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La pathétique histoire de Lichou-Beurre, l’enfant trouvé devenu mendiant (1805-1880)

Le jeudi 19 février 2015, par Pierrick Chuto

La lecture des vieux journaux permet parfois de découvrir de petites perles. Ainsi, je pensais avoir presque tout dit sur les enfants trouvés de l’hospice de Quimper dans Les exposés de Creac’h-Euzen. Grossière erreur !
Je n’y ai consacré que deux petites lignes à Guillaume-Georges Adolphe, ignorant son surnom de Lichou-Beurre et sa vie chaotique.
Cet article est une façon de me faire pardonner.

De très bonne heure, ce samedi 17 janvier 1880, Lichou-Beurre doit se frayer un chemin au milieu de la marée humaine qui se dirige vers la place du marché aux bestiaux à Quimper. Les campagnards des communes proches y accourent chaque semaine pour proposer à la vente leur bétail et le produit de leur courtil [1]. Les débits de boissons et autres auberges qui entourent la place sont déjà bondés, en raison d’une bise glaciale.

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Mendiant breton

Lichou-beurre n’en a cure. Ses oripeaux laissent passer le froid, mais il a connu bien pire et, pour rien au monde, il ne veut rater l’affluence de la place Saint-Corentin en ce jour de marché. C’est pourquoi, malgré le poids de ses soixante-quatorze ans, il dévale comme un jeune homme la rue Royale [2] sans même un regard pour l’atelier où, jadis en 1822, Thomas Scotet a tenté de lui apprendre le métier de tisserand.

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Quimper. Rue Royale, ex rue Obscure

Un inextricable enchevêtrement de marchands, de badauds et de chars-à-bancs empêche notre homme de se diriger vers la cathédrale, à l’ombre de laquelle se tient le marché aux tissus, mercerie et rouennerie [3]. Qu’importe, il rejoint un autre de ses endroits favoris, situé entre le nouveau musée et l’hôtel de ville. De suite, de nombreux écoliers viennent à la rencontre de ce personnage original, dépenaillé et sale à faire peur. Il est tellement drôle quand, au prix de contorsions insensées, en échange d’une pièce de cinq centimes, il met son nez dans sa bouche ! Pour les plus sceptiques, il est bien dommage qu’un photographe n’ait pas immortalisé la scène.

Quelques femmes, Borledenn [4] et Fouesnantaises, délaissant le marché aux poteries, s’approchent aussi du vieux mendiant pour l’entendre une fois de plus narrer sa vie. D’une voix parfois peu audible, Lichou-Beurre raconte qu’il descend d’une grande famille noble quimpéroise. Les badauds incrédules le traitent de fou, de simple d’esprit. Bien qu’il ne soit que dix heures du matin, Lichou a déjà dû trop fréquenter les cabarets.

Mais non, le petit homme s’énerve et jure qu’il dit vrai. Il supplie qu’on le laisse poursuivre. Le jour de sa naissance en décembre 1805, séparé de sa génitrice, il est exposé au tour de l’hospice de Creac’h-Euzen, sur la colline du même nom. Pourquoi ce rejet, pourquoi cette déclaration dès le lendemain à l’hôtel de ville d’un enfant trouvé, né de père et mère inconnus, à qui les religieuses hospitalières de Sainte-Catherine donnent trois prénoms, le dernier servant de patronyme, suivant l’usage de l’époque ? Le ton est de plus en plus faible quand le vieillard, une larme à l’œil, égrène ses trois prénoms, mais jamais dans le même ordre : Guillaume-Georges-Adolphe. Il ne semble pas aimer ce dernier qui pourtant est son nom, et lors des recensements, il déclare s’appeler parfois Georges, parfois Guillaume, mais jamais Adolphe.

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Registre de l’état civil de Quimper. 13 frimaire an XIV (4 décembre 1805)
Sur la déclaration faite par monsieur Jean-Baptiste Decamps, docteur-médecin.
Témoins : Louis-Claude-Marie Feilla, secrétaire en chef de la mairie de Quimper et Thomas Bernard, avocat. Signent également : le sieur Gestin et Jeannette Castellan.

Les spectateurs ne regrettent pas d’être venus l’écouter quand il raconte que cinq personnes de qualité ont signé le registre des naissances à la mairie. Certains s’esclaffent si fort qu’ils n’entendent pas la suite du récit : Guillaume, une fois baptisé dans la chapelle de l’hospice, et examiné par Corentin Vinoc, médecin chef à Creac’h-Euzen et maire de Quimper, est placé en nourrice chez les époux Le Du à Édern, puis chez Jacques Tréfles et femme à Plonéis, deux couples de journaliers qui, pour la modique somme de cinq francs par mois [5], s’engagent à s’en occuper comme s’il était leur propre enfant.

