Toute cette histoire se déroule à Dunkerque. Sauf mention contraire, tous les personnages y sont nés, s’y sont mariés et y sont morts. |
- Dunkerque, quai des Hollandais
Cyriaque Louis Joseph Hénon naît le 17 mars 1846, fils de Louis François Joseph Hénon, pensionnaire des douanes, et de Marie Sophie Julie Colpe. Tapissier, il se marie à 28 ans avec Marie Louise Floquet, [1] couturière, 23 ans [2], le 19 octobre 1874. Ils auront une fille Maria Louisa Hénon qui naîtra le 12 octobre 1875 à Dunkerque et décèdera cinq jours plus tard.
Cinq ans plus tard, Cyriaque décède le 7 juin 1880. Il n’avait que 34 ans et ont été mariés 6 ans seulement. Marie Louise est donc veuve à 29 ans. Elle se remarie 2 ans plus tard avec Constant Henri Jules Devos le 12 avril 1882. Constant, né le 13 août 1855, est âgé de 27 ans et elle en a 31.
Ils auront 3 enfants :
- Jules Lucien né le 16 janvier 1883
- Anna Jeanne Eugénie née le 6 avril 1884
- Marie Louise Henriette née le 28 septembre 1886
Marie Louise Floquet décède le 28 mai 1890 à l’âge de 39 ans. Les enfants n’ont alors respectivement que 7, 6 et 4 ans.
- Généalogie d’Anna Devos
Je ne sais pas exactement quand dans sa petite enfance, mais Anna est tombée malade d’une mauvaise rougeole. Des complications lui ont provoquées une infection dans un œil qui a entrainé sa cécité. Ce n’est que beaucoup plus tard que cet œil fut fermé par un geste de chirurgie. Je l’ai toujours connu avec cet œil fermé.
Après deux ans de veuvage, Constant Henri Jules se remarie le 16 avril 1892 avec Marie Catherine Cattoen née le 25 novembre 1855 à Bourbourg Campagne [3]. Ils ont l’un et l’autre 37 ans.
Marie Catherine est veuve de Joseph Emile Vanpraet, menuisier décédé le 27 avril 1884 (le même mois et la même année de naissance qu’Anna Devos). Au moment de leur remariage, Jules a 9 ans, Anna 8 ans et Marie Louise Henriette 6 ans. Maria Louisa Hénon aurait 17 ans.
Marie Catherine a déjà deux filles de sa précédente union. L’une s’appelle Maria. Elle a eu une fille, Andrée. Vandenhamel sera plus tard son nom de femme mariée. Ma grand-mère, Marie Louise Bateman, sera très proche d’elle et la surnommera Mimi.
- Loulou et Mimi
- Marie Louise dite Loulou, ma grand-mère, et Mimi
Mon arrière grand-mère Anna Devos m’a souvent dit qu’elle n’aimait pas sa belle mère ni ses deux filles. Marie Catherine et Constant Henri Jules sont tous les deux nés en 1855. Leurs deux pères étaient menuisiers - charpentiers. Peut-être se connaissaient-ils et ils ont mariés leurs enfants veufs tous les deux ? Ils ont ainsi élevé ensemble leurs cinq enfants pendant deux ans.
Mais le malheur frappe encore : Constant Henri Jules décède le 16 décembre 1894 à l’âge de 39 ans. Jules, Anna, Marie Louise Henriette sont donc orphelins de père et de mère et restent avec leur belle mère. Marie Louise Henriette décèdera le 21 avril 1902 à l’âge de 15 ans de la "phtisie galopante" (nom donné à l’époque à la tuberculose) à l’hospice de Dunkerque.
- Jules Devos
Jules Lucien devient Maître menuisier. Il est célibataire et vit chez son oncle, un frère de son père nommé Mathieu Devos, 279 rue du collège à Dunkerque. Il a alors 23 ans. En 1914, son dernier domicile avant de partir à la guerre, est au numéro 5 de la rue Emmery à Dunkerque. C’est aussi l’adresse de sa sœur depuis au moins un an.
Anna, couturière comme sa mère, se marie avec Maurice François Victor Bateman "employé de commerce" le 20 juin 1908. Elle a 24 ans et lui 26 ans [4]. Jules Lucien Devos, "maitre menuisier", le frère d’Anna, et son oncle Mathieu Jean Devos, "voilier", sont les témoins de l’épouse. Ceux du jeune marié sont Georges Edmond Armand Bateman, "journalier", le frère de Maurice, et Auguste Julien Thueux, son oncle, marbrier à Malo les Bains. Ils font un contrat de mariage passé chez Maitre Lucien Bouly de Lesdain, notaire à Dunkerque.
