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Faut-il un kiosque de nécessité pour les baigneurs de Bénodet ?

Le jeudi 4 février 2016, par Pierrick Chuto

Qu’auraient pensé aujourd’hui les amoureux du patrimoine et des vieilles pierres s’ils avaient eu la désagréable surprise de voir des toilettes publiques jouxtant la belle église Saint-Thomas à Bénodet (Finistère) ?
C’est pourtant ce qui a failli arriver à la veille de la première guerre mondiale.

Le sourire aux lèvres et la bouche en cœur

Le lundi 15 décembre 1913, Marie-Louise Lagadec, née d’hier, hurle quand Louis Tanguy, recteur de la paroisse de Bénodet, verse de l’eau bénite sur son front. Alain, le parrain, et Marie-Louise, la marraine, tentent de calmer l’enfant, mais rien n’y fait, et les quelques personnes présentes ont hâte de quitter cette église sombre et glaciale. L’officiant semble préoccupé et c’est machinalement qu’il accomplit les gestes du baptême. La cérémonie terminée, après avoir pris rapidement congé de la famille Lagadec, l’abbé se dirige vers la maison de Pierre Furic, qui tient un commerce d’épicerie-mercerie, à l’ombre de l’église Saint-Thomas.

Visiblement courroucés, les deux hommes parlent si fort que Jeanne-Marie, épouse Furic, leur demande de poursuivre leur discussion dans l’arrière-boutique. Il n’est pas utile que les clientes entendent toutes les critiques formulées envers une tierce personne, d’autant qu’il s‘agit de monsieur le maire, un homme comme il faut, un banquier parisien qui a épousé une demoiselle Alavoine, riche héritière quimpéroise.

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Maurice Bouilloux-Lafont (1875-1937)

Que reprochent-ils à ce républicain de gauche qui n’affiche pourtant pas d’idées anticléricales ? Ce n’était pas le cas de Noël Nédélec, l’un de ses prédécesseurs à la tête de la municipalité, qui eut la délicate mission d’expulser les sœurs de Kermaria [1], après la laïcisation de l’école des filles en 1904. Selon les journaux catholiques, ce serviteur servile devant le préfet s’acquitta de cette tâche, le sourire aux lèvres et la bouche en cœur, provoquant l’indignation des Bénodetois. En 1907, il participa aussi activement à l’expulsion par cinquante gendarmes des deux malheureux prêtres qui occupaient le presbytère. Choquée, la population le conspua aux cris de À bas, le maire ! À l’eau ! À l’eau ! [2]

Le 9 mai 1912, Maurice Bouilloux-Lafont, inconnu dans la région peu de temps auparavant, s’est fait aisément élire à la suite de Joseph Sautejeau qui, pendant son mandat, a tenté de ramener un peu de sérénité dans le bourg en acceptant de louer quatre-vingts francs par an le presbytère au nouveau recteur, Yves Laviec. Depuis, le banquier, qui ne cache pas ses ambitions politiques au niveau départemental, délègue beaucoup à son adjoint, François Le Clinche, restaurateur.

Il se montre volontiers généreux et n’hésite pas, par exemple, à donner cinq cents francs au bureau de bienfaisance récemment ouvert sur la commune. Usant de ses relations au ministère, il ne ménage pas sa peine pour faire classer à l’inventaire des monuments historiques la charmante chapelle de Perguet sur la route de Fouesnant. Alors, pourquoi le recteur et l’épicier en veulent-ils à ce maire que beaucoup de catholiques aimeraient voir à la tête de leur propre commune ?

Formalités accessoires pour le cabinet d’aisance

L’histoire commence en mars de cette année 1913, lorsque M. Bouilloux-Lafont, soucieux de plaire aux touristes aisés qui sont de plus en plus nombreux à fréquenter les plages de sable fin, décide de faire construire un kiosque de nécessité. L’intention est louable, même si beaucoup de ses administrés estiment qu’il serait plus urgent de créer au bourg une deuxième pompe d’eau potable.

Pour des raisons d’économie, il importe de trouver un endroit proche de la rivière pour que les marées se chargent de l’évacuation des matières. Consultés, plusieurs propriétaires refusent de céder une parcelle de terrain pour l’installation dudit kiosque, appelé aussi cabinet d’aisance. Le 24 mars, jugeant qu’il y a urgence, le maire expose au conseil que l’emplacement idéal se trouve dans l’enclos de l’ancien cimetière, entre l’église et la maison Furic.

