www.histoire-genealogie.com

----------

Accueil - Articles - Documents - Chroniques - Dossiers - Album photos - Jeux - Entraide - Lire la Gazette - Éditions Thisa


Accueil » Documents » Témoignages » Mes amis les Morons » Monfreid, Ghubet Karab et Berbera

Monfreid, Ghubet Karab et Berbera

Le vendredi 21 juin 2024, par Léon Moron, Michel Carcenac

Voici le dixième épisode de la croisière du Commandant Moron dans la Mer Rouge en 1933.

A peine Monfreid arrivé à Djibouti, il vient leur rendre visite à bord de la Diana et leur dit ce qu’il pense du Gouverneur et de son action.

La visite du cratère de Ghubet Karab au fond du Golfe de Tadjoura est l’occasion d’une journée d’excursion pour les français en vue de Djibouti.

L’arrivée à Berbera chez les anglais manque tourner à la catastrophe à cause d’un échouage qui rend le commandant fou de rage.

19 février :
Monfreid est venu à bord voir l’Amiral. Il est arrivé ce matin à Djibouti. C’est bien le type que je me figurais, assez grand, très maigre, la figure en lame de couteau, nez fin busqué, yeux bleus, cheveux gris rejetés en arrière. Coiffé du petit béret bleu, chaussé d’espadrilles de Saint-Jean-de-Luz. Tout à fait l’allure du joueur de pelote. Visage très intelligent. Il nous a raconté pas mal d’histoires intéressantes que j’ai acceptées évidemment sous bénéfice d’inventaire. Il nous a dit tout son mépris pour Chapon Baissac et la population française de Djibouti, ville qu’il a en horreur et où il ne veut jamais séjourner. Il embarque sur son boutre dès qu’il y arrive.

JPEG - 262.4 kio
Monfreid dans les années 30 dans son appartement parisien. New York Times. Wikimedia Commons.

Nous lui avons posé pas mal de question sur les chenaux de la Mer Rouge et il nous a promis de nous prêter ses cartes avec ses itinéraires pour que nous puissions en prendre des calques. Cela pourra avoir de l’intérêt pour nous parce qu’il m’a affirmé qu’il ne naviguait jamais qu’en eau bleue et ne se risquait que contraint à passer sur les eaux décolorées. Les passages seraient donc praticables pour de gros bateaux.

Alors que Chapon Baissac nous a expliqué négligemment qu’il avait occupé lui-même Tadjura, avec sa femme, alors que personne ne voulait y aller, Monfreid nous a déclaré que le dit CB, par ses actes avait monté toute la population indigène de cette région, et surtout en ayant exilé à Madagascar le vizir, l’héritier normal d’après la loi musulmane du sultan défunt. Il a ajouté d’ailleurs que lorsque Kessel était venu ici pour voir sur place comment se pratiquait l’esclavage, CB avait disposé sur la côte des soldats pour l’empêcher de passer. Monfreid et Kessel avaient alors faits un grand tour en arrière des monts Gudda et étaient arrivés ainsi à Obock. C’est ce qui aurait déchaîné la dernière colère de CB.

Il nous a raconté également les mésaventures récentes de la Mission Grid, qui aurait failli créer un incident très grave en Abyssinie. Grid et ses compagnons, venant de traverser l’Afrique d’Ouest en Est, arrivant en Éthiopie, auraient eu la fâcheuse idée d’acheter à un sacristain des peintures religieuses et auraient tenté de les emporter. Les prêtres alertés auraient ameuté la population et les explorateurs auraient échappés de justesse à une fusillade. A la suite de ceci, Grid aurait parlé très haut, aurait brandi contre les abyssins tout un dossier de preuves sur la complicité des autorités dans l’esclavagisme, ce qui aurait violemment mécontenté le Négus et aurait eu le mauvais goût de demander une indemnité pécuniaire.