- Anna Devos et Maurice Bateman le jour de leur mariage
Ils auront leur 1er enfant Maurice, (« mon oncle Maurice »), le 20 mai 1909. Le couple habite alors 9 rue Turenne. Maurice est toujours "employé de commerce".
Marie Louise, ma grand-mère (« Loulou ») naîtra le 4 mai 1913. Maurice est alors "préposé au bureau de pesage" et le couple habite maintenant 5 rue Emmery. Son père exerce le métier de peseur juré au port de Dunkerque.
En 1914, Jules Devos et Maurice Bateman partent à la guerre.
Pendant cette guerre, il écrira à son beau frère, Maurice François Victor, le mari d’Anna Devos lui aussi à la guerre. Ils semblent très proches. Il dit, entre autre, que Nana s’ennuie. C’est semble–t-il comme cela qu’il appelle sa sœur Anna.
- 16 mars 1915
La fiche matricule de Jules Devos, de la classe 1903, a disparu dans les destructions de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, après avoir déchiffré avec peine cette carte de mars 1915 ; en recoupant avec les JMO de la 51e Division, de la 102e Brigade (entre autres !) à laquelle est rattachée la Compagnie du 1er Bataillon du 3e Régiment du Génie où sert le Sapeur Jules Devos ; j’ai pu reconstituer son parcours de guerre.
Voici la transcription de la carte :
Jules Devos Compagnie du génie 3 1/bis, 7e escouade, SP 93 (SP = Secteur Postal)
Mardi 16 mars 1915 Mon Cher Maurice,
Je reçois à l’instant ta lettre et je m’empresse d’y répondre. Je suis heureux de te savoir en bonne santé. Tu ne dis pas si tu es bien. J’espère de tout cœur que tu n’as pas trop souffert et que tu n’es pas trop dans le danger.
C’est mon seul désir car je t’avoue, mon cher Maurice, que j’ai un souci de plus depuis que tu es avec nous. Quant à moi, j’ai une veine de pendu. Aussitôt parti de Taissy, j’ai travaillé, mais j’été toujours au 310. [lire : j’étais toujours au 310 Régiment d’Infanterie]
Maintenant je me suis débrouillé pour rentrer au Génie et j’ai réussi. Il n’y a plus de tranchées pour moi. Je suis très heureux naturellement. Il y a des travaux dangereux, mais enfin il n’y a aucune comparaison avec la vie plus que monotone des tranchées.
J’ai également reçu le paquet. Nana s’ennuie beaucoup, ça se comprend. J’espère cher frère que dans deux mois nous serons de retour.
J’ai reçu une lettre d’Alfred, pauvre ami, je le plains, il parle de toi, écris-lui. Je n’ai plus de place, il t’en dira plus. Tu vois que je n’ai pas trop changé, je t’en enverrai une autre demain. A bientôt, ton frère pour la vie. Jules.
La carte a livré tous ses secrets : Jules a donc été mobilisé en 1914 au 310e Régiment d’Infanterie. Ses bataillons partent le 10 août de Dunkerque.
Pour suivre le 310e RI entre août 1914 et mars 1915, se reporter à l’historique du régiment qui reprend le détail des JMO.
Taissy est une ville de la Marne, vers Reims, où les régiments de la 51e division, dont le 310e Régiment d’Infanterie, stationnent quelques jours mi-septembre 1914, puis plusieurs semaines à partir de mi octobre 1914, en alternance avec le service des tranchées.
Lorsque les troupes partent de Taissy, en février 1915, Jules est toujours mobilisé au 310e ; mais il a commencé « à travailler » avec le Génie pour creuser les tranchées, renforcer les défenses, construire des abris.
Le 310e RI cantonne en mars 1915 à Bouffignereux. Est-ce là qu’est prise la photo qui orne le recto de la carte ?
- "Tu vois que je n’ai pas trop changé"
- Jules est debout au centre du 2e rang.
Ces Sapeurs posent avec leurs outils : scie, hache, pioche...
Jules est, écrit-il dans son adresse, rattaché à la Compagnie 3 1/bis. Cette compagnie du Génie n’existe pas. Ce doit être la 1/13 affectée à la 102e Brigade. Cette Compagnie est sous les ordres du Capitaine Marmion.déjà rencontré dans d’autres de mes recherches !
En haut de la carte, sous l’adresse de Jules, il est noté : "Alfred Olivier, Sergent, au 89e RI, 4e compagnie SP 10" [Secteur Postal 10]. Jules donne l’adresse d’Alfred à Maurice. Tous les trois se connaissent et sont amis. Mais qui est-ce ?
Je crois bien avoir identifié cet Alfred Olivier. Prenant l’hypothèse qu’il était "un copain" de leur âge, j’ai cherché dans les tables décennales. Dans le registre des naissances de 1882, j’ai trouvé celle d’Alfred Eugène Paul Olivier, né le 31 juillet. Ses parents habitent rue du Collège, comme les Bateman. Marié le 25 février 1908 avec Marie Louise Vanessche, il est "employé de commerce" comme Maurice (marié la même année) et le père de la mariée, veuf, est "charpentier de navire" comme Jules.