Lichou-Beurre est peu disert sur cette période. Tout juste se souvient-il des journées entières passées au grand air, à travailler dans le champ ou à garder l’unique vache, loin de l’humidité ambiante du malheureux penty [6]. À l’âge de douze ans, les nourriciers ne pouvant pas le garder gratuitement [7], il découvre la cour sinistre de l’hospice, entourée de hauts murs. Après quelques mois passés à travailler dans l’immense ferme de Creac’h-Euzen pour nourrir les deux cents pensionnaires [8], il mécontente différents patrons quimpérois qui s’en débarrassent bien vite, avant que le sieur Scotet, tisserand, accepte de le prendre comme apprenti. Guillaume, alias Adolphe, dit n’en garder aucun souvenir.

Quand il est convoqué pour passer le conseil de révision avec les conscrits de la classe 1825, il est infirmier à l’hospice. Le personnel y est en nombre insuffisant et les tâches sont fort pénibles. Il s’occupe entre autres des militaires et des marins malades qui enjolivent leurs faits d’armes et leurs campagnes à l’étranger. Ils lui donnent envie de quitter Creac’h-Euzen et de découvrir de nouveaux paysages. C’est pourquoi il est fort déçu quand, au tirage au sort, le numéro 153 lui est attribué. L’armée ne veut pas de lui.

À ce moment, Lichou-Beurre s’arrête de parler et propose en échange d’une pièce de cinq centimes de dire le Pater en cinq langues. En latin, français et breton, l’exercice est correct, mais ensuite, le mendiant marmonne quelques mots dans de curieux dialectes qui écorchent les oreilles. Il assure qu’il a appris plusieurs langues étrangères à l’armée. Lesquelles ? Il ne le sait plus !

L’homme est fatigué, les images se troublent dans son esprit, mais à la demande générale, il continue cependant son récit. C’est ainsi, raconte-t-il, que, mécontent de devoir rester travailler à l’hospice, il accepte, moyennant finances, de remplacer un conscrit qui a tiré un petit numéro et qui ne veut pas quitter sa belle et son métier, d’autant que le service militaire vient d’être porté à huit ans.

En échange d’un franc et d’une tournée dans le cabaret voisin, Lichou-Beurre propose de raconter ses campagnes au sein du 52e régiment d’infanterie de ligne. Sa proposition ne trouve aucun écho dans l’assistance, car tous savent que l’ancien soldat n’a aucun souvenir de cette période de sa vie. A-t-il prolongé son engagement de deux ou de quatre ans ? A-t-il travaillé honnêtement à son retour à Quimper ? Quand a-t-il décidé de vivre en tendant la main ?

Ces questions fatiguent le vieillard qui, las d’attendre une petite piécette, décide d’aller boire une chopine. Après un petit salut amical à la statue de ce bon docteur Laennec [9] qui surveille la place Saint-Corentin depuis 1868, il entre chez François Jean, débitant de boissons, où il a depuis longtemps ses habitudes.

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Quimper. Cathédrale Saint-Corentin

En effet, en 1851, il habite à deux pas, rue de l’Équerre, devenue par la suite rue de la Mairie, où en 1856, déclaré comme mendiant, il loge au n° 5 en même temps que dix autres personnes, dont une sœur de l’ordre de Saint Dominique et la veuve Cosmao, une autre mendiante.

Cinq ans plus tard, il n’est pas recensé. Excédé d’être toujours pourchassé par la police sous le motif futile qu’il préfère exploiter la charité publique plutôt que de travailler, il est peut-être parti dans une autre commune où l’on fera cas de ses nobles origines. En 1866, à 61 ans, sans profession, il habite au deuxième étage du 9, rue de la Providence, une des voies les plus misérables de Quimper. Cinq ans plus tard, recensé à la même adresse, l’homme est fripier. Il a non seulement grimpé dans l’échelle sociale, mais aussi d’un étage ! Doté sans doute d’un bon cœur, il accueille dans son galetas Françoise Rousseau, fille soumise [10], âgée de 30 ans. Il en a 66 ! Parle-t-il aussi avec son voisin Alexandre Arion, scieur de long, enfant trouvé, exposé lui aussi au tour de l’hospice de Creac’h-Euzen en 1819 ?

