un effroyable géant s’assoit sur l’oratoire, les pieds posés sur les arcades, la tête perdue dans les nuages. L’apparition du Sire de Malassis, on l’appelle ainsi tant sa position paraît bien incommode, annonce toujours la venue d’un malheur prochain, et remplace avantageusement croquemitaine dans les menaces des mamans faites aux enfants trop turbulents.
Le premier des ponts-aqueducs, celui de Médicis [7], est bâti de blocs de pierres blanches taillées dans les carrières d’Arcueil, ses voutes, toutes inégales, méprisent harmonieusement les règles de la symétrie, séparées de murailles variables en longueurs, elles servent d’assise aux arcs dominants progressant à pas réguliers entre les piles de meulière de l’aqueduc Belgrand [8], dont on fêtera l’an prochain les vingt ans seulement.
Arrivé au bas du coteau, à droite, le grand chemin de circulation départemental [9] conduit par la campagne au village de Bourg-la-Reine, à gauche, en passant sous le pont, l’on peut admirer au bout de la Grande Rue [10] entièrement pavée, bordée d’habitations, de boutiquiers et d’artisans, la nouvelle mairie d’Arcueil [11], imposante étrave d’un vaisseau de pierres sculptées, surmonté d’une haute hune de vigie à colonnade surplombant la ville au-dessus d’une large dunette d’ardoises en forme de toiture surélevée mansardée ; mais, tout de suite à droite, une fois passé dessous la voute, l’aqueduc nous guide par la rue de l’Abreuvoir [12] jusqu’au bord du ruisseau, fréquenté de chevaux désharnachés menés à la longe pour s’y tremper et boire.
Quelques mètres avant d’atteindre la rive, quasiment encastrés sous une arche, l’on découvre étonné, un joli porche finement sculpté et une façade aux larges baies vitrées datant de l’époque des arts renaissants, sans aucun doute une entrée qui fut la principale, avant que Louis XIII et sa mère, il n’avait que douze ans, ne viennent poser la première pierre de leur ouvrage à l’emplacement des vestiges de l’ancien pont romain, juste devant les fenêtres du manoir, en barrant ce portail du Fief des Arcs et d’Anjou [13], sans considération pour l’occupant.
Déjà la cohorte parisienne s’est égaillée en repassant sous les arcades, certains franchissent le petit pont de pierre par dessus la rivière, d’autres courent par les prairies parsemées de pâquerettes, remontant l’ancien bras mort à la recherche du coin d’ombre tranquille où il fera bon se poser sous les arbres en fleurs, d’autres encore flânent le long des berges du courant de l’eau vive, ils longent les maisons des blanchisseurs [14] aux airs de villas italiennes avec leurs étages de façades en bois toutes à claire voie. Les jeunes gens restent groupés, ils folâtrent, à distance respectable toutefois des demoiselles, filles et garçons ont chacun leur côté remontant la Grande Rue de Cachan [15] ; ils fredonnent, certains chantent à tue-tête, la musique déjà résonne dans les venelles comme tous les dimanches et fêtes, sous les tonnelles ombragées du quartier des guinguettes [16].
Céline suit la rue empierrée entre les vignes [17] descendant du coteau et les méandres de la rivière légèrement en contrebas.
Un couple de linottes amoureuses se pose près d’elle sur le muret d’une treille, qu’elle longe du pas mal assuré de celle toujours bien incertaine que le destin l’ait enfin mise au creux du bon chemin.
Un rouge-queue noir file d’un bout du mur à l’autre, allant et revenant sans cesse, se posant à chaque extrémité pour lui lancer ses espiègles appels, des petits cris faisant comme un léger bruit de crécerelle qui ne gênent les deux amants perpétuels, face à face, sans bouger, plantés là à se contempler.
Comment ne pas s’arrêter un moment à savourer l’instant présent !
— Quiens, mé c’est qu’c’est lâ Céline ! Quèqu’vous fète don lâ ?
— Rose ! Quelle bonne surprise ! Mais, Rose, c’est vous qui aviez conseillé cette promenade. Alors voilà, je m’en vais au moulin, vous m’en voyez ravie, et, vous rencontrer ici, quel plaisir ! Que devenez-vous donc, gentille petite Rose ?
— J’logion ché mon maît, à la fôsse à l’iau, jeust à coti deul maoulin. J’vous accompaingne ein baout d’chemiein.
Les deux anciennes de la rue de Varennes s’en vont ainsi cheminer se donnant des nouvelles.