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À droite de l’image, enclos de l’ancien cimetière, accolé à l’église Saint-Thomas ((Bénodet)

Le devis s’élevant à trois mille cinq cents francs, M. Bouilloux-Lafont propose de faire un don de mille francs pour soulager la trésorerie communale. Les conseillers votent d’une seule voix le projet et chargent le maire de s’occuper des formalités accessoires. L’un d’entre eux lui suggérant d’en aviser le recteur, M. Bouilloux-Lafont rétorque qu’il ira évidemment le voir. A-t-il peur d’une confrontation avec M. Tanguy, ou pris par ses obligations, oublie-t-il sa promesse ? Pierre Furic, prévenu (par qui ?) que des cabinets publics vont prochainement être adossés à sa maison, en informe aussitôt le prêtre. Celui-ci, dont chacun se plaît pourtant à évoquer la grande sérénité, l’esprit de paix et de prière [3], s’emporte violemment. Dans son précédent poste à Collorec, il a dû lutter pour bâtir une école chrétienne. À Bénodet, avec l’aide de son voisin Furic, tout aussi déterminé que lui, il est bien décidé à employer toute son énergie pour contrer le projet du maire. Les mois passent et chacun croit le dossier oublié, lorsqu’il réapparaît soudain en décembre. MM. Tanguy et Furic se décident à adresser chacun une lettre à la mairie avec leurs arguments. Dans sa missive de protestation, le recteur développe ses points de désaccord.

En majorité des baigneurs

Tout d’abord, l’installation de vastes cabinets d’aisance au nord-ouest de l’église empêcherait de l’agrandir, alors qu’elle s’avère bien trop petite pendant les mois d’août et septembre quand il n’y a que deux messes le dimanche. De santé précaire, le recteur ne peut s’engager à continuer à proposer une troisième messe à huit heures. Il serait pourtant facile et peu coûteux de faire occuper par les fidèles, en majorité des baigneurs, le transept qui sert actuellement de sacristie et d’en construire une nouvelle qui soit digne de ce nom. M. Tanguy sait pertinemment que l’édifice, considérablement agrandi en 1887, ne sera pas modifié de sitôt [4].

Il développe ensuite le point qui lui paraît le plus important. Chaque premier dimanche du mois, après la grand-messe, une procession fait le tour de l’église avant de défiler dans quelques rues et de redescendre jusqu’au port. Derrière la croix, le recteur et son vicaire, marchent une majorité de femmes et d’enfants du catéchisme. N’y a-t-il pas lieu de craindre que des personnes en posture indécente ne scandalisent ou ne provoquent des réflexions et des distractions que l’on doit écarter autant que possible des exercices religieux ? M. Tanguy écrit au vicaire général de l’évêché que si monsieur le maire fait mine de ne pas comprendre, il n’hésitera pas à critiquer ce projet du haut de la chaire, au nom des intérêts des fidèles. De plus, sa protestation écrite restera dans les archives paroissiales.

Le recteur s’interroge aussi sur les problèmes d’hygiène, les odeurs, et les dégradations qui pourraient être causées par tous ceux qui, fortement alcoolisés, sortent des salles de bal ou des débits de boissons du bourg.

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Procession, rue de l’église (Bénodet).

Au conseil du 15 mars 1914, M. Bouilloux-Lafont affirme que M. Tanguy s’est rendu aux arguments de l’assemblée et qu’il se contente de protester pour la forme. Le chantier est confié à la société Larivière de Quimper dont le devis est le plus avantageux. Le samedi 30 mai, le recteur accompagne le maire à côté de la sacristie et du terrain de trois mètres sur trois, destiné à l’édification du kiosque de nécessité. Celui-ci sera séparé du chemin de la procession par un mur assez élevé. En partie rassuré, M. Tanguy réitère cependant ses objections. Ne pourrait-on pas construire les cabinets dans le jardin du Grand Hôtel, appartenant au marquis de Cheffontaines ? Même si ce dernier accepte de céder un terrain à un prix raisonnable, le maire refuse de faire une démarche auprès de cet adversaire politique. Si un de ses conseillers veut bien s’en charger, pourquoi pas, mais pour l’édile le meilleur emplacement est celui qui est choisi depuis le début. Il reconnaît avoir pensé à un emplacement sur le quai, mais cela l’enlaidirait et l’administration des Ponts et Chaussées s’y opposerait sûrement.