Monfreid nous disait à ce propos, que Grid avait pris l’attitude de beaucoup de gens qui viennent dans ce pays et qui croient que parce qu’ils sont européens, ils peuvent se permettre les mêmes libertés qu’en Afrique vraiment noire. Lui aussi, Monfreid, dans sa jeunesse avait pensé ainsi. Passant sur une piste, bordée d’un côté par une muraille de roches, de l’autre par un ravin, il vit venir un abyssin à mule suivi d’une escorte. Il n’y avait pas place pour la rencontre sans que l’un des deux, Monfreid ou l’Abyssin ne descendit de monture. Monfreid ne voulant pas céder le pas devant un noir, pas plus que l’autre devant un européen, les montures arrivèrent à se toucher. Monfreid décoche un coup de cravache sur le nez de la mule du concurrent et celui-ci est obligé de mettre pied à terre, mais aussitôt il entend des culasses claquer. L’abyssin, un vieil homme sage, maintient les gens, mais Monfreid n’a que le temps de descendre avec sa bête dans le ravin, déployer sa tente en hâte et se mettre dessous. Les indigènes furieux arrivent près d’elle, mais elle est déjà montée et en Abyssinie, la loi veut que tout homme dans un enclos ne doit plus être attaqué.

Il nous parle aussi des Farisan et du pétrole qu’on y a trouvé. Contrairement à ce qu’on nous a dit déjà, les gisements ne seraient pas constitués seulement de schistes naphteux, mais bien d’huile. Des Allemands en auraient commencés l’exploitation avant la guerre en pratiquant des forages, mais les Anglais auraient bouché le puit en y coulant du plomb. Il nous dit d’ailleurs qu’il n’est allé là-bas que deux fois et au fond il n’a pas l’air de connaître épatamment la région. J’ai l’impression que le paysage lui a servi pour les bouquins mais que ce n’est pas une de ses zones familières.

Il y aurait à Harrar un médecin français qui tient un hôpital français. On se demande ce qui nous a poussés à faire un hôpital là-bas. Cet homme qui touche 100.000 f par an pour cette besogne mettrait tout cet argent dans sa poche et n’aurait, ni lits, ni médicaments, par conséquent aucun malade.

Lui, Monfreid, déclare qu’il soigne une quantité d’indigènes et qu’ils ont toute confiance en lui ; je le crois assez, et pourtant il n’a à sa disposition qu’une fiole de teinture d’iode, de la purge et du collyre, mais cela suffit.

Les Anglais viennent de terminer une route magnifique qui part de Berbera et atteint la frontière abyssine. Elle est prolongée par une piste jusqu’à Harrar. C’est cette voie qu’a prise le Négus à son dernier voyage et l’opinion de Monfreid est que cette voie va causer grand mal au chemin de fer, car tous les produits de la région de Harrar vont partir par-là vers la mer au lieu de venir à Djibouti.

Nous devons revoir Monfreid à notre deuxième passage. Il viendra déjeuner à bord et nous prendrons le petit café à notre passage à Dice Daoua.

Déjeuner officiel de l’Amiral. Le Gouverneur et ses adjoints sont venus en bel uniforme. Plus je vois Chapon-Baissac et plus je lui trouve une ressemblance frappante avec Salaün, l’amiral, l’œil de crabe en moins.

Mon voisin de table, le Directeur de la Cie de l’Afrique Orientale Française, sachant que j’ai commandé le Baccarat, m’a immédiatement raconté la triste histoire de l’échouage de ce bateau en 1907 sur le récif Mido. Cet homme n’a pas oublié un détail de l’aventure à laquelle il participa activement puisqu’il dirigea les opérations de sauvetage. J’ai reconnu tous les faits que j’avais lus dans les rapports de la Cie lors de la discussion engagée entre elle et la marine pour le règlement des frais. Ce qui est assez curieux, c’est que mon prédécesseur, Sicard, dinait chez lui la veille de l’accident. Lorsque le Baccarat eut signalé par TSF qu’il était échoué et qu’il demandait assistance, la Cie mis en action tous ses moyens avec son directeur à la tête. Celui-ci trouva le commandant complètement affolé, muet pendant toutes les opérations, puis éclatant d’enthousiasme lorsqu’il vit son bateau sorti de cette mauvaise passe. Lorsque la Cie voulut alors lui faire signer un papier reconnaissant qu’il avait eu besoin de ses services, il n’y eu pas moyen de l’obtenir, et il fallut l’intervention officielle du Gouverneur pour le contraindre à signer. D’après ce que j’ai lu de cette histoire et ce qu’on m’en a dit par ailleurs, je crois assez ce que m’a raconté mon voisin de table.

