Déclaration du 22 août 1744

de Pierre Tassel, Alain ambroise et Thomas Chardrou

 

" L'an 1744, le 22 août, sont comparus au greffe de cette île, Pierre Tassel de Lorient, bosseman ; Alain Ambroise, bosseman, et Thomas Chardrou, matelot, tous trois réchappés du naufrage du vaisseau le Saint-Géran, lesquels ont déclaré ce qui suit :

" Qu'ils étaient partis de Lorient le 24 mars ; capitaine, M. Delamarre ; Malles, premier lieutenant ; de Peyremont, second lieutenant ; Longchamps de Montendre, premier enseigne ; Lair, second enseigne et écrivain ; le chevalier Boette, enseigne surnuméraire.

" Le lundi, 17 août, à quatre heures du soir, ayant eu connaissance de l'île Ronde, on serra toutes les voiles, hors le grand hunier et la misaine. Alors M. Delamarre consulta ses officiers sur le parti qu'il y avait à prendre, la terre étant encore à six lieues, et la nuit approchant. Il était d'avis de profiter du beau clair de lune, de donner dans les îles et de venir mouiller au Tombeau. M. Malles, son second, l'en dissuada, et lui dit qu'il valait mieux mettre à la cape ; que le lendemain au jour on donnerait dans les îles. Le sieur Lair appuya ce sentiment, et dit qu'il n'y avait aucun danger à tenir la cape sous la grand'voile ; M. Delamarre leur dit :

" - Messieurs, vous êtes plus pratiques de la côte que moi ; il y a vingt ans que je suis venu ici sur le Saint-Albin ; mes idées se sont effacées, et je m'en remets à vous de la conduite du vaisseau.

"On continua d'aller à petites voiles, le cap sur l'île ronde, jusqu'à six heures et demie qu'on mit à la cape sous la grand'voile, l'amure à bâbord. A minuit, le sieur Lair prit le quart. Ledit sieur Lair vint à l'avant pour allumer sa pipe, et Pierre Tassel, ici présent qui était de quart sur le gaillard d'avant, voyant venir le sieur Lair, lui dit : " Monsieur, il me semble que nous approchions bien de la terre." Un moment après, le sieur Lair retournant sur le gaillard d'arrière, le nommé Olivier Brevenne, qui a péri dans le naufrage, dit au sieur Lair la même chose que Pierre Tassel lui avait dite ; il répondit à l'un et à l'autre :

" - Je connais la côte, ne vous embarrassez pas.

" - Sur les deux heures et demie après minuit, M Delamarre vint sur le pont, et dit au sieur Lair :

" - Nous avons couru sur ce bord, il faut mettre sur l'autre.

" Aussitôt on vira vent-arrière, et, comme on était prêt d'amurer la grand'voile à tribord, le devant du navire toucha. La lame, qui était grosse, prit le navire en travers et le poussa sur les récifs ; pierre Tassel, dans le moment cria :

" - Nous sommes perdus ! Et sonna la cloche.

" Tout le monde monta sur le pont, à l'exception de plus de cent hommes qui étaient sur les cadres, si malades, qu'ils ne purent se lever. Pierre Tassel fut retrouver M Delamarre, et lui demanda s'il jugeait pas à propos de couper les saisines des trois bateaux, et de parer les caliornes pour les dehors ; et aussitôt que le sieur Delamarre le lui eut permis, le dit Tassel, à l'aide du patron de chaloupe, coupa les saisines des bateaux ; et, comme ils étaient prêts à crocher les palans sur les bateaux, le grand mât vint en bas du côté tribord. Dans le même instant, MM Delamarre et Malles voulurent faire couper le mât d'artimon pour soulager le navire, mais il se cassa et vint à bas sous le vent. M. Delamarre envoya le charpentier couper les haubans au vent du mât de misaine, et aussitôt que les haubans furent coupés, ce mât cassa et tomba à la mer sous le vent. La lame, qui était extrêmement grosse, ramenait tous ces mâts dans le vaisseau, fracassait les bateaux et le tribord du navire ; un moment après, la quille se rompit dans son milieu, qui apparemment était sur un creux, dans lequel la quille s'enfonça, et fit relever les deux extrémités du vaisseau.

" M Delamarre fit donner en ce moment la bénédiction et l'absolution générale par l'aumônier, qui chanta le Salve Regina et l'Ave maris stella. Tout le monde s'embrassait et se demandait pardon les uns les autres. Pierre Tassel demanda à M Delamarre s'il jugeait à propos de faire couper les jumelles pour servir à sauver le monde ; et, sur la permission qu'il lui donna, il les coupa en deux. Pierre Tassel proposa à M de Belleval de se sauver avec lui sur un morceau de la lisse ; mais ce sieur Belleval n'eut pas le courage de la suivre. Un moment après, Pierre Tassel vit environ quarante personnes se jeter à la mer à son exemple, mais elles périrent presque toutes. Il s'était jeté à la mer sur les six heures du matin, et arriva à l'île d'Ambre sur les onze heures ; de moment en moment, il vit arriver ceux de ses camarades qui s'étaient sauvés. Le premier pilote et une négresse de Guinée arrivèrent au même endroit sur une courbe du navire. Tassel leur donna deux coups de vin d'une barrique qui se trouvait au plein et qu'il défonça. Une heure après, il les trouva morts l'un et l'autre. Après être restés deux jours sur l'île d'Ambre, dans l'espérance d'y voir arriver quelques personnes réchappées du naufrage, et ne voyant pas d'apparence après ce temps qu'il pût venir encore quelqu'un, les trois déposants ci-dessus prirent le parti de se mettre sur la jumelle pour regagner la grande terre, laissant six de leurs camarades sur l'île d'Ambre. Effectivement, leur projet réussit ; ils arrivèrent au poste des chasseurs, à la mare des Flamands. Aussitôt les chasseurs leurs firent du bouillon ; et, sur ce qu'ils leur dirent qu'il y avait six de leurs camarades sur l'île d'Ambre, Lavenant, soldat-chasseur, chargea ses camarades de cerf et de riz, et alla avec eux porter des secours et de la nourriture à ceux qui étaient à l'île d'Ambre. L'endroit où le vaisseau est échoué est à plus d'une lieue de la grande terre, et à la même distance de l'île d'Ambre. "

 

Signé : "Herbault et Molère."