Les tables et une partie des registres matricules de la classe 1902 ayant été détruites, je n’ai pas pu aller plus loin pour confirmer mon hypothèse.
En octobre 1915, Jules Devos rejoint à sa création la Compagnie 1/63.
Le 13 juin 1916, la 51e Division reçoit l’ordre de relever la 61e Division sur le front de la Somme. La Cie 1/63 est affectée à la 102e Brigade. Cette relève est exécutée dans la nuit du 14 au 15 juin. Début juillet 1916, les troupes cantonnent à la « Carrière Parison » dans le secteur de Lihons. Le 12 juillet elles sont à Herleville.
La mission de la 51e Division est la prise du « Bois étoilé » et du « Bois Trinck » avec la poursuite de l’offensive dans la zone comprise entre ce dernier et la route d’Herleville à Vermandovillers. La 53e Division est à sa droite. Le 20 juillet c’est l’attaque générale.
- 27 juillet 1916 : Jules est blessé !
- Extrait du JMO de la Compagnie 1/63 : 26 N 1271/11 page 11
Le 27 juillet, Jules Devos est "blessé et évacué". Le même jour, il est cité "à l’ordre du Commandement du Génie (ordre N°9)".
Son état le rend "intransportable". Il décède trois jours après, le 30 juillet 1916 à 16 heures, à l’Ambulance 1/53. C’est celle de la 53e division. Elle est installée "à l’hospice" d’ Harbonnières. Il est certainement inhumé sur place, dans le cimetière militaire de l’Ambulance.
Après la guerre, au début des années 20, les dépouilles des soldats des cimetières de la région sont regroupées au cimetière national de Lihons. Jules y repose toujours aujourd’hui (tombe 3157).
Pour en savoir plus, consulter les JMO et se reporter à l’« Historique du 3e régiment du génie : guerre de 1914-1918 » édité chez Chapelot en 1920 et consultable sur Gallica
- Tombe de Jules Devos
- Nécropole de Lihons (Somme)
Un grand merci à Michel Fournier pour la photo.
A peine deux ans plus tard, Maurice François Victor, le mari d’Anna est au Fort des dunes à Leffrinckouck (Nord). Il a survécu à cette horrible guerre et se trouve dans la salle d’armes avec les autres soldats pour nettoyer les fusils. Un coup part accidentellement. Il est atteint à la gorge et meurt le 21 février 1918. Il avait 36 ans. Il était adjudant à la 7e Batterie du 1er régiment d’artillerie à pied.
Ils auront été mariés dix ans seulement. Anna est veuve à 34 ans avec deux petits enfants, Maurice à 9 ans et Marie Louise à 5 ans.
Anna Bateman gagnera sa vie grâce à son courage et à son aiguille. Elle travaille dur pour nourrir ses enfants et finit souvent ses commandes de couture tard dans la nuit.
Je me souviens très bien que ma Mémée chantait souvent « Malbrought s’en va en guerre, ne sait quand reviendra ». Je mesure aujourd’hui ce que signifiait cette chanson pour elle…
- Maurice Bateman
Ses enfants s’établissent après la Grande Guerre :
- Maurice se marie avec Andrée Julia Odette Cornélis le 26 avril 1932. Il est chef de fabrique à l’usine Lesieur et a 23 ans.
- Marie Louise se marie avec Désiré Pierre Cornil Lazeure le 5 septembre 1933. Elle est secrétaire de direction et a 20 ans.
Anna vit seule à Dunkerque. Lors de la seconde guerre mondiale, sa maison a été bombardée. Elle a perdu tout ce qu’elle avait. A partir de ce moment là, elle a toujours vécu avec sa fille et son gendre.
Anna Jeanne Eugénie s’éteindra chez elle à Carquefou près de Nantes à l’âge de 97 ans le mardi 7 juillet 1981 entourée de sa fille, de ses petites filles (ma mère et ma tante) et arrières petits-enfants dont je suis. Elle fut une arrière-grand-mère aimante et adorée de nous tous.
- Anna et moi, Sandrine
- A Carquefou (44) en 1964
Epilogue
Durant mon adolescence, je n’étais pas consciente de la valeur de ce qu’elle aurait pu me raconter encore si je l’avais gentiment sollicitée. J’aurais pu écrire davantage sur ce qu’ont vécu mes ancêtres du Nord et sur Anna Devos qui a connu les deux guerres.
Je garde d’elle un souvenir tendre et je glisse toujours mes aiguilles à coudre dans un porte aiguilles tout râpé lui ayant appartenu...
- Le porte-aiguilles de "Nana"