J’ai toujours pensé, en effet, que mon prédécesseur, grâce à l’éloignement de Paris et aussi à une certaine finasserie avait réussi à sortir indemne de cet échouage ; pour lequel il aurait dû logiquement passer en conseil d’enquête. Lorsqu’il vit que les frais de renflouement s’élevaient à 175.000 francs, il pensa qu’une telle somme ne serait pas payée par la marine sans suites fâcheuses pour lui et c’est alors qu’il se défendit comme un beau diable dans les rapports qu’il adressa à Paris, proposant de verser 25.000 francs seulement. L’affaire fut liquidée à l’amiable pour 50.000 francs, auxquels il faut ajouter les 110.000 francs de réparations que dût subir le bâtiment à Port Saïd.

Le Directeur de l’A.O.F. me disait qu’il avait été suffoqué lorsque, passant rue Royale, il était allé traiter cette question et qu’on lui avait dit que le Baccarat n’avait jamais été échoué, qu’il avait seulement touché et qu’il s’était tiré de là par ses propres moyens.

Causant avec le médecin-chef de l’hôpital, Peltier, un brestois, après le déjeuner, je lui demandai où il avait servi pendant la guerre. Il me dit qu’il avait été sur le pont pendant plus de deux ans avec un bataillon de XXX et à ce propos me dit que le directeur de l’enseignement ici à Djibouti est un de ses anciens administrés. Soi-disant grand mutilé. Il a effectivement une jambe de bois, mais c’est à la suite de rhumatismes, décoré de la croix de guerre qu’il n’a jamais eu et président des anciens combattants de la colonie. C’est tout simplement un repris de justice qui est un des chefs de service du gouverneur. Ce n’est pas mal. Nous le verrons ce soir à bord, au thé de l’Amiral car il a dû être invité. Le Père Vauthier, notre espion de la côte d’Algarve avait raison de nous dire que les Français que l’on rencontre à l’étranger ne sont pas toujours bons à voir.

Thé à bord. Aucun intérêt. A la fin de cette réception, je trouve l’Amiral en conversation avec le capitaine d’infanterie coloniale qui vient d’arriver ici pour réorganiser les troupes de la colonie. Le pauvre type est complètement dégouté. Il n’a pas trouvé de casernements. Les gardes indigènes logent chez eux et prennent leur poste comme des employés tous les matins. Les fusils sont dans un état lamentable ; certains n’ont même plus de culasse ; le tiers des armes n’a plus de baïonnette ; les mitrailleuses ne sont plus en état de tirer. C’est tout de même lamentable de penser que nous laissons une colonie dans un tel état d’abandon. Pendant ce temps-là, les Italiens en Érythrée ont des compagnies d’ascaris constituées encadrées par des officiers. Il paraitrait que l’état actuel résulte de ce que le chef de la garde indigène ne pouvant s’entendre avec le gouverneur avait tout laissé aller à vau-l’eau. Il n’empêche que le dit gouverneur est totalement fautif, puisqu’il est responsable de la défense de ses colonies. Nous allons envoyer un officier à notre prochain séjour voir l’aide que nous pourrions apporter à ce pauvre capitaine pour la remise en état de son matériel.

20 février :
L’Aramis est arrivé sur rade au jour ce matin. Il nous apporte du courrier de France et de Beyrouth. Beau bateau, peint en blanc avec de grosses manches prismatiques pour l’aération. Assez analogue à l’Eridan comme silhouette. Appareillé sur le Vimy pour le Ghubet Karab, le cratère aux eaux profondes du fond du Golfe de Tadjura. La mousson souffle modérément, l’atmosphère est très humide. Les montagnes sont coiffées.

JPEG - 342.7 kio
Le Ghubbet Karab, au fond du golfe de Tadjura. Djibouti (orthographié Jibuti) à l’entrée sud du golfe. Admiralty charts Red Sea 1873. Wikimedia Commons.

L’entrée du Ghubet est renommée pour être difficile en raison des courants violents qui règnent dans la passe, qui n’a qu’une centaine de mètres de large. L’étale ne dure que quelques minutes et les Instructions Nautiques recommandent de ne passer qu’à ce moment, parce que le reste du temps, le courant peut atteindre 7 nœuds, 10 même disent d’aucuns.