Après avoir été renvoyée de chez les Fashionworld, Rose a trouvé à se faire engager chez un maître blanchisseur à la Fosse à l’Eau, près du moulin de Cachan. Elle ne se plaint pas du labeur, au contraire, même s’il est très dur, elle a la carrure, mais toutes les filles ici font bien plus que la journée de onze heures [18]. Son petit ami, qui était inscrit au syndicat, il ne le taisait pas et prenait même de l’importance, a été chassé l’hiver dernier. Depuis qu’elle était arrivée, pour se fréquenter, ils avaient dû se cacher, il ne voulait pas que l’on puisse reprocher à sa Rose de fricoter avec un syndiqué. Un jour de février, les gendarmes sont venus le chercher. Il n’est jamais réapparu. Depuis, dans toutes les blanchisseries les journées ont été rallongées, et Rose attend un bébé. Elle ne lui avait rien dit, elle ne voulait pas l’embêter. Alors, à présent qu’elle est seule, elle ira jusqu’à ce que son maître ne veuille plus d’elle et se retirera tantôt chez elle, dans sa campagne ornaise, et, quitte à nourrir son marmot, avec deux francs six sous [19] et surtout sans époux elle n’a pas les moyens de lui payer quelqu’un, comme beaucoup de payses aux mamelles de génisse, elle essaiera de vivre de son lait de nourrice.
Elles ont marché jusqu’au moulin, abandonné, couvert de lierre, depuis longtemps sa roue ne broie que le silence et l’ombre d’un grand saule pleurant les pieds dans la rivière. Elles se sont partagé le déjeuner, assises sur l’herbe d’un talus à contempler au loin, au-delà des pâturages, des labours et des prairies, les arches toujours présentent, barrant l’horizon, semblant d’ici courir à travers les herbages au milieu du bétail au pacage, qu’il est encore dans les usages de réserver aux bouchers de Paris [20].
Rose insista pour être son guide de randonnée d’après midi ; Céline était heureuse de cette compagnie.
Elles empruntèrent des sentiers oubliés bordés de viornes blanches protégeant les vergers, des haies de noisetiers pourpres, des charmilles en cépées bruissant de mésanges, et, sur les coteaux, des sorbiers rouges en fleurs servant aussi d’appâts aux oiseaux.
Elles redescendirent sur les berges, dans l’ambiance débridée des guinguettes, s’arrêtèrent à la buvette goûter de ce vin blanc, l’orgueil de Cachan que l’on dit comparable à celui d’Argenteuil, d’un bouquet plus fin, rendant même plus joyeux d’un degré supérieur au vin de pays de Bagneux.
Remontant vers la route d’Orléans, elles passèrent la barrière, là où il se doit d’acquitter l’octroi sur toutes marchandises achetées du côté détaxé des guinguettes, ou de se faire rembourser dans le sens opposé. Autant dire qu’il est un moyen de se faire quelqu’argent pour les enfants courant à travers champs, évitant ainsi de régler ce droit de passage tant décrié, qu’ils empocheront en revenant par la route, évidemment.
Plus elles s’élèvent, longeant la grande avenue jusqu’à la Croix d’Arcueil, plus la vision plongeante à droite est belle dans la vallée profonde sous un ciel bleu ensoleillé sans nuages, le village encaissé, les aqueducs surplombés enjambant la rivière serpentant, la voie ferrée en contrebas, et la plaine étalant ses prairies et ses terres de cultures à l’abri des vents dominants, que l’on découvre par endroits donnant des points de vue époustouflants ; à gauche, de grands travaux préparent l’arrivée du tout nouveau chemin de fer à traction à vapeur sur route, des voitures roulant sur des rails enfouis dans les pavés emporteront bientôt les voyageurs de la porte d’Orléans à Antony, on dit même Arpajon, avec une halte ici, lieu-dit la Croix d’Arcueil, face à l’emplacement de l’ancienne banlieue, une maladrerie où, il y a longtemps, mais tout le monde en parle comme si c’était hier, les lépreux étaient mis au ban à une lieue de Paris.
L’heure est bien avancée. Sans plus se dire un mot, elles descendent la rue de la Montagne [21] et rejoignent la gare par la rue Sainte-Catherine [22] dominant la voie et contournant la zone des marchandises. Devant le portillon, Rose y va de sa larme, Céline la prend dans ses bras, la serre un long moment, puis, brusquement se retourne, file vers l’embarcadère, raide, le regard figé sur la locomotive entrant freinant dans un crissement assourdissant, se précipite dans la première voiture, et, montée sur le marchepied, malgré elle, tourne la tête en direction de Rose qui déjà remonte le chemin sans voir son geste de la main.
Note : Illustrations réalisées par transferts dégradés effectués par l’auteur sur des photographies d’Alain MORINAIS.
"La promenade du pont d’Arcueil au moulin de Cachan" est un extrait du roman de Céline "Au prix du silence". Cent ans d’Histoire à travers l’histoire d’une femme dont le silence laissera croire un siècle durant qu’elle était sans histoires. Cette fiction-documentaire d’Alain MORINAIS, dans l’esprit des "Laboureurs d’espoirs", met en scène des personnages nous faisant revivre le siècle de Céline, de 1865 à 1967, héroïne malgré elle d’une histoire pour l’Histoire de la condition féminine.
J’ai le plaisir de mettre à votre disposition, ci-joint, un bon de commande imprimable du roman de Céline, "Au prix du silence", avec réservation d’ouvrage dédicacé, à un prix spécial qu’Alain Morinais vous réserve exceptionnellement avant la parution chez Édilivre APARIS éditions, prévue en avril prochain. "Au prix du silence" à 21€ (au lieu de 26€ prix public) :