Déclaration du 24 août 1744

de Jean Janvrin et Pierre verger.

 

" L'an 1744, le 24 août, à huit heures du matin, sont comparus au greffe les nommés Jean Janvrin, pilotin de Saint-Malo, et Pierre Verger, adjudant-canonnier de Lorient, tous deux réchappés du naufrage du vaisseau le Saint-Géran, lesquels ont déclaré ce qui suit :

"Que le Saint-Géran, sorti de Lorient le 24 mars, vingt-deux jours après arriva à Gorée, où l'on embarqua sur le vaisseau vingt noirs et dix négresses, tant Yolofs que Bambaras. On avait perdu dix hommes, morts pendant la traversée ; et, en arrivant en vue de l'île de France, il y avait plus de cent hommes sur les cadres. Le 17 août, on avait eu connaissance de l'île Ronde. A quatre heures après-midi, on mit à la cape sous la grand'voile, l'amure bâbord, gouvernant au sud-sud-ouest et sud-ouest ; M Longchamps de Montendre était de quart, et avait pour officier-mariniers les nommés Riba et Ambroise. Le quart changea à minuit ; M de Longchamps le remit à M. Lair, qui avait pour officier-marinier maître Tassel. Les officiers-majors s'étaient retirés dans leur chambre, il n'y avait que le dit sieur Lair sur le gaillard. A trois heures du matin, les matelots de l'avant virent qu'on allait se jeter sur les brisants ; aussitôt le sieur Lair fit arriver le navire pour virer vent-arrière, mais il était trop tard, le vaisseau toucha, et la lame, le prenant de travers, le jeta sur les récifs et dans les brisants. Au coup de talon que le navire donna, tous les officiers sortirent de leur chambre et virent sur le pont en chemise ; tout l'équipage criait miséricorde et demanda des prières pour implorer l'assistance de Dieu. Aussitôt l'aumônier chanta le Salve et l'Ave maris stella. Maître Tassel coupa les jumelles pour faire des ras, mais il n'en put venir à bout. On voulut couper le grand mât ; au premier coup de hache, il vint en bas, et entraîna avec lui le mât d'artimon, qui se cassa à plus de neuf ou dix pieds au-dessus du gaillard ; ils tombèrent l'un et l'autre sous le vent. On coupa le mât de misaine ; et tous ces mâts, qui étaient le long du bord, étaient ramenés dedans par la lame, et franchissaient tout le vaisseau. Sur les cinq heures et demie comme il n'y avait plus de ressources en restant sur le navire, le boulanger se jeta à la mer le premier, et se noya à la vue de tout le monde, ayant sur le dos un paquet de hardes, qui l'empêchait de nager. Un moment après, maître Tassel se jeta à la mer, et on le vit nager assez loin sans qu'il lui fût arrivé d'accident, ce qui encouragea les deux déposants. Le nommé Janvrin, pilotin, voyant venir un grain, et craignant que le temps ne devînt plus mauvais, se jeta à la mer avec son camarade, sur une planche qu'ils trouvèrent sous leurs mains. Dans ce moment, le sieur Belleval faisait des cris et des lamentations extraordinaires. Mademoiselle Mallet était sur le gaillard d'arrière, avec M. de Peyramont, qui ne l'abandonnait pas. Mademoiselle Caillon était sur le gaillard d'avant avec MM. De Villarmois, Gresle, Guiné et Longchamps de Montendre, qui descendit le long du bord pour se jeter à la mer, et remonta presque aussitôt pour déterminer mademoiselle Caillon à se sauver.

" Les dits déposants disent qu'ils furent longtemps entre la vie et la mort, quoique l'un et l'autre sussent nager parfaitement ; que la lame les poussait dans les brisants, et les rapportait aussitôt au large avec une violence à laquelle ils ne pouvaient pas résister ; qu'enfin ils passèrent les brisants et se trouvèrent et dans un lieu où la mer était plus tranquille, et qu'ils arrivèrent à l'île d'Ambre, après avoir été plus de cinq heures dans l'eau.

"Fait au Port-louis de l'Ile de France, en la chambre du greffe, susdits jour et an. Rédigé et dicté par nous, Antoine Nicolas Herbault, conseiller du roi au conseil supérieur de l'Ile de France, commissaire nommé à cet effet.

Signé : "Herbault et Molère."