Nous nous présentons une vingtaine de minutes avant l’étale. On aperçoit à l’intérieur de la passe des moutons un peu plus fournis qu’ailleurs. Nous entrons à 10 nœuds sans sentir le moins du monde les tourbillons qui sont indiqués dans nos documents. Aussitôt la passe franchie, nous nous trouvons dans une immense rade dont les bords assez élevés tombent brutalement mais n’ont pas, de loin du moins l’aspect impressionnant de lèvres d’un cratère comme les falaises de Santorin par exemple. En revanche l’île du Diable qui se détache comme un dernier globe de feu, donne l’impression d’une vision d’enfer. C’est une intumescence de près de 200 mètres de haut formée de lave, dont la croûte grillée a disparu en grande partie et qui a une couleur telle qu’on la dirait incandescente. Une trainée noire dans ce feu décèle la présence à mi-hauteur du cratère qui vomit jadis toute cette matière.

L’île a l’air parfaitement inaccessible. Le contraste de couleur avec la petite île du Diable est frappant, celle-ci, de lave également, mais grise couleur de vase. Le vent souffle avec violence dans toute la baie. Nous mouillons sous l’île du Diable pour déjeuner.

Toutes les falaises qui nous entourent sont faites de lave noire. Celle du premier plan est un amas de scories continue qui domine la mer. On dirait les tas de déjections d’égouts d’une grande ville. Pas un brin de végétation dans tout le paysage, pas un être vivant à terre, un ou deux grands oiseaux de mer tournent autour du sommet de l’île du Diable.

L’eau est très profonde partout, en général supérieure à 200 mètres. Où nous sommes mouillés, tout près de la terre il y a 40 mètres.

Nous contournons l’île du Diable et pénétrons dans la baie du N.W., site du lac salé. Là, falaises verticales de lave sinistres qui tombe verticalement dans la mer. Le vent a encore forci.

JPEG - 218.8 kio

Nous allons de là au mouillage de l’Étoile, le meilleur du Ghubet et qui se trouve dans le N.E., très près de la passe d’entrée. C’est une poche de 2 milles de long, bordée à gauche par des falaises très élevées de basalte et à droite par des terrasses de même nature ; de ce côté, vers l’entrée, quelques petits îlots couverts de palétuviers. Le fond de la poche est barré par des collines très élevées qui se terminent dans la mer par des langues de pierres noires entre lesquelles sont des petites plages. Le lit d’un vaste torrent couvert de broussailles aboutit à ces plages. Nous nous faisons déposer à l’une de ces plages par la baleinière. L’embarcation s’échoue exactement au bord de l’eau et nous débarquons sans nous mouiller les pieds.

JPEG - 213 kio

Très peu de gros coquillages sur la plage, ce qui explique la rareté des oiseaux de mer. Une assez grande quantité de petites porcelaines et de gros bigorneaux, tous habités par des bernard-l’hermite, en sorte qu’on les voit tous se promener.

En arrière, le sol sablonneux est assez humide. On y voit les traces nombreuses de chameaux, de gazelles et de léopards. Des arbres à chameaux, épineux, étalés comme de vastes ombelles, des lupins aux fleurs jaunes, des joncs et des mimosas. Beaucoup de bois mort rongé par les tarets, probablement des arbres arrachés lors des grosses pluies. Aucune odeur, des chants de petits oiseaux isolés. Décor magnifique mais singulièrement sinistre. On voit le Vimy dont l’arrière est à une trentaine de mètres de la falaise.

Nous sortons du Ghubet juste avant la nuit ; il y a encore un peu de flot et la barre ou plutôt les clapotis que nous avons aperçus ce matin à l’extérieur de la baie, sont ce soir à l’intérieur. Nous franchissons la passe sans difficulté. Le vent subsiste. Nous sommes mouillés à 21 h à Djibouti. Le gouverneur, son adjoint et les femmes étaient de la promenade.