En ce samedi 17 janvier 1880, la nuit tombe, la place se vide et les chalands commencent à quitter Quimper sous une petite pluie froide. Après avoir avalé une soupe, et bu quelques chopines de trop chez Joseph Merlin et Guillaume Hascoet, deux limonadiers, Lichou-Beurre achète des gâteaux à une marchande ambulante. Le mendiant en est très friand, d’où le surnom dont il est affublé depuis bien longtemps
 [11].

Le voyant épuisé, un cultivateur de Kerfeunteun le charge dans sa charrette et le conduit jusqu’au bourg de cette commune limitrophe de Quimper où Lichou-Beurre habite désormais. Comme il est incapable de faire le moindre pas, sa voisine, Marie-Louise Jaouen, femme Le Clech, le couche. Il ne se relèvera pas et délire pendant près d’une semaine. Cependant, dans un moment de lucidité, il dit à Fiacre Le Clech, tailleur d‘habits, qu’il souhaite un enterrement digne de ses origines nobles. Cent cinquante francs de cierges devront être brulés lors de ses obsèques.

Le dimanche 25 janvier 1880, Guillaume Bolloré, recteur de la petite église de Kerfeunteun, illuminée de mille feux, exécute les dernières volontés de Guillaume-Georges Adolphe [12], 74 ans, sans profession [13], avant de le conduire à sa dernière demeure au cimetière Saint-Louis, place du marché aux bestiaux à Quimper.

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Église de Kerfeunteun (Environs de Quimper)

Dans son édition du 28 janvier, Le Finistère consacre un article à un vieux mendiant que tout Quimper connaissait sous le nom de Lichou-Beurre. Le journaliste termine ainsi son article : Cet original toujours dépenaillé et sale à faire peur, laisse, nous assure-t-on, une fortune de six ou sept mille francs qu’il a sans doute amassée sou par sou, à exercer le métier singulier mais malpropre que nous avons dit.

Qui pourra nous renseigner un jour sur les véritables origines de cet homme ? Lors de mes recherches sur les enfants trouvés, exposés à l’hospice de Creac’h-Euzen, j’ai toujours écarté les belles légendes familiales, mais pour cet individu, la déclaration de naissance à l’état civil, signée par cinq personnes dites de qualité, est troublante. Dans l’immense majorité des 3816 enfants déclarés entre 1803 et 1861, le commis aux entrées de l’hospice et une nourrice sèche faisaient amplement l’affaire ! Il est aussi fort probable que l’enfant n’a pas été vraiment exposé anonymement, mais confié aux sœurs de l’hospice par le médecin qui a accouché la mère ou par une sage-femme.

Il est temps maintenant de laisser Guillaume-Georges Adolphe, dit Lichou-Beurre, reposer en paix. Au Paradis, il a enfin retrouvé ses parents. Espérons qu’il n’est pas déçu !

Pierrick Chuto est l’auteur de :

Les exposés de Crea’ch-Euzen - Les enfants trouvés de l’hospice de Quimper au XIXe siècle.

Tous les détails : préfaces, introduction, carte des communes nourricières sur le site de l’auteur : http://www.chuto.fr/


[1Petit jardin clos de murs ou de haies attenant à une maison de paysan.

[2En 1822, c’était la rue Obscure ; elle est devenue Royale, Impériale, Nationale suivant les régimes, avant d’être rebaptisée rue Élie Fréron en 1911.

[3Toiles de coton peintes, fabriquées à l’origine à Rouen.

[4Les Quimpéroises sont appelées Borledenn, du nom de la coiffe qu’elles arborent avec fierté.

[5Un ouvrier gagnait un franc par jour.

[6Petite maison basse constituée le plus souvent d’une seule pièce et concédée temporairement par le maître à un aide-cultivateur.

[7L’administration ne versait plus de pension aux nourriciers qui souhaitaient garder l’enfant de l’hospice après l’âge de 12 ans. C’est pourquoi il était assez souvent rendu, à charge pour l’inspecteur des enfants trouvés de lui trouver un nouveau logis.

[8L’hospice civil et militaire de Creac’h-Euzen accueillait les malades, les vieillards, les militaires, les marins et les prisonniers malades, sans oublier les enfants trouvés pour qui les sœurs n’avaient pas trouvé de parents nourriciers.

[9L’inventeur du diagnostic médical par l’auscultation est né à Quimper en 1781.

[10Femme qui se livre à la prostitution et au vagabondage.

[11Lichou =gourmand. Qui aime les lichouseries.

[12Il retrouve enfin son vrai patronyme : Adolphe.

[13Au recensement de Kerfeunteun en 1876, il est déclaré rentier, et une main a ajouté en marge : dit Lichou-Beurre.

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