L’inconvenance d’un tel voisinage

Ainsi donc, le maire craint pour l’esthétique du quai, mais pas pour l’église ! Ces propos surprennent le recteur qui se rend compte que tout est perdu. Il écrit au vicaire général qu’il ne sait plus que faire. Faut-il adresser un courrier de protestation à monsieur le préfet ? Peut-il dénoncer du haut de la chaire l’inconvenance de ce voisinage de cabinets publics, sans irriter le maire ? Celui-ci pourrait se venger et revenir sur son autorisation de remplacer la cloche fêlée. Sans les généreuses oboles de Mme Alavoine, belle-mère de M. Bouilloux-Lafont, la paroisse ne pourra pas en acquérir une nouvelle, car les offrandes des paroissiens et les dons des baigneurs ne suffiront pas. Monsieur le maire a aussi dit qu’il ne désespère pas de faire classer la chapelle de Perguet, bien qu’il ait échoué une première fois [5].

L’évêché répond qu’il faut adresser une protestation officielle et avertir les paroissiens. Que fait alors le recteur ? En raison de la destruction des archives paroissiales, il est impossible de répondre à cette question. En août 1914, les rares touristes présents sur les plages se passent, une année encore, de toilettes et M. Bouilloux-Lafont, sous-lieutenant d’état-major, part au front, tandis que monsieur le recteur ne tarde pas à enterrer les premiers soldats tués au combat.

Ce n’est que le 30 décembre 1923, que M. Bouilloux-Lafont, réélu maire en 1919, informe les conseillers municipaux qu’en vue de construire un water-closets-urinoir, il a adressé aux Ponts et Chaussées la demande de cession d’une parcelle de terrain sur le quai, à l’emplacement de la petite cale inutilisée. L’affaire n’aboutit pas, car le 29 mai 1924, on reparle d’un WC ou à défaut d’un urinoir à édifier sur la place de l’église ou dans tout autre endroit du bourg.

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Le quai et l’église (Bénodet)

Le 1er mars 1925, les conseillers opiniâtres débattent d’un nouveau projet d’édicule comprenant deux cabinets à la turque. Il est envisagé de l’installer près du lavoir sur la petite place. Des élus font justement remarquer au maire que des femmes peuvent éprouver une nécessité de se servir de cet édifice. Il serait donc judicieux de munir d’un siège l’un des cabinets.

Tombés au champ d’honneur

M. Tanguy, qui veille toujours avec bonté et fermeté sur ses paroissiens, suit cette affaire de très loin et peu lui importe aujourd’hui l’emplacement qui sera choisi. Il sait que le projet qui l’a tellement contrarié est définitivement abandonné. À l’emplacement précis où, en 1913, M. Bouilloux-Lafont voulait construire le fameux kiosque de nécessité, le dimanche 16 décembre 1923, après la messe, tous les notables du canton sont venus inaugurer le monument aux morts et monsieur le curé de Fouesnant a prononcé un beau sermon en breton en l’honneur des soixante-seize enfants de Bénodet tombés au champ d’honneur. Voilà un voisinage auquel Monsieur le recteur ne pouvait s’opposer !

Épilogue

En 1932, après vingt ans d’un fructueux ministère à Bénodet, Louis Tanguy est nommé aumônier du sanatorium de Santec (Finistère), puis de Roscoff. Il meurt en 1944, à l’âge de 78 ans, après avoir laissé partout une réputation de sainteté qui a gagné tous les cœurs [6].

Maurice Bouilloux-Lafont, député du Finistère de 1914 à 1932, devient ensuite ministre d’État de la principauté de Monaco. Il est constamment réélu maire de Bénodet jusqu’à son décès en 1937, à l’âge de 62 ans.

Aujourd’hui, les nombreux estivants qui fréquentent Bénodet ont à leur disposition des W.C publics, en face de ce qui fut le Grand-Hôtel, et à vingt mètres du porche de l’église Saint-Thomas, patron des architectes, plus enclins à construire des cathédrales que des kiosques de nécessité !

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La plage (Bénodet)

Sources :

  • Archives de l’évêché de Quimper et de Léon : 1 P 6.
  • Registre des délibérations du conseil municipal de Bénodet.
  • Journaux : La Semaine religieuse de Quimper et de Léon (1944), L’Action libérale de Quimper (1904), L’Indépendant du Sud-Finistère (1907).
    Association Foen Izella. Album Spécial Bénodet.

IIIe République et Taolennoù, Cléricaux contre laïcs en Basse-Bretagne

Tous les détails sur le site de l’auteur : http://www.chuto.fr/


[1La maison-mère de la congrégation des Filles de Jésus se trouve à Kermaria (Morbihan).

[2"L’indépendant du Sud-Finistère".

[3Nécrologie de Louis Tanguy dans "La Semaine religieuse". Année 1944.

[4La nef et les bas-côtés ont été entièrement reconstruits de 1873 à 1887.

[5Le 18 avril 1916, la chapelle est classée à l’inventaire des monuments historiques.

[6Nécrologie de Louis Tanguy dans "La Semaine religieuse". Année 1944.

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