Les Éthiopiens ne se gênent vraiment plus avec nous. Chapon Baissac a raconté à l’Amiral que lorsqu’il eut installé le Poste de Dikil, dans la brousse il avait reçu une lettre du Ministère d’Ethiopie à Paris lui disant que le Négus était assez mécontent de cet acte près de sa frontière. Or, Dikil est à 37 km de la frontière. Là ne s’arrêta pas l’audace, puisqu’il eut le front de lui écrire ensuite que l’Empereur était étonné d’apprendre que nous avions occupé effectivement Tadjura. Voilà où on en arrive lorsqu’on ne réagit pas aux coups de pied dans le derrière. Nous ne sommes pas les seuls à avoir une aussi belle attitude, puisque le ministre américain à Addis a été rossé chez lui l’autre jour par des gardes abyssins et qu’il n’y a eu aucune réaction de la part de son gouvernement.

21 février :
Très beau temps, ciel clair, chaud et humide.
L’André Lebon arrive à 13 h et prend notre courrier pour la France.
Appareillé à 14 h avec le Vimy pour Berbera. La mousson souffle faiblement ; un peu de houle debout qui nous fait légèrement tanguer.

22 février :
Rabaud me réveille à 5h et quart. Il me dit qu’il est empoisonné parce qu’il ne sait pas très bien où il est. Au lieu de voir un seul feu à Berbera comme indiqué sur la carte, il en voit deux. De plus, bien qu’il ne fasse pas encore jour, il aperçoit la terre assez près et cela l’inquiète, car les I.N. la mentionnent basse. Il me demande si je veux monter sur la passerelle. Il a d’ailleurs fait venir à l’Est. Je lui dis de ralentir.

Je m’habille et suis sur la passerelle dix minutes après. Je ne vois pas le premier plan de la côte parce que mes yeux ne sont pas encore habitués à l’obscurité, mais je distingue les montagnes de l’arrière-plan. Rabaud me montre les feux, il y en a deux blancs, en effet ; on voit aussi nettement les feux rouges de l’alignement d’entrée. Rabaud me dit que celui des deux feux blancs qui est le plus à droite doit être celui de la carte. Je lui dis que c’est évident.

Comme nous sommes encore à 70 tours, je dis au commandant de ralentir davantage et de venir sur la gauche. Le Vimy nous suit toujours. Je monte dans la chambre de veille pour consulter le livre des phares et voir si par hasard un deuxième feu blanc n’est pas mentionné. J’ai à peine le temps de lire l’article relatif à Berbera, pas même celui de rechercher les corrections en tête du bouquin, que j’entends Rabaud qui s’écrit « Ça y est, stoppez » Je sors et à ce moment j’entends une masse de courlis qui pousse son cri familier. Il n’y a aucun doute, nous sommes sur la terre. Je fais battre en arrière, signaler au Vimy que nous sommes échoués. Nous n’avons ressenti aucune secousse mais le bateau est un peu à la gîte. Nous décollons très rapidement. L’Amiral, réveillé par la manœuvre des machines demande ce qui est arrivé. Nous attendons que la lumière se fasse un peu plus et nous entrons au mouillage par un calme de glace. La baie est jonchée de petites pirogues en pêche. Je reconnais le paysage que je vis pour la première fois il y a cinq ans.

JPEG - 194.5 kio

Cette sottise de navigation qui a failli nous laisser sur le banc d’entrée du port est due à la négligence. J’avais demandé 8 nœuds, de façon à arriver à 7 heures du matin. On a navigué toute la nuit sans aucune vérification de la vitesse ou de la position, pas de loch à l’eau, pas d’observation d’étoiles. On a aperçu les feux de terre à 4 heures au lieu de 6. L’officier de quart a attendu trois quart d’heure pour prévenir le commandant alors qu’il y avait doute, puisqu’on voyait deux feux au lieu d’un, etc…

Décidément, après une entente parfaite de l’Amiral et du Commandant avec l’équipage du Vimy, tout va de travers sur la Diana. En reprenant le journal du commandant on peut noter les points suivants :

24 janvier : La Diana arrive au mouillage à 11 h. Nous prenons notre dernier déjeuner sur le Vimy regrettant de quitter ce bateau sympathique.

26 janvier : Je suis debout de bonne heure et je passe une partie de la matinée à rouspéter sur la tenue de la Diana. Voilà qui a dû plaire aux officiers qui sont entièrement responsables de la tenue du bateau.

27 janvier : Mauvais déjeuner comme d’habitude. Un menu aux noms ronflants et au goût médiocre. Pour un bateau ambassadeur de la France, voilà qui n’est pas permis !

