L’Eure-et-Loir a déjà fait face, après la première abdication de Napoléon, au cantonnement de 12 200 hommes et de 8 400 chevaux de la cavalerie de la onzième armée française et au passage massif de troupes étrangères. Mais après Waterloo et la seconde abdication de L’Empereur en juin 1815, il doit affronter comme soixante autres départements une dure occupation et composer pendant plus de trois mois avec la présence de milliers de soldats étrangers sur son sol [1].
- Les Uhlans en 1815
À dix-sept ans, Aubin découvre pour la première fois des étrangers en nombre et en armes installés en maître chez lui. Le 9 juillet 1815, les voitures de sa mère, du baron, de Jean-François Lavo, du vieux Dorson et de six autres villageois font la route afin d’être à quatre heures du matin place des barricades à Chartres pour un « service militaire très pressé » [2]. Le 17, le préfet doit en « vingt-quatre heures » requérir mille hectolitres d’avoine et mille quintaux de foin à remettre dans les magasins de Chartres. Ses instructions au sous-préfet sont sans appel :
« Vous ferez sur le champ la répartition de ces quantités entre les communes composant le canton de Voves, vous préviendrez les communes que le moindre retard les exposerait de la part des troupes prussiennes à une exécution militaire. »
Le sous-préfet lui assure dans les heures suivantes que « les piétons de la sous-préfecture sont partis et qu’ils voyageront toute la nuit. » La contribution de Germignonville, vingt-cinq quintaux de foin, est modeste [3]. Le plus insupportable, en ces temps difficiles, sont les exigences des Prussiens pour les frais journaliers de bouche par soldat :
« Trente-deux onces de pain de seigle ou de froment, seize onces de viande fraîche, une once de sel, trois onces de riz ou à défaut de cette denrée six onces de fève, de lentille ou d’autres légumes secs ; trois onces de beurre ou de lard, un litre de bière, ou un demi-litre de vin, un décilitre d’eau de vie, une once de tabac à fumer [4]. »
Ce lourd tribut est aggravé par des actes de brutalité, de vexations et de vols. À Germignonville, Denis Marchon, victime de l’emprunt forcé par « un fourrier de la troupe prussienne d’un cheval bidet queue courte âgé de neuf ans », se plaint au sous-préfet. De son côté, le baron de Cambray prend la plume pour exposer au représentant de l’état les malheurs de la commune à la suite du cantonnement des troupes prussiennes pendant quarante jours [5]. Et dans son journal personnel, il note du 3 au 29 juillet 1815 les réquisitions en poinçons de vin, en paille et les logements de troupe qu’il a subis au château.
- Le baron de cambray et l’occupation prussienne
- (archives du département d’Eure et Loir).
Dans la commune voisine d’Orgères où vivent les beaux-frères d’Aubin, les Prussiens « tirent leurs sabres en frappant » [6]. Il ignore certainement que les armées impériales ont aussi exercé en Prusse la loi du vainqueur, mais il a vu les occupants dans son village se comporter avec morgue et, sans nul doute, il écoute les récits édifiants des abus commis dans le département qui confortent sa propre expérience.
Cette brutale irruption de la « grande histoire » dans les villages a des conséquences qui révèlent l’articulation entre des évènements de portée nationale et les enjeux communaux. À Germignonville, elle donne lieu à un embrouillamini. En 1816, le vieux Dorson dénonce au préfet les agissements du maire – son beau-frère Lavo - pendant l’occupation : Lavo aurait épargné à ses proches contre argent sonnant le désagrément du logement des troupes ennemies. Ses accusations nous sont connues par une pétition de soutien à Lavo faite à l’initiative des membres du conseil municipal, donc du futur beau-père d’Aubin. Voilà pour les protagonistes, venons-en aux faits :
« D’après une laitre que le Sieur Dorson vous a écrit contre le maire de caite commune, nous pouvons vous certifier que nous ne lui avons connu aucune partialité dans le passage des troupes prussiennes et étrangères ni dans le cantonnement des Prussiens qui a eu lieu chez nous pendant 40 jours. Si quelqu’uns ont supporté des logements plus fort les uns que les autres ils n’en était pas le maître, de droit ils se plassait ou ils voulait, sans avoir égare aux billets délivré par lui et il a logé un passage français et prussien (…) Nous certifions en outre n’avoir aucune connaissance qu’il ait reçu de l’argent d’aucun habitant pour ne pas donner des militaires en logement et que pour ce qui a été fourni pour réquisitions pour les places tant d’Ymonville, de Toury, de Chartres et d’Epernon, il a fourni comme nous sa cote part de toutes espèces de denrées ce qui peut se vérifier par les tablots qu’il a envoyé à la sous prefecture. Nous devons croire que les dires du sieur Dorson ne peuvent aitre occasionné que ce que le maire a depuis quelques années a acheté la ferme que le sieur Dorson exploite et ce pour dans un an y placer son fils [7]. »
- 1816 1 avril le soutien des habitants à Lavo
- (archives du département d’Eure et Loir)
- 1816 le soutien des habitants à Lavo
- (archives du département d’Eure et Loir)
L’occupation prussienne n’est donc qu’un prétexte. Le préfet destitue pourtant Jean-François Lavo et nomme à sa place un homme sûr : le notaire Caillaux. Au-delà de l’anecdote, cet évènement souligne le positionnement difficile du maire en ces temps de guerre où il lui faut gérer, en plus de l’ordinaire, des charges exceptionnelles dont la résolution relève de la quadrature du cercle : répartir les charges de l’occupation sans fomenter d’aigreurs en compagnie de soldats prussiens indisciplinés exprimant leur volonté dans une langue inconnue.
La dure occupation suscite, on l’a compris, une haine tenace du prussien, mais aussi de pénibles ressentiments entre communes qui ont pour origine un sentiment d’injustice. Ainsi, Viabon doit livrer au titre des réquisitions « deux-mille-sept-cents livres de farine, neuf pièces de vin, cent-dix litres d’eau de vie, cent-vingt livres de beurre, cent-vingt livres de tabac, trois-cent-trente balles de foin et d’avoine », mais ne supporte pas le cantonnement des troupes prussiennes. Au contraire de Germignonville - pendant quarante jours - et de Prasville que le maire décrit au préfet écrasé par le fardeau. L’édile avance deux suggestions :
« Je vous prie M. le Préfet de nous autoriser à nous fournir dans les communes voisines qui n’ont point encore souffert du logement des troupes surtout Boisville, Moutiers et Louville ou de solliciter le déplacement de troupes dans ces communes [8]. »
Loin de provoquer une solidarité, l’occupation étrangère provoque des rivalités entre communes dont le souvenir sédimente un peu plus l’esprit de clocher des temps de paix [9].
La période impériale, contemporaine de la jeunesse d’Aubin, lui permet de ressentir le souffle de la grande histoire : l’exaltation liée aux récits des victoires, la douleur de l’absence, la lourdeur des réquisitions et l’occupation prussienne de 1815. Cette dernière concerne au premier rang le jeune homme qui vient d’entrer dans la vie active, soutien de famille avec son frère Pierre depuis la mort du père en 1812. Ne doutons pas qu’il sache établir des ponts entre les trames locales et nationales. Une part de la sensibilité politique et son ouverture à d’autres mondes se sont constituées à partir de cette histoire.
Enfin réédité !