28 janvier : Un dîner infect sorti des mains de notre Vatel : un bouillon Kub, une rondelle de bonite desséchée à la sauce tomate, une côtelette de mouton ornée de pommes de terre débordantes de graisse. J’exprime assez violemment ma dissatisfaction.
Le cuistot, personnage important à bord, n’a pas dû apprécier.

29 janvier : Le charbon que nous avons embarqué à Port Soudan est mauvais, parait-il et les chauffeurs ne peuvent pas tenir la pression. Nous tournons péniblement 60 tours ce qui nous fait marcher à peine 6 nœuds. Le « parait-il » montre le doute qu’a le commandant sur la volonté des chauffeurs à travailler correctement.

Cela sent terriblement mauvais dans ma chambre : le moisi et le sale. Sans commentaires.

30 janvier : On m’apporte le point estimé de 7 h qui me montre que nous sommes très en retard et que les chauffeurs, malades, n’ont pas lutté suffisamment contre la mauvaise qualité du charbon.

Avant le dîner, double catastrophe chez l’Amiral. Marliave est allé dans l’après-midi à la bouteille et a laissé le levier de la pompe relevé. L’eau a rempli la cuvette, a débordé et a inondé la chambre. Il est étrange qu’un marin expérimenté ait négligé ce geste quotidien.

Deuxième catastrophe : Pendant le dîner on annonce qu’il y a un court-circuit chez l’Amiral.
C’est au plafond, dans la zone qui est régulièrement inondée par l’eau qui coule de l’office. Il est étonnant que la chose ne se soit pas produite plus tôt. Il suffit d’ailleurs de couper le courant pour que tout rentre dans l’ordre.

4 février : Rabaud est venu trop vite sur la gauche et nous sommes venus porter sur l’extrémité nord de Shab Hali sur un fond marqué 4m 10. Heureusement que nous sommes en hiver, que l’eau est haute, par conséquent et que nous ne sommes pas venus plus à gauche, sans quoi nous terminions là notre équipée à l’entrée des chenaux. La chance fait partie intégrante d’un bon marin, chance ou sens marin lui évitant les erreurs dans lesquelles les autres se jettent en plein.

13 février : Vers huit heures Rabaud m’annonce que la consommation d’eau de la machine est très forte et qu’il craint une fuite à la chaudière. La provision est assez réduite ce matin pour qu’on envisage immédiatement le départ de la Diana pour Perim.
Comme par hasard après deux jours d’un mouillage très désagréable et qui risquait de se prolonger  !

15 février : A l’appareillage, la Diana ne réussit pas à franchir le Vimy et est obligée de remouiller. Elle tourne sur sa chaine et nous sortons en vitesse. Mauvaise qualité de manœuvre, Moron devait être de bon poil.

18 février : Nous avons fait le pied de grue au quai pendant une demi-heure parce que l’officier de quart de la Diana avait disposé de l’embarcation destinée à l’Amiral. C’est invraisemblable.

Est-il irréaliste de penser que l’équipage ne portait pas le Commandant et l’Amiral dans leur cœur ? Cet échouage incroyable dû au non-respect des consignes aurait pu coûter cher au commandant Moron s’il avait plus mal tourné, celui-ci étant responsable en dernier ressort. Aller jusqu’à penser qu’il aurait été volontaire est sans doute exagéré…

Dès que nous sommes mouillés, deux officiers anglais montent à bord. Ils ont les mains pleines de cartes d’invitation à dîner, à danser, au club, etc… Cela nous change des politesses de nos compatriotes à Djibouti.

L’Amiral va faire sa visite au Commissioner à 8 heures. Celui-ci vient à bord à 9. Il a un magnifique plumet blanc et rouge sur son casque. C’est assez ridicule pour qu’on n’ait plus l’idée d’en rire.

Je reste à bord, cloué par un violent mal de tête. Cela m’évite la corvée d’aller au cercle dire : Yes, but, heu… à des anglais stupides. Il me suffit d’aller ce soir au dîner officiel du gouverneur.

Je repense à notre échouage de ce matin. C’est assez comique de penser qu’un bateau peut être arrivé dans un port sans s’en douter et qu’il se colle au sec en sortant, également sans s’en douter. J’ai encore dans l’oreille le cri des courlis chassés sur le banc par notre étrave. Cela et la balise à vingt mètres sur l’avant de notre beaupré.

J’oubliais de noter cet indigène venu ce matin en pirogue et qui s’était jeté à l’eau criant à tue-tête « Jété a la mé, ho ho ho, jété a la mé, ho ho ho, un sou, deux sous, vingt sous » C’était pour le moins un de nos anciens administrés de Djibouti passé chez les Britanniques. Il n’eut pas de succès d’ailleurs et compris vite qu’il était inutile qu’il continue à se fatiguer. Il remonta dans sa pirogue et fila.

Nous sommes ici au point le plus éloigné de notre croisière, puisque Berbera est exactement à la même longitude qu’Aden où nous serons après-demain matin. Il serait assez tentant de pousser plus loin vers l’Est et d’aller voir Sokotra, mais Gardapis déjà sans que cela paraisse est, si je ne me trompe à 400 milles de Berbera. Ce sera pour la prochaine croisière, si Paris nous autorise à faire le Golfe Persique.

JPEG - 41.4 kio
Berbera indiqué par la flèche rouge. National Geographic Society 1922. Wikimedia Commons.

Nous ne recevons plus la presse depuis notre arrivée à Djibouti. Avant-hier cependant, par hasard, la T.S.F. a pu la prendre. Ces communiqués sont tellement stupides qu’en la lisant nous n’avions pas le moindrement l’impression que quelque chose avait pu se passer pendant les huit jours que nous venions de vivre loin du reste du monde. Au lieu que ce soit Henriot, Paul Boncour ou Chamberlain qui parle de la nécessité du désarmement dans la sécurité et l’hypocrisie, c’était Daladier qui déclarait avoir confiance dans la renaissance du mouvement économique ou quelque foutaise analogue. Quand donc naitra sur la scène de la politique française un homme qui coupe la langue à tous ces bavards ?

JPEG - 202 kio

Diné ce soir, chez le Commissioner Major Lawrence. A peu près tous les anglais de Berbera étaient là, puisque je crois qu’il n’y en a que vingt en tout dans le patelin. Mauvaise nourriture, comme d’habitude. Commencé par une coupe d’ananas de conserve parfumés au gingembre, potage gras, une pleine assiette de poisson marmeladé avec des rondelles de betterave, de la viande froide et un entremets sans nom. Au porto, le Commissionner se lève. Il a appris le français dans sa jeunesse à Tours. Il le comprend peut-être bien, mais il le parle effroyablement. Comme j’étais à sa droite, j’avais vu dès le début du dîner qu’il avait sous son assiette un carton sur lequel il avait écrit son speech ; de temps à autre il y lançait un coup d’œil et je le sentais nerveux. Dés qu’il eut commencé, j’eus peine à ne pas rire et je dus me mordre fortement les lèvres. Le pauvre type qui voulait naïvement nous faire plaisir faisait tous ses efforts pour sortir les phrases qu’il avait préparées sur la Belle France. Au milieu, il s’arrête, bafouille et marmonne : I don’t find my words. Il se raccroche à son papier et termine tant bien que mal sa tirade. Je pousse un ouf intérieur. En tout cas, de ce que nous avons pu comprendre il est évident que cet homme voulait nous dire qu’il aimait la France, plus qu’un anglais ordinaire ne l’avoue, surtout dans une circonstance officielle.

Après le dîner, nous sommes allés au cercle pour danser. On y avait réuni toutes les femmes de l’endroit. Cinq en tout. Le musée des horreurs. J’ai immédiatement suivi au bar un vieux bonhomme qui est ici depuis 33 ans, l’homme des douanes, l’intelligence du lieu certainement et je me suis mis à jouer mal à un billard de nègre.

JPEG - 226.8 kio

Le gouverneur me disait qu’il était bien fâcheux de ne pas voir plus souvent de bâtiments de guerre à Berbera. C’est à peine si un sloop anglais y vient une fois par an et je crois que nous sommes les seuls étrangers à y venir. Il me communique son désir de faire le plus tôt possible une inspection à la frontière de la Somalie italienne, voyage qu’il voudrait faire en avion. Il n’y a d’ailleurs à peu près rien sur cette côte parce que Zeila, le seul point qui eût une certaine importance, ancien débouché des caravanes a été tué par Djibouti. C’est pour lutter contre notre port que les anglais ont fait cette route de Berbera à Djidjiga (à la frontière abyssine), qui est à leurs dires et à ceux de notre gouverneur, une route très belle.

Par contre, la piste qui la relie à Harrar serait à peu près inexistante et le voyage très pénible. L’Empereur d’Éthiopie l’a cependant fait récemment.

J’ai retrouvé à ce dîner l’un des cinq anglais, avec lesquels j’avais dîné ici il y a 4 ans. Ce dîner aux conserves et au whisky tiède, à la fin duquel, nous avions chanté « Alouette, petite alouette ». Les quatre autres, ou sont partis en retraite, ou ont été déplacés.

Que je n’oublie pas de dire que nous n’avons pas bu frais ce soir chez le gouverneur. Il possède un frigidaire, mais il est cassé. Comme à mon premier séjour on m’avait déjà dit la même chose, j’en conclus que ces pauvres gens – et des anglais – vivent ici sans glace. On comprendrait la chose pour des français.

23 février :
Température élevée. Légère brise le matin, qui tombe vers 9 h pour ne reprendre qu’à la fin de la matinée. Beaucoup d’indigènes dans l’eau. Ils ne paraissent pas travailler ; on dirait qu’ils se baignent simplement le derrière pour ne pas avoir chaud. Au bord, à la jumelle j’aperçois sur la place de la ville indigène qui donne sur la mer les allées et venues d’hommes drapés de blanc, de vert ou de tango. Au milieu d’eux ou sur le pas des portes, des tâches rouges qui sont des femmes vêtues de cotonnades.

L’Amiral est allé se promener en voiture dans le bled. Il rentre à 10 h ayant tué une gazelle, pauvre bête tirée à 30 m, la balle de mousqueton l’a traversée de la tête au derrière et encore il a fallu que l’Amiral lui tire deux balles dans le corps pour l’achever. Il était un peu dégouté. Je l’aurai été encore plus et c’est un peu parce que je n’aurai pas le courage de tuer de si jolis animaux que je n’ai pas voulu l’accompagner.

Cocktail à bord à 11 h. Les dix-neuf anglais de Berbera étaient là, femmes comprises. Femmes, si l’on peut dire. Cinq poules ignobles de bordel de bas étage. Je n’ai pas insisté et après le good morning, je suis redescendu écrire chez moi.

Déjeuner sur la Diane du Commissioner et de cinq de ses collaborateurs. J’étais à nouveau à droite du Commissioner (Major Lawrence). C’est un irlandais et cela ne m’étonne pas. Il est trop communicatif pour être anglais. Très nerveux, ne connaissant pas très bien le protocole, il parait être neuf dans le métier de Political. Il a parlé, en anglais cette fois, pour répondre à un laïus fleuri de l’Amiral, en anglais également. Autant qu’on puisse croire ce que dit un british citizen il semble sincère dans son affirmation d’amitié pour notre pays.

La Diana partira l’après-midi même pour Aden.


On peut noter que le commandant comprend et parle parfaitement l’anglais. Mais il est des situations où un commandant français ne doit s’exprimer qu’en français. Le commandant aimait à raconter le moment où, montant sur un navire anglais il demanda un interprète. Un officier leva la main en disant « Je »...

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
  • Se connecter
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

2 Messages

  • Monfreid, Ghubet Karab et Berbera 21 juin 11:27, par Guéguen

    C’est toujours auusi passionnant et tellement triste de voir le comportement de certains français

    Répondre à ce message

    • Monfreid, Ghubet Karab et Berbera 21 juin 11:54, par Michel Carcenac

      Puisque je n’ai pas écrit le texte, je peux me permettre de dire que moi aussi, je le trouve passionnant, surtout quand après avoir fini le déchiffrage, je le relis. Quel dommage que je n’ai découvert ce document qu’après la mort du commandant. Nous aurions pu en discuter ensemble. La suite est tout aussi bien.

      Répondre à ce message

https://www.histoire-genealogie.com - Haut de page




https://www.histoire-genealogie.com

- Tous droits réservés © 2000-2024 histoire-genealogie -
Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Mentions légales | Conditions Générales d'utilisation | Logo | Espace privé | édité avec SPIP